Les Masques Arrachés, Histoire Secrete Des Révolutions Et ... Tome I & II - J.le Sueur

You might also like

Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 464

Over dit boek

Dit is een digitale kopie van een boek dat al generaties lang op bibliotheekplanken heeft gestaan, maar nu zorgvuldig is gescand door Google. Dat
doen we omdat we alle boeken ter wereld online beschikbaar willen maken.
Dit boek is zo oud dat het auteursrecht erop is verlopen, zodat het boek nu deel uitmaakt van het publieke domein. Een boek dat tot het publieke
domein behoort, is een boek dat nooit onder het auteursrecht is gevallen, of waarvan de wettelijke auteursrechttermijn is verlopen. Het kan per land
verschillen of een boek tot het publieke domein behoort. Boeken in het publieke domein zijn een stem uit het verleden. Ze vormen een bron van
geschiedenis, cultuur en kennis die anders moeilijk te verkrijgen zou zijn.
Aantekeningen, opmerkingen en andere kanttekeningen die in het origineel stonden, worden weergegeven in dit bestand, als herinnering aan de
lange reis die het boek heeft gemaakt van uitgever naar bibliotheek, en uiteindelijk naar u.

Richtlijnen voor gebruik

Google werkt samen met bibliotheken om materiaal uit het publieke domein te digitaliseren, zodat het voor iedereen beschikbaar wordt. Boeken
uit het publieke domein behoren toe aan het publiek; wij bewaren ze alleen. Dit is echter een kostbaar proces. Om deze dienst te kunnen blijven
leveren, hebben we maatregelen genomen om misbruik door commerciële partijen te voorkomen, zoals het plaatsen van technische beperkingen op
automatisch zoeken.
Verder vragen we u het volgende:

+ Gebruik de bestanden alleen voor niet-commerciële doeleinden We hebben Zoeken naar boeken met Google ontworpen voor gebruik door
individuen. We vragen u deze bestanden alleen te gebruiken voor persoonlijke en niet-commerciële doeleinden.
+ Voer geen geautomatiseerde zoekopdrachten uit Stuur geen geautomatiseerde zoekopdrachten naar het systeem van Google. Als u onderzoek
doet naar computervertalingen, optische tekenherkenning of andere wetenschapsgebieden waarbij u toegang nodig heeft tot grote hoeveelhe-
den tekst, kunt u contact met ons opnemen. We raden u aan hiervoor materiaal uit het publieke domein te gebruiken, en kunnen u misschien
hiermee van dienst zijn.
+ Laat de eigendomsverklaring staan Het “watermerk” van Google dat u onder aan elk bestand ziet, dient om mensen informatie over het
project te geven, en ze te helpen extra materiaal te vinden met Zoeken naar boeken met Google. Verwijder dit watermerk niet.
+ Houd u aan de wet Wat u ook doet, houd er rekening mee dat u er zelf verantwoordelijk voor bent dat alles wat u doet legaal is. U kunt er
niet van uitgaan dat wanneer een werk beschikbaar lijkt te zijn voor het publieke domein in de Verenigde Staten, het ook publiek domein is
voor gebruikers in andere landen. Of er nog auteursrecht op een boek rust, verschilt per land. We kunnen u niet vertellen wat u in uw geval
met een bepaald boek mag doen. Neem niet zomaar aan dat u een boek overal ter wereld op allerlei manieren kunt gebruiken, wanneer het
eenmaal in Zoeken naar boeken met Google staat. De wettelijke aansprakelijkheid voor auteursrechten is behoorlijk streng.

Informatie over Zoeken naar boeken met Google

Het doel van Google is om alle informatie wereldwijd toegankelijk en bruikbaar te maken. Zoeken naar boeken met Google helpt lezers boeken uit
allerlei landen te ontdekken, en helpt auteurs en uitgevers om een nieuw leespubliek te bereiken. U kunt de volledige tekst van dit boek doorzoeken
op het web via http://books.google.com
A propos de ce livre

Ceci est une copie numérique d’un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d’une bibliothèque avant d’être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d’un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l’ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n’est plus protégé par la loi sur les droits d’auteur et appartient à présent au domaine public. L’expression
“appartenir au domaine public” signifie que le livre en question n’a jamais été soumis aux droits d’auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu’un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d’un pays à l’autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l’ouvrage depuis la maison d’édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.

Consignes d’utilisation

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s’agit toutefois d’un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l’usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d’utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N’envoyez aucune requête automatisée quelle qu’elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d’importantes quantités de texte, n’hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l’utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l’attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d’accéder à davantage de documents par l’intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l’utilisation que vous comptez faire des fichiers, n’oubliez pas qu’il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n’en déduisez pas pour autant qu’il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d’auteur d’un livre varie d’un pays à l’autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l’utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l’est pas. Ne croyez pas que le simple fait d’afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d’auteur peut être sévère.

À propos du service Google Recherche de Livres

En favorisant la recherche et l’accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le frano̧ais, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l’adresse http://books.google.com
: x r 5,:
#
-

,-/

# f^ |
1
-N
$. -

Nº,t

# | UNIvERsITEITsBIBLIoTHEEK GENT #
-

|||||||||||||""
H 27/4
· L E S

MASQUES ARRACHÉS,
HISTO I R E S E C R E T E
DEs RÉvoLUTIoNs ET coNTRE-RÉvo
LUTIONS DU BRABANT ET DE LIEGE,
Contenant les vies privées de Vander
Noot , Van Eupen, le Cardinal de
1Malines, la Pineau , l'Evêque d'An
vers, Madame Cognau, & autres
perſonnages fameux.
Jacques le Sueur ,
Par

· Eſpion honoraire de la police de Paris


& ci devant employé du miniſtere
de France en qualité de clairvoyant
dans les Pays-Bas autrichiens.
NO UV E L L E É D IT IO N,
Revue, corrigée & augmentée de deux rapport*
* T O M E P R E M I E R.
-

•.
«xxxxxxx…. º,'º,'º,'º,'º,'º,)º
P R E F A C E
JD E L ' A U T E U R.

Je me ſuis fait auteur quoique ce ne


fût pas mon métier, & que je n'euſſe
jamais été au collége. Comme on parle
ſans avoir étudié, il me ſemblait qu'on
pouvait écrire de même ; d'ailleurs j'avais
fi ſouvent entendu dire que ce n'étaient
pas les hommes les plus ſavans qui fai
ſaient les meilleurs livres, que je me ha
ſardai auſſi à en faire un. Il a réuſſi au delà
de mes eſpérances , puiſque malgré deux
contrefactions , mon Imprimeur m'annon
ee que ſon édition eſt épuiſée, qu'il s'ap
prête à en donner une nouvelle, & me
demande la ſuite de ces rapports , qui,
ur être écrits ſans prétention , n'en
ont pas moins paru intéreſſans. Je n'ai
ſans doute dû ce ſuccès qu'à la vérité que
j'ai préſentée telle que je l'ai vue, & ce
} que je puis aſſurer, c'eſt que je l'ai bien
vue, & qu'ayant été º# depuis
2,
( 4 ) -

$âge de ſeize ans, dans la petite, dans$


1a grande & dans la haute police de Pa
ris, qui était fans contredit la mieux mon
tée de f'Europe , ayant été tour à tour
mis en œuvre par les inſpecteurs , les
lieutetians de police & même par les pre
miers miniſtres ; ayant été chargé de
traiter avec les Morande, les Linguet,
les Beaumarchais, les Mirabeau & des
, ruſés de plus haute volée qu'eux, il n'eſt
aucun homme fur la ſurface de la terre
qui puiſſe m'en impoſer, & ſur le front
duquel je ne liſe tout couramment ce qu'il
a dans l'ame : c'eſt au point que fi je ne
trouve pas à me replacer, ſoit en'France,
ſoit dans quelque cour étrangere, je ven
drai mon ſecret, en faiſant imprimer mon
Traité de la Phyſionomie, ou l'Art de
connoftre les hommes par les yeux , ou
vrage de la plus grande néceſſité pour ſe
conduire dans le monde & n'être jamais
dupe. · ·
· Certainement ſi j'écrivais tout ce que
j'ai vu, entendu ou deviné, je ferais un
ouvrage très curieux ; combien je démaſ
querais de gens qui jouiſſent d'une répu
tation abonneur & de probité bien uſur
· ·•
A
( 5 ) -

pée ! mais ces ſecrets m'ayant toujours


été bien payés, ne m'appartiennent plus,
& quoique dans mon état on ne ſe pique
pas d'une probité bien ſcrupuleuſe, je
puis dire hautement , que je ne me fuis .
jamais permis de double trahiſon, à moins
qu'elle ne me fût ordonnée par ceux qui
m'employaient , ou qu'elle n'entrât néceſ
fairement dans mon plan d'cpérations.
J ai toujours été honnête dans mon état ,
& j'y ai mis autant de délicateſſe qu'il
eſt poſſible d'en mettre dans le métier
d'eſpion ; je puis me flatter qu'il m'eſt
reſté des amis parmi ceux mêmes que j'ai
été forcé de ſurveiller, & j'ai encore une
montre & un brillant qui me viennent
de deux perſonnes que j'ai ramenées ea
France. J'oſe mettre ma main ſur ma con
ſcience, ſans qu'elle me faſſe le moindre
reproche; ce que bien des gens qui por
tent une ſoutane ou une ſimarre ne pour
raient peut-être pas faire. -

• Si je donne aujourd'hui mes mémoires


ſur le Brabant, c'eſt qu'ils m'appartien
nent légitimement, & qu'il faut bien que
) le public me ies paye, r ; gouver
( 6 ) ,
aement qui m'a #. me refuſe injuſ .
tement mon ſalaire. Voici comment :
M le baron de Breteuil , chargé du
département de Paris, dont j'ai l'honneur
d'être connu , & je puis dire conſidéré ,
m'avoit envoyé à Bruxelles en I787,
pour une opération ſecrete dont je m'ac
quittai ſi bien à ſa ſatisfaction, qu'il me
fit donner à , mon retour en Franee, cent
cinquante louis de gratification, ſur la
caiſſe de la police ; au mois de novembre
de i'année 1789, M. de *** voyant que
les affaires des Pays-bas s'embrouillaient,
voulut y avoir un homme sûr & inſigni
fiant, qui pût l'inſtruire de tout ce qui s'y
tramait : j'avais des connaiſſances dans
fes bureaux; il m'avait lui-même employé,
quoiqu'en ſous-ordre, pour une opération
à peu près femblable ; je lui avais été
avantageuſement noté par MM. le Noir
8s de Croſne, mes protecteurs ; il ſavait
que j'avais été à Bruxelles en I787, à
1'époque même des commencemens des
troubles des Pays-bas, que dès ce tems
j'avais été chargé d'obſervations ſecretes
ſur les mêmes perſonnages qui dans ce
momcnt jouent les grands rôles ; il me
donna done l'ordre de me rendre dans le
Brabant aux appointemens de I 5oo liv.
par mois, ſans limitation de ce que nous
appellons faux frais, avec la promeſſe
d'une gratification de mille écus, ſi ma
commiſſion durait plus de fix mois. Mes
appointemens m'ont été exactement payés,
mais quand j'ai demandé ma gratification,
quand j'ai envoyé mon mémoire de faux
fais qui ſe montaient à 4ooo livres ;
' j'ai reçu, pour toute réponſe, cette lettre
de M. ***, premier commis du dépar
tCIllent . -

. » Le miniſtre eſt fort mécontent, Mon


2» ſieur ,. des rapports que vous lui don
» nez ſur la Belgique; votre commiſſion
» était de lui faire parvenir des renſei
» gnemens fur les auteurs de la révolu
» tion, ſur leurs traités ſecrets avec les
» cours étrangeres, ſur l'organiſation
» des Etats, ſur leurs principaux mem
» bres, ſur les diſpoſitions du peuple par
» rapport à la France, & vous ne nous
» avez fait paſſer, juſqu'à ce jour, qu'une
» chronique ſcandaleuſe, & l'hiſtoire d'un
, » bordei. · .
, s, Le miniſtrc me charge de vous té
( 3 )
22 · moigner tout ſon mécontentement ,
» d'après lequel vous ne devez compter
» ni ſur une gratification, que vous n'a
»2 vez pas méritée , ni ſur le rembourſe
» ment de vos faux-frais, qui ne peu
3 vent être approuvés.
» Je ſuis avec conſidération, &c.
J'eus beau me mettre à genoux devant
m onſieur le premier commis, lui répon
dre avec le plus proſond reſpect, le ſup
plier de repréſenter au miniſtre que je ne
pouvais écrire que ce que je voyais, que
ce n'était pas ma faute fi les auteurs de la
révolution belgique étaient des imbécilles
ou des putaſſiers , & fi les Etats ſe te
naient dans un bordel , que mon métier
était de voir & de rapporter les choſes
telles qu'elles étaient, & non telles qu'el
| les devaient être ; voici la ſeconde ré
ponſe que je reçus à plus de dix lettres
ou mémoires que j'envoyai ſucceſſivement,
ſoit pour me diſculper, ſoit pour deman
der ce qui m'avait été promis, & ce qui
In'était dû. -

, » Je vous préviens , Monſieur, qu'à


2» compter du premier août prochain, le
» *raitemcnt de quinze cents livres par
- ( 9)
}»mois qui vous était accordé ſur la
» caiſſe de mon départemenr, n'aura
:2 plus lieu , qu'ainli vous êtes le maître ,
» à la réception de la préſente , de quit
» ter le Brabant , & de revenir en Fran
» ce à votre volonté ; l'aſſemblée natio
22 nale ayant diminué le traitement des
, » miniſtres, & ſupprimé les dépenſes ſe
» cretes de mon département, le miniſ
» tre n'entend plus payer aucun clair
2» voyant dans les cours étrangeres.Quant
» à la demande de votre gratification &
22 du rembourſement de vos faux-frais .
· » je vous-renvoye à ma précédente.
» Je ſuis avec conſidération, &c.
Fruſtré de ce qui m'eſt ſi légitimement
dû, ne pouvant même me faire rembour
ſer mes frais, jé crois que mes rapports
m'appartiennent excluſivement , & que ,
puiſque je trouve un libraire qui veut
bien me les acheter, perſonne ne peut
trouver mauvais que je les rende publics,
& (ue je cherche ainſi un faible dédom
magement de mes travaux & de mes dé
penſes. - -

, Peut-être qu'à préſent le public ſera


bien aiſe de me connaitre, & pour coix-.
, ( Io !
tenter fa curioſité , # premier maſque
que j'arrache eſt le mien ; il en coûte un
- peu à mon amour-propre, cependant je ne
ſerai pas moins ſincere ſur moi que ſur
les autres. . -

Quoiqu'alternativement l'on m'ait ap


pellé Excellence, Baron, Marquis, Che
valier , Abbé, R évérend Pere , & quel
quefois même Madame, je ne ſuis réel
lement pour mon lecteur que Jacques le
Sueur, né à Paris le 14 juillet 176o.
Mon pere étoit écrivain public, & tenait
ſon bureau ſous les charniers des inno-.
cens , ma mere , dit-on , faifait des mé
nages, blanchiſſait des bas de ſoie, était
fort gentille ; mon pere l'avait épouſée
groſſe de moi, mais je ne l'ai jamais con
nue ; elie mourut que j'étais encore en
nourrice , ce fut ſans doute un malheur
pour moi , elle eût veillé peut - être à
mon éducation ; je n'aurais pas été aban
donné à moi-même, je n'aurais pas pris
le germe de tous les vices dans le, dºo
lcs gratuites des St Joſeph ; enfin , je ne
ſerais pas entré dans le monde par la
porte du château de Bicêtre, & je ſerais
peut être aujourd'hui, avec les heureuſes
( II
diſpofitions que #' -

bon & hon


nête ouvrier , au li 2 d'être un malheu
reux eſpion de police, -

! Je n'avais que douze ans lorſque tenté


par un de mes camarades d'école , je
volai à mon pere 27 livres en neuf écus
de trois livres , qui faiſaient toute ſa for
tune ; mais je ne portai pas loin mon
vol, mon pere me rattrapa à deux lieues
de Paris , & comme il faiſait les écrí
| tures extraordinaires de M. Receveur ,
inſpecteur de police, il lui demanda &
obtint un ordre pour me faire enfermer
à Bicêtre ; ce fut mon collége , c'eſt dans
cette maiſon que s'acheva & ſe perfec
tionna mon éducation. -

Cette premiere époque de ma vie im


porte peut-être peu à mon lecteur, mais
elle a tant influé ſur le reſte de mes
jours , que je ne me la rappelle jamais
ſans un ſentiment de douleur, & ſans
réfléchir à l'imprudence, j'oſe dire plus,
à la barbarie des peres qui, pour punir
leurs enfans d'une faute légere, leur in
fligent une punition trop grave, ôtent
à leurs ames l'idée de la honte & de
l'honneur, & les accoutumant trop à la
- J

- - ( 12 ) '1
vue du criminel, les aſſociant à ſon ſort,
leur font perdre toute l'horreur du crime.
Qu'on me pardonne donc ſi je m'appeſan
tis ſur cette malheureuſe circonſtance de
me jeuneſſe, & quand j'écris cet ouvra
' ge entièr pour mon lecteur ; qu'il ne
trouve pas mauvais que j'écrive quel
ques pages pour moi ; c'eſt un ſoulage
| ment que je ne connaiſſais pas, & dont
j'ai beſoin pour me conſoler d'être ce que
je ſuis ! c'eſt votre faute, ô mon pere !
fi je ſuis devenu l'objet du mépris & de
la haine des hommes , & je ſuis en
même terns l'effroi du fripon & l horreur
de l'honnête homme. ·
Je fus donc renfermé à l'âge de douze
ans, avec tout ce que la nature a jamais
formé de plus vil & de plus vicieux ; ce
fut là que je puiſai le goût " de tous les
vices que je poſſede à un dégré qui m'a
mis dans le cas de figurer au milieu des
plus grands feigneurs, & d'y tenir mon
coin ſans ſaire tache : ſix mois de bicê
tre me formerent autant qu'autrefois trois
années de mouſquetaire formaient un che
valier français. -

Là j'appris à décompoſer ma figure, à


paraître
º

( 13 ) .
paraître à volonté boîteux, borgne, aveu
gle, manchot, muet, à rappetiſſer ma
i taille de plus de ſix pouces, à contre
faire toutes fcrtes d'écritures, à eſcamo- .
ter un dez plus adroitement que le duc de
Fitz..., à filer une carte auſſi fubtilement
que le duc d'Orl..., à vuider la poche la
mieux fermée & le gouſſet le plus ſerré ;
je devins enfin un garçon unique , & mes
compagnons même rendaient juſtice à la
ſupériorité de mes talens.
M. Receveur vint un jour nous viſiter
avec M. le Noir ; 1'éloge qu'on leur fit
de moi les frappa, ils furent curieux de
voir ſi je ne démentais pas une ſi haute
réputation; ils me firent venir dans une
chambre particuliere, & m'y firent ſubir
un examen très plaiſant : ma phyfionomie
quoique laide & groteſque leur plut ;je
reſſemble beaucoup à Volange , ſi fameux
fous le nom de Janot ; je ſuis, comme
lui, maître de varier à l'infini tous les
muſcles de ma figure , & m'étant,un jour
· amuſé à faire aſſaut de grimaces avec lui,
il ſinit par s'avouer vaincu ; j'ai de plus
que lui le talent de varier ma voix &
d'être ventriſoque. . . . , *. !
Tonie I. - B
• - ' ( 14 )
· M. le Noir, au lieu de prendre avec
moi le ton ſérieux d'un juge & º ma-'
giſtrat, m'interrogea en riant ; il n'en fal
me mettre à mon aiſe ;
lait pas tant pour
jamais page, jamais abbé , jamais gaſ
con ne fut plus effronté que "º per
ſonne au monde n'a jamais Pº m'en im
poſer, pas même M. de Croſne avee ſa
- phyſionomie ſeche , plate & ſévere, pas
même le baron de Breteuil ºVºº ſon air
impudent, pas même M. Necker avec
ſon ton dur, ſon œil mépriº * ſa tête
infolente; je répondis donc à ºº Noir
ſur le ton qu'il m'interrogeait , je lui
volai ſa bourſe, ſa montre , fºº º"
choir , un fort beau brillant qu'il avait
à ſon doigt ; je lui montrai ººº talent
· à eſcamoter un dez, à filer º° carte, &
| mon adreſſe à imiter ſur le champ toutes .
les écritures. Ayant Vº la ſignature de
· M. le Noir & l'écriture de Receveur , je
| fis ſur le champ mon ordre de ſortie que
je ſignai le Noir,
& que j'écrivis à faire
douter Receveur lui-même de la ºººº
" faction ; cette maniere adroite plut tel
lement au magiſtrat, qu'il mit ºº bas de
, men erdre, en éclatant de rire ! approuvé |
| f .

( 15 )
l'écriture, qu'il me donna douze franes «
· & me recrommanda à Receveur comme
# un ſujet précieux qu'il ne fallait pas lui
laiſſer perdre de vue.
Receveur me donna un ordre pour me
rendre chez lui le ſoir même, & je n'eus
garde d'y manquer. -

C'eſt ainſi que jc ſortis de bicêtre après


ſept mois de ſéjour, & que j'y laiſſai
toute idée d'honneur, de délicateſſe & de
probité. - -

Dès le ſoir même je fus inſtallé chez


Receveur, & le lendemain je fus mis en
œuvre ; au bout de trois mois j'étais un
des plus fins mouchards de la police, &
jamais limier ne ſut cerner ſon gibier auſſi
bien que moi. -

Mais je ne languis pas longtems dans


cette derniere claſſe de l'efpionage ; j'é
tais fait pour les grandes aventures :
Beau marchais avait établi une imprime
rie à Kehl ; le gouvernement ſe méfiait
de lui ; on craignait que ſous le prétexte
d'imprimer le Voltaire, il n'employât ſes
preſſes à tout autre ouvrage , je devins
donc en quinze jours garçon imprimeur ,
& je paſſai ſix mois à Keul. # j'y vis
2
( r6 )
de choſes ! mais elles m'ont été payées,
elles ne m'appartiennent plus. De l'im
primerie de Beaumarchais , on me fit
paſſer à celle de Linguet, qui, ſous la.
protection de l'empereur, venait d'éta
blir ſes preſſes à Bruxelles. -

S'il n'avait pas un commerce intime.


avec le démon , ce ferait aſſez un bon
diable que ce Linguet, à ſon égoïſme &
ſa ſcélérateſſe près ; mais ſa madame de
Maiſonneuve, avec laquelle il vit , eſt
une vraie proſerpine ; j'aurais auſſi un
beau chapitre à faire ſur qe couple amou
rcux , mais il m'a déjà été payé cinq fois, .
par M. le maréchal de Duras, M. de
Vergennes , M. de Miromenil, M. le
Noir & Panckoucke. Après avoir ſervi
Beaumarchais & Linguet, M. le Noir
me fit revenir & me plaça dans ſes bu
reaux ; je fis enſuite le voyage de Lon
dres avec Receveur, dans le deſſein d'en
lever l'auteur des Petits Soupers & de
quelques autres brochures. J'avais des
ſujets de mécontentement contre Receveur
qui m'avait ſoufflé une capture intéreſ
ſante ; je trouvai plaiſant de le vendre à
cçux qu'il voulait arrêter, & je vis l'inſ
( 17 ) º

tant eù il allait être pris & pendu , : !


n'a jamais ſu que c'était moi qui t'a
vait trahi ; à Londres je reçus l'ordre de
M. de Vergennes de paſſer à Philadel
phie auprès de Washington ; j'y connus
le chevalier de Bonne-Savardin, avec
lequel je repaſſai en France ; je m'ar
rétai par ordre du gouvernement en ita
lie, & ſuivis le pape à Vienne : de là
je paſſai à Berlin , & ne revins en France
qu'après avoir été employé quatorze mois
à Pétersbourg. A mon arrivée en France
je trouvai le Vergennes empoiſonné ; M.
de Breteuil m'envoya à la Haye & à
Amſterdam ; je fus obligé d'y paſſer un
an entier; enfin dans les premiers jours
du mois de novembre 1789 , je reçus
l'ordre des bureaux de M. de Saint
Prieſt de me rendre dans le Brabant ;
ma commiſſion portait bien expreſſément
de m'attacher à Vander Noot & à ſa vie
privée : voici la lettre des bureaux. » Auſ
» ſitôt la préſente recue, Monfieur, vous
» vous rendrez dans le Brabant, l'inten
» tion du miniſtre eſt que vous vous
» borniez à vous lier avec l'avocat Van
» der-Noot , qui paraît être § #º de

*
( 1s )
- l'ir ſurrection belgique, & avee tous fes *
adhérens ; ne vous mêlez en rien des
aflaires politiques ; M. le : chevalier
des Gravieres & Ruel ont re u, ſur cet
objet , ſes ordres particuliers. Vos ap
, pointemens, tant que la préſente com
miſſion durera, ſeront comme en Hol- .
lande , de I 5oo livres par mois ; ſi
, elle ett prolongée au delà de fix mois,
le miniſtre vous accordera une gratifi
cation de mille écus. Quant aux frais
, imprêvus, comme à l'ordinaire ; je vous
| recommande cependant la plus grande
, êconomie ſur cet article , la caiſſe de
mon département ſe trouvant très -
chargée , & n'ayant dans ce moment
aucune eſpérance de ſupplément.
» Je ſuis avec une parfaite conſidé
»? ration. ,
On va voir ſi je n'ai pas bien rempli
ma commiſſion , & s'il n'y a pas l'injuſ
tice la plus criante à me refuſer le paye
ment d'une choſe qui m'a été expreſſément
erdonnée & ſpécialement recommandée.

#
( 19 )
•• •s-ºººººººeeººs-4e-º»ºr,ºn # #
LEs MASQUES ARRACHEs
Histoir E secr sre
DE LA REVOLUTION ET DE LA CONTRE
REVOLUTION BELGIQUE.

P R E M IE R R A P P O R T.

De Bruxelles le 19 novembre 1789.


Jacçues le Sueur ſe rend à Brurelles,
il eſt préſenté au comte de Trautmanſ
dorff par l'abbé Sabbatier de Caſtres,
| ſous le nom du marquis de Ligny : il
· voit le général d'Alton & les gouver
neurs généraur. Scene noê}urne dans
le parc de Brut elles entre Trautmanſ
dorff & la comteſſe d'Arberg. Bonne
fortune de le Sueur. Le miniſtre l'en
voye à Breda. -

Mo N SE IG NEU R, .
EN conformité de vos ordres que j'ai .
reçus à la Haye le 6, je me ſuis renº
( 2e )
-

s dans le Brabant, & le 1o j'arrivai à, ,


Bruxelles.
| Je deſcendis à l'hôtel d'Autriche : rue
de l'Evêque ; je choiſis cette auberge
pour deux raiſons : la premiere , c'eſt
que prefque tous les officiers du régi
ment de Ligne, qui eſt en garniſon à
Bruxelles . y vicnnent dîner à table d'hô
te, & que j'y apprends toutes les marches
& contre marches des troupes autrichien
nes; la feeonde, c'eſt que la Conſtant,
qui tient cette auberge, ſe trouve la
maîtreſſe d'un patriote caché, nommé
Moſſelman, qui jouit d'une très grande
fortune qu'il mange crapuleuſement avec
elle.
Ce Moſſelman était originairement
garçon boucher , il ſe fit adjuger l'entre
priſe du mesbac, qui eſt la vuidange des
latrines & l'enlevement des boues de la
ville, ce qui lui rapporte beaucoup d'ar
gent ; mais la vraie ſource de ſa fortune
eſt le commerce des grains, qu'il entend
auſſi bien que feu Trudaine de Montigny.
Tous les ſoirs il ſoupe en petit comité
patriotique avec ſon immenſe maîtreſſe ,
qui à dîner eſt toute autrichienne , maisº
( 21 )
qui , le verre à la main, eſt patriote brû
lante ; & finit tous les ſoirs par s'enivrer
· en toſfant à la liberté.
Comme je la connaiſſais depuis mon
voyage de 1787 , je ſentis qu'elle pour
rait m'être très utile pendant mon féjôur
à Bruxelles, & pour en tirer mieux parti,
ſachant qu'elle eſt catin, ivrogne & inté
reſſée , je dreſſai contr'elle trois batte
ries. Je m'annonçai ſous le titre de mar
quis de Ligny , je lui fis voir ſans af
ſectation une bourſe bien garnie d'or . &
un écrin qui , par 1'adroit mêlange du
vrai & du faux, annonce une valeur de
quarante mille. écus ; le lendemain de
mon arrivéc je parlai du defir que j'avais
de voir Marly, fameuſe guinguette à une
lieue de Bruxelles ; elle s'offrit de m'y
mener ; je la pris au mot, je la condui*
fis dans mon remiſe ; elle ſable le cham
pagne comme le vicomte de Mirabeau ;
je le lui verſai à plein verre, je la mis
hors d'état de me rien refuſer , & avant
de rentrer à Bruxelles j'avais eu l'honneur
de cocufier ſon Boueur. Contente de
mes procédés, & ſurtout de ma dépenº »
elle m'admit aux petits ſoupers patriº
( 22 )
ques , arrès rn'avoir fait ſubir les épreu
ves néceſſaires; de cette maniere j'ai le
ſoir la contrevertien des nouvelles que
|
# !

les officiers me donnent à diner.


!

J'ai préſenté mon crdre de réfidence


au chevalier de la Graviere, agent de
France Il aurait donné une bien pietre
idée des Francais aux dames de Bruxelles
ſans ſon ſecrétaire, non mé le chcvalier
des Hacuets, petit roué à g'ace, ancien
page du duc d'Orléans qu'il ſinge, cc qui
lui procure les bonnes graces des Da |."
mes bruxelloiſes , dont rien n'égale la
bêtiſe , l'ignorance , le cagotiſme & le
libertinage.
Aprés avoir fait viſer mon ordre par
ces deux chevaliers , je m'aboucl.ai avec
Ruel, qui, dans le cas d'une révolution ,
doit ſuppléer la Graviere; ſi elle arrive,
il ſe compromettra certainement , lui &
la nation , car il eſt impoſſible d'être
plus verbiageur & plus inconféquent ; c'eſt
avec lui que je me ſuis lié ; il eſt au cou
rant de la chronique ſcandaleuſe de Bruxel
les , il m'eſt fort utile dans cette partie ;
e eſi lui qui m'a conſeillé de m'adreſſer à
l'abbé Sabbatier de Caſtres qui eſt à
'ſi',
ſ',

-
"…)
ſ.(\'\'')
\,\!|ſ'.
-\!\!\!\!\!\!\!|
"W",
\!

ſiſ
||
!1
· · ·* * ,
( 23 ) -

Bruxelles, très feſtové par le gouverne


ment, pour me faire préſenter au miniſtre
le comte de Trautma ſdorff.
Je connaiſſais d'enfance cet abbé Sab
atier; nous étions amis, non pas de
collége, mais de bicêtre , où la police
lui avait fait faire un petit ſéminaire ,
Pour quelques vers orduriers & impies
ººhappés à ſa plume devenue depuis ſi
chrétienne, ſi chatte, ſi anti-philoſophi
que & ſi ariſtocratique. '
Il râlit en me voyant entrer ehez lui,
mais je le raſſurai en lui diſant que je
"étais pas pour le moment Jacques le
Sueur; mais bien le marquis de Ligny,
lieutenant des gardes du corps , fugitif
illuſlre, abandonnant une ingrate patrie,
*aliant me réunir à Turin au foyer ariſ
tocratique. . |

L'abbé raſſuré ſur ma miſſion, me


demanda à quoi il pouvait m'être bon ;
à tout, lui dis-je, mon cher abbé ; je
Veux voir Trautma"ſ lorff , le D'Alton,
l'archevêqne de ſº1alines, ies gouverneurs
généraux ; il me faut un introducteur.
Vous ne pouviez mieux vous adreſſer,
ºe répondit l'abbé ; autant j'étois honnie
· · ( 24 ) , *

mépriſé & baffoué à Paris ; autant je fuis


fêté, conſidéré & honoré à Bruxelles ;
mon air caffard a ſubjugué les moines ,
· les prêtres & ſon éminence le cardinal :
mes petits pamphlets ariſtocratiques
m'ont 'ouvert les deux battans chez ſon
,exceilence Monſeigneur le comte de
Trautmanſdorff : l'abbé voulut me faire
ſon portrait , mais je l6i ris au nez, en
| diſant : eh! mon pauvre Sabbatier, quand
même tu ſerais l'auteur & non pas l'édi
,teur de tous ces portraits que l'abbé
Martin , vicaire de St Séverin, deſſina à
: la ſilhouette dans les trois ſiecles de la
littérature, crois-tu que tu apprendrais
à un eſpion de police à connaître un hom
,me ? Je n'ai beſoin que de le rogarder
- trois minutes entre deux yeux.
L'abbé s'habilla, & me conduiſit chez
le miniſtre ; toutes les portes lui étaient
- ouvertes, nous parvînmes fans difficul
tés juſqu'au ſalon dans lequel le miniſtre
, donne ſes audiences ; nous le trouvâmes
| - fe mirant dans une glace, devant laquelle
il ſe promene & revient ſans ceſſe , pour
, s'y donner un coup d'œil de ſatisfaction ;
il me fit quelques queſtions ſur la Francé,
- ſu$
( 25 )
ſur l'aſſemblée nationale, & finit par me
parler avec légéreté des troubles des Pays
bays, affectant pour la révolution belgi
que le plus grand mépris, traitant leur
armée d'un vil ramas de vagabonds, &
ne m'en parlant qu'avec cet air de pré
ſomption & d'impudence qui ne l'a ja
mais quitté ; enfin je reconnus le même
fiomme que j'avais vu jouer un ſi triſte
rôle à Mayence, au mois de juin I786 ;
lorſque feignant de ne pas croire à l'ac
ceſſion de l'électeur à la confédération
germanique, il affecta d'abord la plus
grande indifférence ſur cctte démarche ,
& qu'enſuite voyant qu'il était joué, il
chercha, mais vainement à exciter le par
| ti oppoſé à l'électeur dans ſa propre ca
Pitale, dont il fut rappellé ſous prétexte
de congé.
J'ai toujours été étonné de trouver un
homme auſſi futile, auſſi incapable en
Place ; j'ai été ſurpris que le prince de
aunitz, qui ſe connaît fi bien en hom- .
mes, ait pu l'envoyer dans les Pays-bas
Pour remplacer le comte de Belgiojoſo,
Politique italien, miniſtre fin & plein
º'eſprit, auquel on ne pouvait reproche*
ome I. .. , -C
-, .
( 26 ) -

qu'un goût trop décidé pour les femmes.


On a voulu vanter l'adreſſe du Traut
manſdorff dans l'affaire de Mayence ,
lorſqu'au mois de mars I787, le roi de
Pruſſe tenta de faire élire ſon ſecond fils
coadjuteur de l'électeur, archevêque de
Mayence; mais s'il échoua dans cette
entrepriſe, ce fut moins par la politi
que du miniſtre impérial , que par l'im
prudence du miniſtre pruſſien , M. de
· Böhmer , qui annonça trop tôt & trop
haut qu'il avait déjà huit voix , & qu'a
vec de l'or il aurait les cinq qui lui
· manquaient. Ce bruit indigna les capi
tulaires, & leur dignité compromiſe aſ
fura ſeule la pluralité des ſuffrages à
Trautmanſdorff.
Perſonne ne fait mieux que moi , ce
· qui fit échouer M. de Böhmer, puiſque
ce fut moi-même qui fut ehargé, par
·deux capitulaires que le reſpect m'empê
che de nommcr , mais qui tous deux
avaient des prétentions & des droits à la
coadjutorerie , de porter au comte de
Trautmanſdorff les noms des huit capi
tulaires gagnés par le miniſtre Pruſſien.
Les circonſtances délicates & embar
· ( 27 )
raffantes où , à cette époque , allait ſe
trouver ie miniſtre de l'empereur dans les
Pays-bas , exigeaient un homme qui joi
grît la prudence à l'activité , la douceur
à la fermeté , qui pût ſoutenir les droits
du ſouverain ſans bleſſer les privileges
du peuple, concilier la dignité du prince
& les égards dus aux ſujets , qui eût enfin
cette liberté d'eſprit néceſſaire pour ne
pas s'écarter un inſtant de la ligne qu'il
devait ſe tracer ; cet homme exiſtait : la
voix de tous les amis de la maiſon d'Au
triche je nommaient hautement ; il avait
rendu à l'état des ſervices eſſentiels dans
un poſte peut-être plus délicat encore ;
c'était le comte de Metternich (*). Ce
miniſtre ſe ſerait fait adorer des Belges
par ſon extrême affabilité ; il eût captivé
leur confiance par la profondeur de ſes
connaiſſances, & ſon talent à manier les "
affaires ; jamais il ne fût tombé dans ces
fautes graves ſaites par ſes prédéceſſeurs 9

· cu égard aux rapports extérieurs du pays ;


- -
' '

(°) J'écrivais ceci au mois de novembre 1789 ;


je ne me croyais pas prophêts, -

C 2.
( 28 )
une gravité noble, une nobleſſe douee &
ſans morgue , ce talent rare & néceſſaire
de tout voir , de tout juger , de tout
exécuter ſans paſſion, ce reſpect pour
les mœurs qui augmente encore la con
ſidération , tout eût concouru à rendre
fa perſonne chere & ſacrée à un peuple
naturellement bon, aimant & peut-être
trop confiant : aimé des gouverneurs-gé
néraux, attaché à leurs perſonnes, rien
n'eût jamais troublé leur heureuſe har
monie. Enfin, les vertus, l'eſprit, le
caractere , le grand uſage du monde ,
l'affabilité , la bienfaiſance , le goût ex
quis de ſon épouſe, auraient encore ſe
condé fon eſprit conciliateur ; ſon hôtel
eût été tout à la fois le temple des mœurs,
de la juſtice , des arts & du bonheur ,
tandis que je l'ai vu , celui des vices, de
l'impudence , de l'intrigue, du machia
veliſme, de la fourberie & des ſoupçons,
digne cortege de la méfiance.
Le comte de Trautmanfdorffme don
na rendez-vous pour le ſoir dans ſa loge
à la comédie, que les affaires les plus
importantes ne lui font jamais manquer.
L'abbé Sabbatier me mena énſuite
-

-
- ( 29 )
chez le général d'Alton ; j'en avais en
tendu parler comme d'une bête féroce :
ſes cruautés en Hongrie firent ſeules ſa
réputation militaire ; il n'eſt point au
deſſous de cette réputation ; mais je lus
dans ſes yeux, que, s'il avait la rage
du tigre, il avait la timidité du daim :
il eſt impoſſible que deux hommes comme
Iui & le Trautmanſdorff ne faſſe pas per -

dre ;à Ioſeph II toute la Belgique. Ce


ſerait un miracle s'il la conſervait avec
deux pareils miniſtres, & je mettrais ma
tête à couper, qu'avant un mois, il n'y
aura point un ſeul autrichien dans tout
le Brabant. - -

Je reſtai peu chez cet homme féroce,,


qui ne parlait que de brûlèr Bruxelles ,
que de faire un monceau de ruines & de
cendres de tous les Pays-bas, qui ſe plai
gnait de n'avoir pas carte blanche pour
livrer tout au pillage , diſant que le
Trautmanſdorff gâtait tout en arrêtant,
ſon bras ; je vis que les deux miniſtres .
étaient ennemis déclarés , & cherchaient
l'un & l'autre à ſe perdre ; j'en fus aſſuré
la nuit même par une • que
( 3o )
j'entendis dans le parc , & dont je ren
drai compte à la fin de ce raport.
Je fus bien dédommagé de ma viſite au
général d'Alton , par l'accueil flatteur
que je reçus de leurs alteſſes royales les
gouverneurs généraux Marie-Chriſtine
d'Autriche & Albert , prince royal de
Sare Teſchen ; j'y fus accueilli ſous le
double titre de Français fugitif & de
garde du corps : la princeſſe exigea de
moi le récit le plus circonſtancié des
cruelles journées du 5 & du 6 octobre.
Combien de larmes lui firent répandre
les dangers dc ſon auguſte ſœur ; heureu
ſement j avais été un des principaux ac
teurs de cetté ſanglante tragédie , ayant
été mandé expreſſément de la Haye où
j'étais alors , & ayant paſſé depuis , le
3o ſeptembre juſqu'au I 5 octobre à Par
ris : l'Archiducheſſe me demandait les
noms dc chaque garde du corps qui avait
été maſſacré ſous les ycux du roi & de .
Ma reine ; elle écrivait ces noms ſur ſes
tablettes qu'elle baignait de larmes,
- quand je lui nommai Varicourt, frere
de Mad. de Villette , la fille adoptive
de Voltaire, elle m'ariêta, & me dit :
( 31 )
de grace, M. le Marquis, ne paſſez au
cun détail ſur ce jeune martyre de l'hon
neur français ; je la ſatisfis en ces termes :
M. de Varicourt était de garde " à la
porte de la reine ; au moment où il vit
ſur les cinq heures & demie du matin
que les aſſaſſins commençaient à inonder
l'anti-chambre de ſon appartement, il
quitte ſon poſie , court crier à la fem
me de chambre : ſauvez la reine , voici .
les aſſaſſins, vient reprendre ſon poſte,
barre la porte & s'oppoſe à l'entrée des
aſſaſſins habillés en femme ; il en recon
naît un ſurtout , d'une taille & d'une
groſſeur extraordinaire ſous cet affreux
déguiſement : quoi ! ' c'eſt vous, M. le
duc D***, s'éerie-t-il avec effroi ? ce cri
'eſt le fignal de ſa mort ; le duc ne lui
répond que par un coup de poignard ,
deſtiné ſans doute pour un ſein plus il
luſtre ; dans le même moment dix autres
poignards le déchirent, & il empêche
encore que la porte ne ſoit forcée , il
tombe enſin ſous leurs coups , & ſon
corps expirant eſt un nouvel obſtacle à
leur entrée. Deux minutes de réſiſtance
ſauverent la reine ; les ſcélérats n'ayant
( 32 )
pu trouvé l'auguſte victime que leur rage '
cherchait , revinrent , dans leur fureur , "
ſur le corps de Varicourt, & s'acharnant
,ſur ce cadavre comme des bêtes féroces,
ils le hacherent en morceaux : il avait
vingt deux ans. La princeſſe fondait en
Jarmes à ce récit ; ſon digne époux laiſ- '
ſait également couler les ſiennes, qu'il
- A *» ",
ne cherchait pas même à dérober ; j'avoue
qu'il eſt ſi rare de voir un prince pleurer,
due je ne trouve pas au monde de ſpec
tacle plus ſublime.
On n'a ni plus de douceur , ni plus de
bonté que le duc de Sare Teſchen : il ne
lui manque que du pouvoir pour faire
le bonheur des Pays bas ; il y eſt adoré
eomme le prince Charles & le mérite ;
mais tant de bonnes qualités ſont perdues
pour les Brabançons ; il a deux liſieres :
Trautmanſdorff en tient une, le féroce
d'Alton tient l'autre ; le prince le ſent,
il s'en indigne, mais il n'oſe pas ſecouer
un joug qui le flétrit & le déshonore ;
cependant ſa bonté, l'impudènce & l'in
capacité du Trautmanſdorff , la férocité
de d' Alton, perdront ces belles provin
ces : c'eſt un malheur inévitable.
- ( 33 ) -

Je ſortis de chez leurs alteſſes royales


eomblé de leurs honnêtetés : en me reti
rant , le prince me dit à l'oreille de re
venir le lendemain ſeul à ſept heures du
matin. -

· Je crus qu'il avait des éclairciſſemens à


me demander, & je vis qu'il n'aimait
ni n'eſtimait mon guide l'abbé Sabbatier.
Je lui en ſus gré : le ſoir je me rendis à
la comédie , dans la loge du miniſtre,
comme il me l'avait recommandé.
| Je vais vous citer un trait qui d'un
eoup vous peindra l'imbécillité du peuple
& l'impudence du miniſtre. J'étais dans
fa loge derriere lui; on jouait la Roziere
de Salency; on était au troiſieme acte,
tout à-coup la ſalle retentit d'applaudiſ
ſemens, de cris de vivat reſſemblans à
des hurlemens. Je regarde de tous côtés,
je crois que le public vient de voir pa
raître un homme cher ou précieux à la
nation, je jette les yeux ſur la loge du
duc Durſel, ſur cetle du prince d'Arem
berg, ſur celle du prince de Ligne, je
n'y remarque perſonne; enfin voyant le
miniſtre applaudir auſſi , je lui dis ; votre
excellence voudrait-elle bien me dire la
: ( 34 )
cauſe de ces # ſj - vifs ?
C'eſt, me dit-il en ſouriant , un trait
d'eſprit de ces pauvres Brabançons; une
pet te épigramme qu'ils. me lâchent : re- .
gardez cette lune ! Je vis effectivement
un petit tranſparent repréſentant la lune ;
ſur une de ſes joues était un gros nœud
de rubans jaunes, noirs & couleur de feu,
& au-déſſus une couronne de lauriers :
cette décoration me parut auſſi plate que
biſarre ; le miniſtre s'apperçut de ma ſur
priſe & me dit : vous ne comprenez rien
à cette énigme , je vais vous en donner
le mot ; il y a environ quinze jours que
quelqu'un me parlant de ces malheureux
patriotes, m'annonçait qu'ils étaient en
force , & qu'au premier jour je les ver
· rais fondre fur la Flandre qui les rece
vrait à bras ouverts; je lui ris au nez,
ft u répondis qu'apparammcnt cette ar
•née éta , dans la lune , puiſqu'on n'en
voyait nulle part paraître un ſeul hom
me ; cependant j'étais mal informé par
mes eſpions , puiſque le 23 du mois
dernier ies états généraux des Provinces
unies, ayant , à ma réquiſition, ordonné
à tous les fugitifs Brabançons d'évacuer
| ( 35 )
leur territoire, ils ont fondu, au nombre
de 4oco ſur les forts démantelés de Lillo
& de Liefkenshoek , gardés par douze
invalides qu'ils ont emporté. D'Alton a
fait marcher contr'eux le général Schœ
der qui s'eſt laiſſé prendre dans Turnhout
comme dans une ſouriciere ; ces malheu
reux cachés dans les caves & dans les
maifons, lui ont tué beaucoup de monde,
, & lui même a été dangereuſement bleſſé.
Je l'ai fait ſoutenir ſur le champ par le
général d'Arberg avec 4ooo hommes,
mais ils l'ont trompé par une fauſſe
marche, & ſont venus tomber fur Gand ;
la populace s'eſt jointe à eux; le baron de
Leuden, qui craignait qu'on ne brû
lât ſa maiſon, s'eſt rendu prifonnier de
guerre avec douze cents hommes, à
deux ou trois cents de ces vagabonds,
- qui n'avaient ni chefs, ni armes, ni cu
lottes, & le général d'Arberg, au lieu
de brûler la ville, comme il ne tenait
qu'à lui, a fui avec 3ooo hommes, &
leur a abandonné la ville & la citadelle,
voilà pourquoi ils applaudiſſent ſi fort
la lune décorée de la cocarde braban
çonne & couronnée de lauriers » parce
( 36 )
que depnis ce moment les patriotes s'ap
pellent eux-mêmes l'armée de la lune (*).
J'avoue que j'écoutai le miniſtre avec
ſurpriſe, & je vis qu'il voulait finger le
cardinal Mazarin qui, lorſqu'on le me
naçait de toute la fureur des Français,
demandait froidement : chantent - ils ?
Mais M. le comte de Trautmanſdorff
pourrait bien être moins heureux que ce
cardinal , & le peuple Bruxellois me pas
rait avoir grande envie de jouer de la
lanterne. Certainement ſon excellence le
mériterait bien, ſi le public avait été
témoin de la ſcene qui ſe paſſa cette nuit
, même dans le parc. -

Ruel m'en avait donné une clef, en me


conſeillant de m'y rendre la nuit, fi je
voulais me mettre au courant des intrigues
- galantes du miniſtre qui en faiſait ſon bou
doir , & qui y paſſait une partie des nuits.

(*) Le Sueur ſe trompe dans cette hiſtorſette


ce ne fut qu'après la retraite des Autrichiens
qu'on attacha cette cocarde patriotique à la lu
me. Mais la lune fans cocarde fut applaudie fous
les yeux du Trautmanſdor#, après l'affaire de
Tºrnhout & de Gand,
Dès

( 37 )
Dès que j'eus ſoupé, je m'enveloppai
à l'eſpagnol d'un grand manteau brun,
je pris mes piſtolets & me rendis au Parc;
la nuit très-noire n'en était que plus
favorabie aux amans ; il était environ
onze heures & dcmie : au bout d'un quart
d'heure je vis entrer par la porte de la
montagne une femme enveloppée dans
une grande faye noire : elle laiſſa à la
porte le domeſtique qui lui donnait le
bras & s'enferma ſeule dans le jardin.
Je la ſuivis de loin, elle deſcendit dans
le boſquet qui eſt du côté de la place
royaie, & malgré le froid qu'il faiioit,
quoiqu'il ne ſût pas exceſſif, elle s'aiiit
fur le gazon au pied de la petite ſtatue
| qui puiſe de l'eau. Je la laiſſai là ; &
fus me mettre en ſentinelle à la porte
qui donne devant l'hôtel du lniniſtre ;
à minuit précis je le vis ſo#ir ſeul,
enveloppé comme moi dans un large
".
manteau, ayant ſur ſa tête un grand
chapeau rabattu. Il ouvrit la porte du
Parc, la referma bien exactement ſur lui ;
ce qui me déconcerta un peu, c'eſt qu'il
avait ſous ſon manteau une groſſe lan
tern; ſourde, qu'il ouvrit auſſitôt qu'il fut
2 oine I. - D

*,
( 38 )
dans le Parc ; il en promena long-tems
la lumiere autour de lui, & ſans une
des ſtatues derriere laquelle je me tapis
· promptement, il m'eût certainement dé
couvert ; après avoir reſté une grande
minute en obſervation, il referma ſa
lanterne & marcha à grands pas vers le
boſquet dans lequel j'avais vu entrer la
Dame à la grande faye ; je I'y ſuivis,
faiſant le moins de bruit poſſible , &
tenant à ma main un de mes piſtolets
armé , bien réſolu de lui brûler la cervelle
ſi le moindre bruit m'eût trahi ; heureu
ſement pour lui & pour moi , le bruit
qu'il faiſait en marehant , l'empêchait
d'entendre celui que je faiſais en le ſui
vant. A l'entrée du boſquet il frappa trois
fois dans ſes mains, la belle répondit
par un pareil ſignal , alors il ſe précipita
rapidement dans le fond du boſquet qui,
COmme On ſait, eſt creuſé ; je le ſuivis

hardiment, & fus me cacher derriere la


ſtatue même, aux picds de laquelle ils
étaient aſſis ; la réſolution que j'avais
priſe de lui faire ſauter la cervelle s'i1
me découvrait , me raſſura contre la
crainte de l'être , je devins tout oreille,
º

( 39 )
& voici ee que j'entendis ; je ne perdis
pas un ſeul mot, ni un ſeul geſte de
eette tendre & intéreſſante converſation.
Le Miniſtre en s'avançant vers la
Comteſſè.
Vous êtes donc devenue raiſonnable,
ma chere Comteſſe , & je vous vois enfin.
La Comteſſé reſtant aſſiſe ſans ſe dé
ranger. ·
, Oh / vous êtes un monſtre , & je
vous abhorre. -

Le Min. De l'exagération! tant mieux,


tant mieux , notre paix en ſera plutôt
faite.
La Comteſſe ſe dérangeant un peu &
lui faiſant place à côté d elle.
| La paix ? n'y comptez pas : je ne ſuis
venue que pour vous dire. .. ..
Le Miniſtre s'aſſeyant & lui baiſant
la main. : -

Que vois ne vouliez pas venir. s


La Comt. Vous êtes un grand roué !
Je mcurs de froid.
Le Min. Et moi je brûle : voyez....
La Comt. Mais c'eſt vrai. .. J'ai les.
pieds comme deux glaçons
Le Miniſtre prenant ſa lanterne & la
l ) 2.
( 4o -

mettant ſous les pieds de la Coniteff#.


Mettez-les ſur ma lanterne , je vous
réponds qu'ils feront bientôt rechauffés.
La Crmt. Mais c'eſt charmant.
Le Min. Vous voyez bien quc je
ſuis tout de feu.. . -

La Comt. D'artifice.
· Le Min. Ah ! méchante, des épi
grammes ! ce baiſer me vengera.
La Comt. Mais je crois d'honneur
· que vous oubliez que je vous boude.
J,e Min. Tu t'en ſouviens encore.
, La Comt. Certainement, j'ai mon ma
nifeſte.
- Le Min. A la Vander Noot. -

· La Comt. Non pas , non pas : il eſt .


raiſonné le mien , & il faut y répondre
article par article.
Le Min. Eſt-ce que nous allons par -
1er raiſon ? -

Ia Comt. Certaincment.
, ' Le Miniſtre chantonnant :
Ah, qu'on pourrait bien mieux , cruelle,
Employer des momens fi doux.
, La Comt. Toujours le même ! Quoi !
vous ne pouvez pas parler raiſon un
quart d'heure ? - -
I.
Le Mîn. r # un quart d'heu
re.. .. auprès de vous. ... .. mais c'eſt
une éternité, Comteſſe.
La Comt. Eh bien ! dix minutes...
Le Min. Impoſſible.
La Comt. Cinq ? -

Le Min. C'eſt trop, trois ſi tu veux.


La Comt. Soit donc ; trois.
Le Miniſtre tire ſa montre la poſe
aux pieds de la comteſſe ; vis-à-vis de
la lanterne qu'il ouvre.
Il eſt juſte dix-ſept minutes , à vingt
nous finiſſons. - - v,

La Comt. Oui. -

Le Min. Voilà qui marquera l'heu


re , voilà qui la fera oublier.
La Comt. Point de fadeurs ; au fait.
Le Min. Me voilà ſur la ſellette; un
baiſer pour me donner du courage.
La Comt. Quand tu auras fini ton
interrogatoire, ſi tu peux venir à bout
de te diſculper , je t'en promets deux.
Le Min. Et moi je ne répondrai pas
un mot 'que je n'aie mon baiſer.
La Comt, Quel entêté !
Le Min. Délie-moi la langue,
La Comt. Je ne connais pas de mi
( 42 ) A '
»iftre plus defpote que toi ; il faut faire
tout ce que veut ſon Excellence... mais
#nis... finis donc.
Le Min. Que tu es jolie !
" La Cont. A genoux.
Le Min. A genoux ?
· La Comt. Oui. -

Le miniſtre ſe mettant entre les deux


genoux de la comteffè.
Comme cela ? * ,

La Comt. Poliſſon ! tu vas écraſer ts


#nOntre. -

Le Min. Je m'en f... ·

La Comt. Finiſſez. .. je veux parler


raiſon . .. mais . .. mais . .. attends .. .
aih . .. que tu es mal-adroit .. . ah ! ...
Ici la converſation fut interrompue ,
je n'entendis plus que des mots entre
coupés , je ne diſtinguaî plus de geſtes ,
je ne vis que des mouvemens. Au bout
de dix minutes le miniſtre reprit tran
quillement ſa place, & la comteſſe lui dit .
. Te voilà bien content. .
Le Min. Charmante femme !
La Cont. Nous allons parler raiſon
- à préſent. -

| Le Min. Tant que tu voudras.


( 43 )
La Comt. Dis-moi done s'il y a l'om,
bre de ſens commun à ce que tu viens
de faire faire à mon mari,
Le Min. C'eſt un coup de génie.
La Comt. Comment , quand tu le
eouvres de honte ; quand à la tête de
trois mille hommes tu le fais fuir devant
une poignée de bandits ; quand tu lui
fais évacuer une ville qu'il était maître
de brûler , d'exterminer.
Le Min. C'eſt tout ce que je craignais;
ie tremblais que mon ordre n'arrivât trop
tard ; ſonge donc qu'il faut que toute
l'horreur publique retombe ſur d'Alton;
ſi d'Arberg eût brûlé Gand , ſon nom
était à jamais voué à l'cxécration, au
lieu que les Flamands doivent lui ſavoir
gré d'avoir épargné leur Capitale ; tu
fais bien que notre plan eſt de rendre
d'Alton odieux au peuple ; j'ai tout ſa
criſié pour cela : je ne ceſſe d'écrire en
Cour que ſa férocité eſt ſeule la cauſe
de la révolte des Pays-Bas ; je demande
à chaque courier ſon rappel ; je défigne
ton époux comme le ſeul qui ſoit fait
pour le remplacer ; je ne ceiſe de dire.
que le général d'Arberg eſt également
( 44 )
agréable au citoyen & au ſoldat ; & tous
les jours j'attends la deſtitution de d'Al
ton ; je ſais bien que le ſeul moyen de
couper dans ſa racine la révolte des
Pays-Bas , était de raſer Turnhout , de
brûler Gand , d'exterminer cette poignée
de patriotes qui s'y étaient renfermés ,
que leurs chefs mêmes avaient abandon
nés, que ce petit ſot de prince de Ligne
& le comte Devaux avaient trahis, on
pouvait effrayer par cet exemple terri
ble toutes les autres villes que la crainte
d'un pareil traitement eut retenu dans
le devoir ; qu'en fût il arrivé ? la Flan
dre était ſoumiſe , le Brabant n'eût oſé
remuer , mais toute l'horreur de l'expé
dition eût retombé ſur ton époux, toute
la gloire eût été pour d'Alton. On eût
approuvé ſa fermeté, on eût ſenti mieux
que jamais, qu'il était l'homme néceſ
ſaire aux Pays-Bas ; & peut-être qu'au
lieu de le culbuter , au lieu du mettre
ton mari à fa place j'aurais moi-même
perdu la mienne ; car enfin, d'Alton con
nait mon ame comme je connais la ſienne;
nOus ne nous aimons ni ne nous eſti
mons , ſi je je deſſers auprès du prince
( 45 )
de Kaunitz, il me le rend bien auprès
de JJeph II ; fi j'ai pour moi le cabinet,
il a pour lui la cour ; il faut que l'nn
des deux culbute l'autre : je ſens même
que ſon plan vaut mieux que le mien ;
qu'on tremble à la vue de ſes bayonnet
tes , & qu'on ſe moque de toutes mes
déclarations pacifiques , avec leſquelles
j'encloue ſes canons , & je briſe ſes che
vaux de friſe ; il a oſé me le reprocher
publiquement, il a oſé me dire hier
devant trente perſonnes , je me f ... de
vos amniſiies ; & ſans doute il a raiſon ;
mais c'eſt pour toi ſeule que je fais tout ;
peu m'importe que Jyeph II perde ſa
gloire & ſes Etats ; pourvu que je puiſſe
prouver à ma petite comteſſe combien
je l'adore. - -

La Comt. Va, tu es un homme char


mant ; le premier de tous les miniſtres ;
je vois bien que c'eſt moi qui doit te
demander pardon : Eh bicn ! je me mets
à ta merci : ordonne ... diſpoſe de ta
priſonniere,
Le miniſtre fut généreux ; la paix fut
ſignée de bonne grace , & comme deux !
heures vinrent à ſonner , nos amans fe
( 46 ) ,
#éparerent , avec promeſſe de ſe revoir
le lendemain. Je ſuivis la comteſſe, &
comme elle avait plus de chemin à faire
dans le parc que le miniſtre , quand je
jugeai qu'il devait être rentré dans ſon
hôtel , j'eus l'effronterie d'acoſter la
comteſſe ; elle trêmblait comme la feuille,
je la raſſurai promptement, en lui diſant
que j'étais le marquis de Ligny, qu'une
aventure pareille à la ſienne , m'avait
amené dans le parc , mais que je n'avais
-
pâs été auſſi heureux que ſon Excellence, .
puiſque ma belle avait manqué au rengez # !
vous ; que cependant j'avais été bien dé-.
dommagé par les deux heures délicieu
ſes qu'elle m'avait fait paſſer. Comment,
Monſieur le Marquis, me dit-elle , vous
avez entendu. --- Tout Madame , j'ai
fait plus , j'ai tout vu : --- mais cela eſt
affreux ! -- Dites charmant. --- Vous avez
vu ? --- Oui Madame. Et ſi vous daignez
revenir ſur vos pas, je vous montrerai
la place où j'étais caché.
La comteſſe revint avec moi dans
le boſquet, je lui montrai non ſeulement
Ema poſition , mais la ſienne , mais celle
du miniſtre , & l'ayant fait aſſeoir à la
( 47 )
même place, je me mis à celle de fou
excellence, & mot pour mot, gelie pour
geſte, mouvement pour mouvement,
nous fîmes une répétition de cette ſcene
charmante ; nous nous ſéparâmes les
meilleurs amis du monde ; elle m'a
voua qu'elle ne pouvait ſouffrir le mi
niſtre, mais qu'elle en avait beſoin
pour avancer ſon mari ; elle me demanda
le ſecret le plus inviolable , je le lui
promis ſur mon honneur , & je lui jurai
, ſur ma parole de gentiihomme françois,
*º-J.ai tenu mon ſerment, & tant que j'ai
été le marquis de Ligny, je n'ai parlé
de cette aventure à perſonne.
Je conduiſis la comteſſe juſqu'à la
porte du parc où l'attendait ſon domeſti
que. Le pauvre diable était gêlé , il la
reçut fort mal, mais elle trouva ſans
doute moyen de l'appaiſer. Pour moi je s
rentrai à mon auberge doublement en-"
chanté de ma nuit ; & avant de me
mettre au lit , j'écrivis toute la conver
ſation de ſon excellence ; ce ne fut pas
ſans plaindre pluſieurs fois le ſort des
ſouverains ſervis par de tels miniſtres »
& plus encore celui des peuples , dont !° .
( 48 )
fort & le bonheur , la gloire & le ſang,
ſont ſi ſouvent ſacrifiés à un cotillon.
Je n'oubliai pas que ſon alteſſe le ,
-prince de Sa re, en me quittant, m'avait
dit de revenir ſeul le lendemain à ſept
heures du matin , malgré la nuit char
mante, mais fatigante que j'avais paſſée ,
je n'eus garde de manquer au rendez
vous ; j'étais à la cour avant ſept heures ;
ſitôt que je me nommai , je fus introduit
dans le cabinet particulier du prince ;
il était déjà à ſon bureau ; en me voyant,
il donna ordre qu'on avertît la princeſſe
qui parut ſur le champ. Alors ce digne
prince m'ouvrit ſon ame , ſans aucune
méfiance ; il me montra un cœur navré
de chagrin, déchiré de l'injuſtice de l'Em
pereur ſon beau frere ; ſon auguſte époufe
me témoigna la même douleur , mais
d'une maniere plus énergique. Elle eſt
bonne, mais vive & impétueuſe. Vous
ne vous faites point d'idée , me diſait
ce prince , du triſte rôle que me fait
jouer l'Empereur vis-à-vis de ce peuple
que j'aime , & auquel je ſuis réellement
attaché ; il ſe moque de toutes les paro- .
les que j'ai données pour lui, de tou
tes
-
()

| tes les promeſſes # m'a fait faire eu


ſon nom : le peuple m'aime , je le ſais,
mais il n'a plus de confiance en moi ;
il fait que je ne peux rien ; l'impudent
Trauttmanſdorff , le féroce d'Alton me
marchent ſur la téte , je vous ouvre
mon cœur , Monſieur le Marquis , je
vous l'ouvre fans réſerve, parce que
vous êtes français, parce que vous êtes
attaché à notre auguſte faeur , je vois
avec douleur que l'Empereur va perdre
ce beau pays . qui ne ſera pas même
en état de conſerver ſa liberté , & qui
va devenir un théâtre de carnage & de
mort ; je prévois tous les malheurs d'u
ne nation , pour laquelle je donnerais
mon ſang , j en ſerai le témoin ... mais
non , reprit-il auſſitôt avec fermcté, je
partirai, oui nous partirons , nous ne
ſcrons pas les bourreaux d'un peuple ,
dont nous n'avons reçu que des témoi
gnages d'eſtime, de confiance & d'aunitié.
L'état de ce prince qui s'efforçait,
mais en vain , de me dérober des larmes
brûlantes qui s'échappaient malgré lui de
ſes yeux , me cauſa un mouvement d'en
Tome I, - E,
| | ( 5o )
thouſiaſme & d'énergie, dont je ne fus
pas le maître. - -

Sauvez ce pays, lui disje avec force,


puiſque vous lui êtes attaché , ſoyez le
ſauveur de ce peuple que vous aimez ! --
Que faut il faire, me dit le prince étonné
de mon mouvement ? -- L'empereur veut
perdre ce pays, repris-je , il le livre à
deux vautours qui vont le déchirer. Oſez
vous mettre à la têre de ce peuple &
contre l'empereur lui-même, & contre
ſes indîgnes miniſtres ; le ſceptre de la
Belgique va ſe briſer dans ſes mains ,
oſez vous en emparer, prenez la cocarde
brabançonne, & déclarez-vous duc de
Frandre & de Brabant ; le peuple n'at
tend qu'un chef, nous ſommes dans le
moment deux cents gentilhommes fran
çais à Bruxelles. Cette nuit je les raſ
ſemble ; cette nuit je les amene tous ar
més dans le château ; ils s'y tiendront ca
chés ; à I heure du matin vous enverrez
ehercher ſéparément le Ttauttmanſdorff
& le d'Alton , je les arrêterai, & de
main avec le jour levant , nous vous con
duirons à la maiſon de ville : 1à nous
Vous préſenterons au peuple & aux trou
| ( 5I ). | -- '
pes , en leur annonçant que leurs tyrans
ſont arrêtés. Vous êtes cher aux ſoldats,
aux citoyens, vous les verrez tous ap
plaudir à notre proclamation. La prin
ceſſe ne fut pas maîtreſſe d'un mouve
ment qui ſemblait la précipiter à mon
col : vous êtes un dieu, me dit-elle ,
vous êtes un français.
Voilà un ſuperbe projet , me dit froi
dement le prince ; mais fongez-vous que
je ne ſuis plus d'âge à être uſurpateur,
& que je n'ai pas d'enfants ; pour qui
voulez-vous que j'enlcve la Belgique à
mon beau-frere !
Pour lui , répondis-je avec vivacité,
pour ſes neveux ; ſongez que c'eſt le
ſeul moyen de la conſerver à la maiſon
, d'Autriche. Je partirai ſur le champ pour
Vienne avec vos pouvoirs, je montrerai
à l'empereur combien votre démarche
était néceſſaire, & je ne reviendrai qu'a
vec ſon conſentement de vous céder la
ſouveraineté de Flandre & de Brabant , à
laqu lle vous aſſocierez ſur le champ &
par le même traité, l'archiduc François
que je ramenerai avec moi à Bruxelles ,
il parcourra toutes les villes # la Bel
2.
( 52 )
gique ; ce peuple eſt aimant , il ne tien
dra qu'à ce prince de s'en faire adorer,
& les têtes de Trauttmannſdorff & de
d'Alton ſuffiront à la vengeance du
peuple.
M. le Marquis, me dit le prince , le
vois bien que les Français ont la tête
auſſi chaude que le cœur. Enſuite il ſe
promena à grands pas dans ſon cabinet :
nous gardions tous les trois un profond
filence. Il le rompit enfin, en s'écriant;
non , non, je partirai ; je partirai ; puis
s'approchant de moi , il eut la bonté de
m'embraſſer ; il me mit au doigt un fort .
beau diamant qu'il avait au ſien, & me
dit : M. le Marquis , je n'oblierai jamais
cette ſcene , mais ne nous revoyons
jamais à Bruxelles; vous me feriez oublier
mon devoir ; je lui baiſai reſpectueuſe
ment la main & me retirai ſans proférer.
une , ſeule parole. J rentrai chez moi,
admirant la vertu de ce prince.
Je trouvai chez moi l'abbé Sabbatier
qui m'attendait ; jé viens , me dit-il »
Vous chercher de la part du miniſtre.
De la part du mini re, lui dis-je un
Pº ému , en ſongeant à la ſcene de la
( 53 )
*uit : que peut il donc me vouloir ? vous
le ſaurez de lui-même, me dit l'abbé 2

tout cé que je puis vous dire, c'eſt qu'il


paraît qu'il vous a goûté, & qu'il a des
· Projets ſur vous. Il m'a envoyé chercher
ce matin à ſept heures. Il m'a beaucoup
qucſtionné à votre ſujet, & a ſini par me
dirc de vous aller chercher & de vous
amener.

Je ne m'épouvante jamais, & voilà


la réflexion que je fis ; ſi le miniſtre eſt
inſtruit de la ſcene de cette nuit , il ſait
que j'ai ſon ſecret , il doit me eraindre
, & me ménager, & je lui ôterai bien
1'envie de ſévir ou de machiaveliſer con
tre moi. Raſſuré par cette réflexion , je
ſuivis l'abbé , après avoir pris à tout
événement mes piſtolets.
Nous arrivâmes chez le miniſtre qui
nous attendait dans le cabinet de ſon ſe
crétaire le baron de Melk.
Dès que le miniſtre me vit : M. le
Sueur, me dit-il, il faut que M. le mar
quis de Ligny me rende un ſervice.
· A ce début je jugeai que l'abbé Sab
batier m'avait arraché mon maſque ,
mais je ne mc déconcertai pas, #
je lui
- E
: - - ( 54 ) • - -

dis : le Sueur & le marquis de Lign


ſont également aux ordres de ſon Ex
cellence, & prêts à faire tout ce qui
pourra lui être agréable.
Le Sueur , me dit-il, le foyer de l'in- .
furrcction belgique eſt à Breda , j'aurais
beſoin d'y avoir un homme sûr, adroit &
intelligent, qui pût ſe lier aſſez intimement
avec l'avocat Van-der-Noot , pour con
naître ſes complices, & ceux de qui je
dois me méfier davantage ; nous n'avons
dans le gouvernement perſonne en état
de remplir une commiſſion auſſi délicate,
je l'ai propoſée à l'abbé , qui eſt trop
poitron pour s'en charger , mais il m'a
fait tant d'éloges de vous , que je l'ai
prié de vous amener ſur le champ. Si
votre talent répond à tout ce que m'a
*
dit l'abbé, vous êtes mon homme.
s 'l'el éloge que l'abbé ait pu vous faire
| de moi , Monſeigneur ; lui dis-je en ſou
riant , il eſt au-deſſous de mon mérite , &
ſi vous voulez que je vous en donne une
preuve, vous voilà trois ; je parie que je
, vais dire, ce que l'un de vous trois , à
votre choix, a fait cette nuit : parbleu ,
| dit le miniſtre, cela ſerait unique, ---
. ( 55 )
É{é bien , Monſeigneur, faites-en l'eſſai...
Il eſt très-poſſible, reprit le miniſtre, que
vous ayiez paſſé la nu't avec l'abbé , puis
aprés avoir refléchi un inſtant, il ajouta :
voyons ſi vous me direz ce que j'ai fait ,
moi !
C'eſt où je l'attendais: parlerai-je haut,
Monſeigneur , lui dis-je ? tout comme
vous voudrez , me répondit-il. Eh bien ,
Monſeigneur , je crois qu'il vaut mieux
qu'il n'y ait que votre Excellence dans
le ſecret : alors je le tirai dans une em
braſure de croiſée , & je trouvai plaiſant
de lui raconter mot pour mot, geſte pour
geſte, mouvement pour mouvement, ce
qu'il avoit dit & fait la nuit avec la
comteſſe. Je n'ai jamais vu de ma vie
d'homme plus étonné ; il ne ſavait com
ment il devait prendre la choſe, s'il de
vait en rire ou ſe facher. Mais comme
je lui cachai bien le dénouement de
l'aventure & tout ce qui me regardait, il
finit par me dire : il faut que tu ſois le
diable, & que tu fuſſes dans ma lanterne :
-- fi j'avais été le diable, repris je en riant,
je me ferais mieux placé que dans votre
lanterne , Monſeigneur : -- & où donc *
( 56 ) ,- .

dans le corps de votre Excellence. I1 ſe


mit à rire, & me dit en me frappant ſur
l'épaule, tu es mon homme , il faut partir
pour Breda. --- Quand , Monſeigneur ? -
le plutôt poſſible. --- Sera - ce aſſez tôt
dans une heure ? --- Tu es un homme
divin, il n'y a qu'à Paris où l'on en
| faſſe comme toi ! ... Melk, dit il à ſon
ſecrétaire , faites un ordre à vue de deux
cents louis ſur 7Valckiers pere ; Melk fit
l'ordre , le miniſtre le ſigna , me le donna
avec ſon Alphabet : je fus chez M.
Walckiers pere , je touchai mes deux
cents louis en or , & au bout d'une heure
je partis pour Breda.
e ne crois pas avoir contrevenu à
vos ordres , Monſeigneur , en acceptant
cette commiſſion , puiſqu'elle rentre dans
vos intentîons en me rapprochant de
l'avocat Van der Noot, que vous m'avez
ſpécialement déſigné pour objet de mes
obſervations.
( 57 )
sº,º>,',P,º,P PP PP Pººr'e ecºu# # #s

S E C O N D R A P P O R T.

Jacques le Sueur ſe rend à Breda, il y


trouve le chanoine Van Eupen , ſe lie
intimement avec lui ſous le nom du
baron de Bamberg: lui livre les ſecrets
du comte de Trauttmianſdorff; eſf
reçu Illuminé. Sa réception. Vie du
chanoine Van Eupen. Ses amours .
ſes revers, ſes projets. J. le Sueur
eſt envoyé par le comité de Breda
à Van der Noot à la Haye.

De Breda, le premier décembre 1789.


M ONsEI GN EUR,

JE cours encore aprês Vander Noot,


que je vais aller chercher à la Haye,
mais j'ai le mot de l'Inſurrection belgi
que , j'en tiens l'ame dans ma main :
j'ai trompé le plus fourbe dcs hommes ,
Van Eupen m'a livré tous ſes ſecrets.
º
( 58 )
, Je croyais trouver Vander-Noot à
Preda, il en était parti depuis trois jours
pour ſe rendre à la Haye, où il doit faire
'avec le Stathouder , un traité ſecret dont
je vous inſtruirai dans mon prochain rap
· port.
Mais Van-Eupen, le grand faiſeur,
le génie de l'inſurrection belgique dont
Vander-Noot n'eſt que le tambour &
l'aboyeur , était à Breda ; j'ai donc cru
· néceſſaire de m'y arrêter, & je n'y ai
· pas perdu mon tems.
Je me fis annoncer chez le chanoine
Van Eupen , ſous le titre du baron de
Bamberg , ſeigneur pruſſien. Ce titre me
valut l'accueil le plus favorable de l'ex
jéſuite.
Ce Van-Eupen eſt un chanoine d'An- .
vers , grand pénitencier de cette ville,
qu'une intrigue amoureuſe a forcé de ſe
retirer en Hollande, & qui ne peut ren
trer dans la Belgique, qu'en étouffant
ſous des monceaux de ruines & de cen
, dres , la voix de la juſtice, & le pouvoir
du Souverain. C'eſt un homme de 4o ans,
à cheveux blonds & plats , à figure blé
mc , à parole lente, à ton mielleux ,
( 59 ) .
mais c'eſt le plus fourbe & le plus fin
de tous les enfans d'Ignace: il eut beau
baiſſer ſes yeux , j'y faifis toute ſon aſ
tuce & toute ſon hypocrifie. Il a un air
de famille avec Cromuvel & Mazarin,
& je parierais qu'il jouera un grand
rôle dans les Pays-bas : nous nous obſer
vions tous deux , nous cherchions à nous
deviner, nous nous tenions ſerrés en af
fectant la plus grande confiance ; enfin
cette premiere entrevue ne nous ſervit
qu'à nous étudier : il s'apperçut que j'é
tois un renard , & je vis que j'avais à
faire à un chat ; mais je fis une décou
verte. bien eſſentielle , dont j'ai tiré ,
comme vous verrez, le plus grand par
ti: je m'apperçus que le drôle était un
Illuminé, ſur cette connaiſſance j'éle
vai ſur le champ toutes mes batteries ,
& je formai mon plan d'attaque qui m'a
parfaitement réuſſi.
Par ordre de la police, j'avais acheté
à Paris, vers l'année I782 , tous les ,
ſecrets des plus hauts grades de la
maçonnerie écoſſaiſe d'un aventurier
nommé de Leutre, qui, condamné à
être pendu à Avignon , eſt devenu le fon
( 6o )
dateur & l'oracle de la loge de la rue
Coqheron : ce ſaltimbanque après avoir.
ruiné le marquis de la Salle, tourné
la tête du comte de Balbi, auquel il fit
croire qu'il était J. C. ; tué Bignon le
bibliothécaire du roi , & le marquis de
Chabannois, a gagné cent mille écus
à jouer à la chapelle maçonique ; il
m'avait appris tous ſes tours de gibe
ciere , la maniere de faire de l'or , d'é
voquer les ombres & de les faire paraî
tre, lorſque je facilitai ſon évâſion de
l'hôtel de St. Chamont, qu'il occupait &
qui appartenait au comte de Balby ;
enfin, iorſque je le fis recevoir eſpion
de police, il m'en témoigna ſa recon
: naiſſance en me livrant tous ſes ſecrets
& me mettant à pôrtée de paſſer par
tout pour un adepte du premier ordre.
Une anecdote que l'on ignore, c'eſt
que le premier cri de l'inſurrection fran
gaiſe eſt parti de la loge du Contrat ſo
cial, préſidée par ce de Leutre : c'eſt
dans cette loge que ſe couvait depuis
longtems le projet de la révolution : il y
avait un comité ſecret compoſé de de
Leutre , l'abbé Bertolio, l'abbé Fau
chet
( 61 ) ·
chet , le marquis de la Salle , le petit
Morel des menus, d'Epremenil, le duc
d'Aiguillon , M. Bailly & le marquis
de la Fayette. L'on peut ſe ſouvenir que
ce ſont ces mêmes perſonnes qui ont
joué les premiers rôles à l'époque du I4
Juillet 1789 , & ſe ſont partagé les
grandes places. Gn doit auſſi ſe rappel
ler que M. le duc d'Orléans eſt le G. M.
de la maçonnerie françaiſe.
Je laifſai paſſer deux jours ſans aller
chez Van Eupen, je voulais le voir
venir : effectivement il vint le , troiſieme
jour me rendre ma viſite ; j'affectai de ne
point parler des affaires du Brabant,
mais je fis tomber la converſation ſur
le Roi de Pruſſe , & par ſuite ſur la ſu
blime maçonnerie, le magnétiſme & la
Théoſophie , parlant beaucoup de Lava
ter, de d'Epremenil & de Caglioſtro Je
vis mon coquin de Jéſuite ſe déboutonner
petit à petit, & enfin il finit par me
prier de venir ſouper avec lui.
Je n'y manquai pas : nous étions ab
ſolument ſeuls , il avait écarté tout œil
profane, alors nous commençâmes à
nous tuiler. Comme je m'étais préparé .
Tome I.
*

( 62 )
je répondis à tous ſes ſignes , mais il
m'en fit un dernier, qui fut pour moi
le nec plus ultra. Vous êtes, me dit-il,
un frere voyageur. --- Oui , fage maître,
lui répondis je , je ſuis envoyé par le
cercle de Berlin , à celui de Weimar ,
où je dois, m'a-t-on dit , trouver la Pa
role : vous n'irez peut-être pas la cher
eher ſi loin, me dit-il; l'eſprit m'a parlé
cette nuit, vous êtes appellé ; je vous
connais peu par moi-même , & beaucoup
par ceux que vous ne connaiſſez pas , &
que vous connaîtrez un jour : vous de
viendrez le récipient céleſte dans lequel
découleront les vérités ſurnaturelles ;
vous êtes l'homme dont je ferai un vafe
d'élection, & que je remplirai de la cé- .
leſte roſée que j'ai ramaſſée dans la ter
re promiſe. -

A ces mots , affectant une effuſion


de cœur , je me jettai à ſes pieds , &
profitant de l'heureux don des larmes
que je poſſede au ſuprême dégré , je les
arroſai de mes pleurs : il me releva avec
tendreſſe, me ſerra dans ſes bras , me
conjura de lui ouvrir mon ame : Très
fage & très puiſſant maître, lui dis-je .
( 63 )
un ſecret terrible peſe ſur mon cœur ,
donnez moi votre parole ſacrée que tout
ce que je vais vous réveler, n'altérera
pas l'harmonie parfaite qui doit unir nos
ames & nos corps. Je vous le jure , me
dit-il , par l'Aoua Toffana, par le Fils
crucifié , par Gablidone.
Alors je lui déclarai que je venais de
Bruxelles , je lui racontai mot pour mot
mon aventure avec Trautmansdorff , la
commiſſion ſecrete qu'il m'avait donnée
de venir épier Vander-Noot ; enfin j'a
chevai de gagner toute ſa confiance en
· lui livrant l'Alphabeth du miniſtre : je
'me gardai bien cependant de lui dire
que j'étais le Sueur, & je reſtai toujours
à ſes yeux le baron de Bamberg : je ſa
vais tout cela , me dit impudemment le
fourbe, il vous était impoſſible de vous
cacher , c'eſt l'eſprit qui vous a forcé,
malgré vous, à la révélation. En diſant
ces mots; le ſcélérat me ſçrrait contre
ſa poitrine, m'étreignait ſur ſon ſein :
il ne ſe poſſédait pas de joie ; enfin il
m'adopta pour ſon frere ;vous ne con- .
naiſſez pas encore, me dit-il , nos plus
F 2
:

( 64 )
ſecrets myſteres , mais vous venez de
vous en rendre digne. Paſſez deux jours
entiers dans le jeûne & la priere, ne
buvez chaque jour que ſept onces d'eau,
ne mangez que cinq onces de pain ,
& le troiſieme jour , quand vous enten
drez, ſonner trois heures du matin , ren
dez - vous à la porte de Breda qui re
garde le ſoleil levant : vous y trouverez
un vieillard occupé à graver ſur une
pierre blanche la lettre G. Il briſera ſa
pierre en vous voyant, ſuivez-le, même
malgré lui, mais ne proferez pas un ſeul
mot : pendant ces deux jours, je conſul
terai l'eſprit, & j'apprendrai de lui ce
que je dois faire de vous. M'ayant dit
ces mots , il m'embraſſa plus étroite
ment qu'il n'avait fait encore, & il me
congédia.
Je m'enfermai bien exactement chez
moi pendant deux jours : je ne les paſ
ſai ni en jeûnes , ni en prieres. J'avais
pour hôteſſes deux très jolies filles , qui
daignerent me tenir compagnie , & me
· ſirent paſſer rapidement les heures de ma
retraite. -
( 65 )
Le troiſieme jour j'étais à trois heu
rcs préciſes à la porte de Breda , j'y
trouvai le vieillard occupé à graver ſur
une pierre la lettre G. Sitôt qu'il me vit,
il la briſa , & ſe mit à marcher fort vîte :
je le ſuivis comme Van-Eupen me l'a
vait preſcrit ; il s'avança dans la cam
pagne , & voyant que je m'attachais ſur
ſes pas , il me menaça d'un bâton qu'il
tenait à ſa main, & dont il me frappa
rudement à pluſieurs repriſes ; j'avoue
que la plaiſanterie ne me plaiſait pas iu
finiment , & que pluſieurs fois je fus tenté
de lui arracher ſon bâton & de l'en frot
ter comme il faut ; mais j'étais trop avan
cé pour reculer ; je m'armai de patien
· ce, & au bout d'une demi-heure, tou
jours bâtonné, nous trouvâmes un ca
brioiet attelé de deux ſuperbes chevaux
qui piétinaient d'ardeur , & que rete
nait avec peine un petit negre : mon
guide s'élança dans le cabriolet avec
une légéreté qui démentait ſa feinte vieil
leſſe ; je me diſpoſai à l'imiter , mais
alors il me préſenta un mouchair blanc :
je le pris, je me bandai • la
| ( 66 ) -

vue, S& me plaçai près de lui : il m'en


veloppa alors toute la tête d'un ſac de
taffetas, me lia les mains, & nous par
tîmes. Comme j'ai l'habitude des voitu
res fermées, je m'apperçus que la nôtre
retourna & reprit la route de la ville :
nous allions très vite; au bout de dix
minutes nous paſſâmes ſur un pont le
vis , la voiture s'arrêta. Mon conduc
teur me dit de me lever, je le fis, mais
' alors il me pouſſa violemment hors de
la voiture : je tombai ſur une trape qui
· s'ouvrit & ſe referma ſur le champ ſur
moi : ma chûte fut longue & lente ſags
· être dangereuſe, je ſentis que j'étais ſur
une eſpece de hamac qui, s'abaiſſait in
· ſenſiblement. En calculant ma chûte , je
· juge qu'elle fut au moins de cent pieds :
Je touchai enfin la terre quî était cou
verte de paille.Je m'aſſis tranquillement,
me réſignant à toutes les épreuves qu'on
: voudrait me faire ſubir. Une choſe bien
· extraordinaire, c'eft qu'il ne me vint
pas un ſeul inſtant dans l'idée que je pou
vais être trahi par Van-Eupen : je con
· noiſſais trop toutes ces fingeries de la
( 67 )
maçonnerie pour avoir le moindre ſouy- .
çon ni le moindre effroi : je n'avais
qu'un peu d'impatience & beaucoup de
curioſité.
Au bout de deux heures de réflexion
dans ce caveau, une eſpece de fantô
me, ^ la tête couverte d'un voile enfan
glanté, ouvrit la porte de mon cachot :
d'une main il tenait un flambeau d'opé
ra, qu'il ſecouait de tems en tems , ce
qui l'environnait de flammes , de l'autre
il tenait une épée nue : il me fit ſigne
dc le ſuivre , auſſitôt je me levai , & ſur
ſes pas je ſuivis un ſentier taillé en co
limaçon qui nous conduifit enfin dans
une ſalle immenſe, dont la voûte, le -

parquet & les murs étaient couverts de


drap noir , parſemé de flammes rouges
& de couleuvres menaçantes. Trois lam
pes ſépulcrales jettant de tems en tems
une meurante lueur , m'aidaient à diſ
tinguer dans cette lugubre enceinte les .
débris des morts ſoutenus par des crê
pes funebtes ; un monceau de ſquelettes
formait dans le milieu , une eſpece d'au
·tet; à côté étaient gravées des menaces
( 68
eontre les parjures , #' des invocations
infernales. -

Huit heures s'écoulerent dans ce ſilen


ce qui redoublait mon impatience. Alors
des fantômes traînant des voiles mor
tuaires , traverſerent lentement la ſalle ,
& ſemblaient s'abymer dans des ſouter
rains , j'avais beau les examiner , être
tout yeux , tout oreilles , je n'entendais
ni le bruit de leur chûte, ni ne décou
vraîs le jeu des trappes ; je ſentais ſeu
lement une odeur fétide qui s'en exha
lait. -

Ainſi l'initié demeure douze heures


dans ce ténébreux aſyle , au milieu d'un
ſilence glaçant ; le jeûne ſevere qu'il a
dû obſerver depuis deux jours , a déjà
affaibli ſa penſée : des liqueurs préparées
finiſſent alors par extenuer ſes ſens , &
troubler entiérement ſa raiſon. A cet ef
fet trois coupes remplies d'une liqueur
verdâtre ſont placées à ſes pieds , le be
ſoin les approche des levres, la crainte
& le dégoût les en repouſſent.
Je m'étais bien précautionné contre
ee beſoin , mes " deux jours de retraite
( 69 )
avaient ſuffiſamment pourvu mon eſte
mac contre la diete la plus longue & la
plus ſévere ; & j'avais eu la ſage pré
voyance de le fortifier le matin même ,
d'un excellent conſommé, par deſſus le
quel j'avais bu deux grands verres de
liqueur de la Martinique , que je porte
toujours avec moi en voyage ; enfin le
pauvre le Sueur était bien euiraſſé. -

Alors parurent deux hommes , ou


plutôt deux ſpectres , vrais miniſtres de
la mort. Ils me ceignirent le front d'un
ruban aurore , teint de ſang , & chargé
de caracteres argentés , entremêlés de
la figure de Notre-Dame de Lorrette :
on m'arma d'un petit crucifix de cuivre
de la longueur de deux pouces, on me
mit nud comme la main, on ſuſpendit
à mon col des eſpeces d'amulettes de
drap violet , on traça ſur ma peau des
croix avec du ſang , & alors un Mon
ſieur qui faiſait l'eſprit, vêtu de blanc ,
& le viſage & les mains couvertes de
phoſphore, vint me lier les tetticules
avec un ruban rouge & ponceau.
Après cette cérémonie galante, cinq
©

( 7o
fantômes, montés ſur des échaſſes que
cachâient des draps dégoûtans de ſang ,
dont ils étaient couverts , & armés de
larges glaives compoſés de lames d'acier
& de verre, s'avancerent vers moi ; ils
me firent coucher la face contre terre ,
& reciterent ſur moi à haute voix les
prieres des morts, après leſquelles cha
cun me jetta ſur la tête une poignée
de terre : eette fatigante & ennuyeuſe
cérémonie finie , des accens plaintifs ſe
firent entendrc : le bûcher s'alluma , &
une figure coloſſalle & preſque tranſpa
rente , s'éleva du bûcher : à ſon aſpect ,
· mes cinq fantômes entrerent en convul
ſions, & pouſſerent des cris horribles.
Alors le tonnerre gronda, la foudre
· ſillonna la voûte qui s'ouvrit. Un nuage
de feu en deſcendit, & du milieu du
nuage ſertit une voix forte & ſonore
eui me dit dans un cornet d'airain :
Mortel, prononce le ferment qui peut
ſeul unir l'homme & Dieu, le corps &
l'efprit, le fini & l'infini. , Il va le
» répéter , grand Gehova , s'écrierent
» les cinq fantômes. » En même tems,
-

( 7I )
ils m'appuyerent #.les cinq la pointe
de leurs glaives ſur la poitrine , en me
diſant d'une voix ménaçante : Repete ou
17lellrS, -

L'alternative n'était pas ſéduiſante ,


auſſi répétai-je mot pour mot ce ſerment
que prononçait , le grand Gehova dans
ſon cornet d'airain :
» Au nom du Fils crucifié, je jur»
» de briſer les liens charnels qui m'at
» tachent encore à pere, mere, freres,
» ſœurs, époux, parents, amis, mat
» treſſes , rois , chefs , bienfaiteurs, &
» tout être quelconque à qui j'ai promis
» foi , obéiſſance , gratitude ou ſervice.
» Je maudis le lieu qui me vit naître,
» pour exiſter dans une autre ſphere.
» J'abjure le ſerment fait à la patrie &
» à ſes loix , & ce globe empeſté , vil
» rebut des cieux. Je jure de révéler au,
», nouveau chef que je vais reconnaître ,
2 7 ſans jamais le reconnoître que par l'eſ

» prit intermédiaire , ce que j'aurai vu ,


» fait, appris, lu, entendu ou deviné,
», & même de rechercher & d'épier ce
» qui ne s'offrirait pas à mes yeux. Je
32 jure d'honorer & de reſpecter l'Aqua
( 72 )
» Toffana e un moyen ſûr ,
» prompt & néceſſaire de purger le globe
» par la mort ou par l'hébétation de
» ceux qui cherchent à avilir la vérité
2
ou à l'arracher de nos mains.Je jure
» de fuir l'Eſpagne, Naples & toute
» terre maudite : je jure de ne jamais
»» révéler ce que je vois , ce que j'en
2) tends ; je ſais que le tonnerre n'eſt
2 pas plus prompt que le couteau qui
4 m'atteindra en quelque lieu que je
puiſſe être. » -

# Le grand Gehova termina la ſcene


en me béniſſant : Au nom du Pere & du
Fils , & du ſaint eſprit.
Mes cinq acolytes dirent Amen. Le
nuage remonta au bruit des tonnerres,
& la voûte ſe referma.
' Alors on plaça devant moi un can
delabre garni de ſept cierges noirs : on
me préſenta un vaſe plein de ſang qu'on
me dit être du ſang humain, mais que
je ſavois très bien être du ſang d'ag
neau : j'en bus la valeur d'un demi-ver
re , & l'on répandit le reſte ſur ma tête
& ſur mes mains. On me délia les teſ
ticules
( 73 )
tieules , on m'ôta mes amulettes, & la
bandelette qui ceignoit mon front.
On me fit paſſer dans un cabinet très
éclairé, dans lequel je trouvai, trois
jeunes negreſſes charmantes, convertes
d'une gaze blanche & tranſparente : elles
avaient les bras, la gorge & les jambes
nues : un large ruban d'or relevait leurs
cheveux qui , par leur longueur , me fi
rent voir que mes trois belies Africai
ces , étaient de blanches Européennes
couvertes d'un beau vernis d'ébene. Une
large ceinture de gaze d'or, marquait
leur taillé élégante : elles me firent en
trer dans un bain très chaud d'herbes
aromatiques ; répandirent ſur ma téte
des eſſences dont leurs mains délicates
me frotterent tout le corps ; elles treſſe
rent mes cheveux , me revêtirent d'une
robe de lin , qu'elles attachercnt avec
une ceinture aurore. Elles chauſſerent
1meS pieds de brodequins de ſatin de la
même couleur : alors elles me préſente
rent la main , me faiſant ſigne, car elles
ne parlaient pas, qu'elles allaient me
conduire à la table. -

Un marbre eût été animé de leurs


Tome I. G
( 74 )
attouchemens voluptueux, je n'étais pas
de marbre , j'avais des yeux & des
mains, & je voyais un ſopha recouvert
de couſſins moëlleux & élaſtiques, qui
femblaient appeller le plaiſir & la volupté.
Je jettai un regard de feu ſur mes
trois belles, un doux ſourire fut leur
réponſe, je me trouvai tranſporté ſur
l'autel de l'amour , & tandis que j'im

molais la victime , les deux autres prê


treſſes, par les attouchemens les plus
voluptueux, les baiſers les plus laſcifs ,
hâtaient le ſacrifice , & devenaient tour
à tour victimes & prêtreſſes. Jamais je
n'avais éprouvé un pareil moment, il
eſt au-deſſus même de l'idée que l'on
peut s'en former, & je ne puis le re
tracer ſans ſentir mon cœur s'élever &
rouler dans mes veines des torrens de
feux. -

Mes trois ſacrifices conſommés, elles


me conduiſirent dans une petite rotonde
entourée de colonnes de ftuc blanc ,
imitant parfaitement le marbre , au mi
lieu de laquelle était une table chargée
de bougies, de fleurs , de fruits & de
pâtes : nous nous y aſſimes tous les qua
-- .
- ( 75 )
tres , je mangeai avcc appétit ; mes bel
les houris auxquelles , pour mon bon
heur, il ne manquait que la parole, me
verſaient à tout moment des razades
d'un vin délicieux ; je ſentais bien qu'il
m'aſſoupiſſait , mais je ſentais auſſi qu'il
fallait m'aſſoupir pour ſortir de ce lieu :
d'ailleurs comment refuſer une razade
dont la premiere gorgée était toujours
priſe entre deux levres voluptueuſes,
& deux rangées de perles plus blanches
que l'ivoire. Je me livrai donc de bonne
grace au charme enchanteur.
, Enfin les ſons argentins , & cromati
ques de l'harmonica s'étant fait enten
dre, ils acheverent de m'enivrer ; ma
tête ſe pencha ſur le ſein d'une de
mes enchantereſſes , mes yeux ſe ferme
rent , & je m'aſſoupis dans les délices
de tous les ſens.
On profita ſans doute de ce long &
profond aſſoupiſſement pour me tranſ
porter chez moi , où je m'éveillai au
bout d'un très long tems, couché dans
mon lit , ayant à mon oreiller mes dcux
jolies hôteſſes, qu'un ſi long & ſi pro
fond ſommeil commençait • inquiéter
2,
| ( 76 )
Tout ce que je viens de dire, parai--
tra peut-être une continuation des mille
& une nuit , mais je puis jurer ſur ce
que les hommes reconnaiſſent de plus
facré, que tout eſt de la plus grande
vérité, & que je ne l'ai dans ce récit
ni embellie ni altérée.
· J'interrogeai mes hôteſſes qui me di
fent qu'à minuit trois inconnus m'a
vaient amené dans un cabriolet de poſtc ,
en recommandant de reſpecter mon ſom
meil qui était une ſuite d'indiſpoſition ,
mais qui ne devait en rien les effrayer ,
tel long qu'il pût être ; je calculai qu'il
avait été de vingt heures. Il était ſix
heures du ſoir, je m'habillai & me ren
dis fur le champ chez Van Eupen : il
m'attendait avec impatience ; nous nous
précipitâmes dans les bras l'un de l'au
tre avec l'apparence de la plus étroite
fraternité ; nous nous enfermâmes , &
voici les inſtructions qu'il me donna.
Vous êtes un ſecond moi-même , me
dit-il, nous ne devons plus former qu'un
éorps & qu'un eſprit, & nos ſermens
juré de n'avoir
font mutuels : vous avez
aucun ſecret pour moi , je n'en dois
( 77 ) -

avoir aucun pour ,# , mon eœur dºit


vous être ouvert, & pour vous donner
l'exemple, je dois vous inſtruire de tout
ce que vous ignorez ſur l'ordre ſublime
dont vous êtes à préfent membre. .
Notre ſociété a pour but de gouver
ner le monde , de s'approprier l'autorité
des ſouverains , d'uſurper leurs places ,
en ne leur laiſſant que le ſtérile honneur
de porter la couronne.
C'eſt-à-dire, mon frere , que vous avez
adopté le projet des Jéſuites détruits ?
Détruits ! me dit - il en ſouriant. La
Société de Jeſus eſt plus en force, plus
en vigueur que jamais, puiſque c'eſt ſur
fa tige même que la Théoſophie s'eſt
entée ; il n'a fait que changer de nom ,
& ce qui, en I773, s'appellait encore
à Rome Compagnie de Jeſus, ſe nomme
à préſent Théoſophes ou Illuminés.
-- Je vois cependant quelque diffé
rence, lui dis-je, entre les Jéſuites &
vous : car s'ils méditaient la conquête
du monde , c'était une conquête toute
ſpirituelle, ils n'aſpiraient pas à renver
ſer les trônes , mais à devenir les hyéro
phantes de toutes les religions.
- - ( 78 )
-- C'eſt auſſi ſur les opinions que nous
voulons regner ; ce ne ſont pas des pro
vinces, mais l'eſprit humain que nous
voulons conquérir. -- Cependant vous
faites profeſſion d'ignorance ; ennemis
déclarés de toute lumiere, vous cher
chez à l'éteindre fur la ſurface du glo
be. -- Nous avons bien nos raiſons pour
cela : depuis que le monde eſt monde,
notre ſociété cxiſte ſur la terre , nous
nous ſommes alternativement appellés
Mages , Prêtres , Druides , T'empliers ,
Roſe Croix, Jéſuites, Franc-Maçons ;
nous avons répandu la lumiere ſur la
terre, nous avons éclairé les hommes ,
nous avons formé les fages, qu'en eſt il
arrivé ? les ſages nous ont tué : nous
avons créé la philoſophie , la philoſo
phie a briſé le trône du jéſuitiſme : nous
avons allumé ſon flambeau , c'eſt ſon
fiambeau qui éclaira nos deſſeins ambi
tieux : ce furent les philoſophes, en
fans ingrats & rebelles , qui nous dé
maſquerent , & nous dénoncerent aux
rois étonnés de ſe trouver nos eſclaves :
' · ee fut une leçon cruelle pour nous : nous
perdiines en un inſtant le fruit de ſoixante
- - - | ( 79 ) , , , .
fſeeles de travaux ; mais cette leeon nous
a inſtruits , nous nous ſommes hâtés de
remettre la lumiere ſous le boiſſeau , &
comme la ſcience marche à pas de
pigmée , & l'erreur à pas de géant , i1
ne nous faudra pas un ſiecle pour Re
plonger les peuples dans la barbarie, &
fairc retomber ſur le globe le voile épais
de l'ignorance. -- Encore une objection,
mdn frere ! -- Tant que vous voudrez,
-- Les Jéſuites avaient renoncé à toute
dignité , ils ne pouvaient être ni évé
ques , ni cardinaux , ils ne pouvaient ac
cepter ni bénéfices ni tréſors : les Illu
minés ont-ils adopté ce mépris politi
que des placcs & des richeſſes ? -- Les
Illuminés.dévorent tout. Places, hon
neurs, fortune , gouvernement, tout nons
convient ; nous excluons des graces &
des charges quiconque n'eſt pas des nô
tres : les Jºſuites ne çherchaient qu'à
briller par leur eſprit, nous nous enve
loppons au contraire de téncbres , & nous
marchons à la puiſſance univerſelle par
un ſentier obſcur & ſilencieux : vous
retrouverez cependant de grands tra **
de reſſemblance entre nos deux ordres *
( 8o ) ,
eomme les Jºſuites, nous diſpoſons de
fa volonté des Souverains ; nous avons
une religion adoptée à nos vues, nous
ſoumettons nos candidats à de nombreu
ſes & longues épreuves... -- Et rudes. --
Ne vous plaignez pas, mon frere, me
dit-il en ſouriant , ſi les bords du vaſe
ont été trempés d'abſinte, vous avez
trouvé le miel au fond du calice. C'eſt
une grace d'état dont je vous félicite ;
mais reprenons notre inſtruction : les Il
luminés comme les Jſuites ſont répan
dus dans tous les ordres de la ſociété ,
car fi l'habit du militaire, la ſimarre du
magiſtrat couvraient des Jſuites, nous
avons nos apôtres voyageurs & nos eſ
pions : s'ils avaient des vœux auſteres,
nous avons des ſermens effroyables , ſi
Louis XIV reçut au lit de la mort
1'habit des enfans d'Ignace, nous comp
tons parmi nos adeptes, des généraux,
des miniſtres , des princes , des ſouve
rains, des rois ; enfin dans les deux aſ
ſociations, il eſt des ſecrets qui ne ſont
eonfiés qu'à l'expérience ou à la grande
eapacité.
" En nous entretenant ainſi, 1'heure du
1
- ( 81 )
fouper arriva ; il me propoſa ſa cola-.
tion que j'acceptai avec plaiſir, dans
l'eſpérance de lui arracher ' ſon ſecret
perſonnnel , car juſques-là je n'avais en
core que celui des Illuminés, & c'était
d'eux ſeuls qu'il m'avait entretenu : mon
eſpérance ne fut pas trompée ; je le
pouſſai un peu vivement en lui propo
ſant de toſter à nos plus illuſtres freres :
la liſte était longue, & nous avions une
grande partie à parcourir ; l'Allemagne
nous fit vuider plus d'une bouteille ,
& nous nous arrêtâmes enfin en France
en portant pour derniere ſanté celle de
la révolution françaiſe, & de ſes deux
illuſtres chefs, nos dignes freres ' la
Fayette & Bailly,
Quand je vis mon Van Eupen échauf.
fé par nos toaſt nombreuſes , je le mis
ſur le chapitre de ſa vie , après avoir
provoqué ſa confiance par un grand nom
bre de fauſſes confidences que je lui fis
fur mes prétendues aventures : il ſe dé
boutonnna enfin, & voici ſon récit.
Je ſuis né d'une famille honnête, mais
peu fortunée, ce fut en I744 que ma
· mere me mit au jour : la clºxonique ican
· • ( 82 ) . ,
daleuſe veut que je le doive à ſon émi
nence le cardinal de Malines qui pro
tégeait la maiſon & appellait mon pere
ſon ami ; tout ce que je puis dire , c'eſt
que ce bon prélat a pour moi la ten
dreſſe d'un pere , & qu'il ſe plait ſou
vent à m'appeller ſon fils. Mes premie
res années n'eurent rien de remarqua--
•,
ble ; à dix ans on confia ma jeuneſſe &
mon éducation aux Jéſuites qui étaient
dans leurs jours de gloire & de puiſſan
ce : j'y fus aimé, diſtingué ; on crut
reconnaître en moi les qualités néceſ
ſaires pour être aggrégé à ce corps ſi
fameux, & ayant fini mon cours de
philoſophie en 1762 , je fus admis à
dix huit ans à la profeſſion ; j'étudiai
trois ans la théologie, j'oſe dire avec
des ſuccès marqués : alors je profeſſai à
mon tour ; j'allais commencer mes le
çons de philoſophie ; il me manquait
une ſeule année pour pouvoir prononcer
mes derniers vœux , & être membre de
· la ſociété. Le général eut la bonté , ſur
les rapports qu'on lui fit de mon zele &
de ma capacité , de m'envoyer des diſ
penſes, & j'eus enfin le bonheur de ſer
. ( 83 )
rer le nœud qui me lie pour la vie à
ce corps tout - puiſſant. Mais hélas ! à
peine les avais-je prononcés ces vœux
fi chers à mon cœur , que la foudre qui
devait nous écraſer, partit de Rome.
Ce fut le 21 Juillet 1773 que parut
cette bulle impie, que l'eſprit de téne
bres ſouffla à Ganganelli , par laquelle
il ſupprima l'ordre des Jéſuites : nous
l'en avons puni, & il n'ignora pas en
mourant qu'il tombait ſous nos coups ;
il le ſentit au lit de la mort & s'écria :
je vais à l'éternité, & je ſais bien pour
quoi. Notre deſtruction eſt le coup le
plus funeſte qui ait été porté au trône
des papes : Ganganeſli ne ſentit pas que
ce ne ſont ni les ſchiſmes, ni les per
ſécutions qui- déſoleront Rome ; mais
l'inſouciance & 1'habitude de prendre la
religion pour un reſſort poſitique.
` Nous fûmes chaſſés de nos maiſons,
on nous diſperſa ſur la ſurface de la ter
re, mais nous ne reſtâmes pas moins
unis : c'eſt alors que nous nous ralliâmes
ſous les drapeaux de la Théoſophie :
quoique jeune, j'étais un des plus zélés
de la ſociété : j'avais été initié dans les
| ( 84 )
plus ſecrets myſteres de la maçonnerie
électique : je fus ſecretement député, à

# Leipſick auprès du fameux Schröpfèr qui
était le chef & le prophete des Illumi
nés... Je l'ai connu, ce Schröpfèr , dis
je à Van-Eupen en l'interrompant : j'é
tais à Leipſick quand le duc de Cour
lande lui fit donner cinquante coups de
bâtons par le colonel Zanthier qui en
tira quittance. -- Ah ! me dit Van Eu
. pen, l'homme de bien eſt-il à l'abri des
méchans & des calomniateurs ? mais le
venin de l'envie ſe diſſipe au grand jour
de la vérité : ce même duc de Courlande
ne reconnut-il pas bientôt après ſon
apoſtat ? ne devint-il pas un de ſes plus
puiſſans- & de ſes plus zélés protecteurs ,
lorſqu'il lui eut fait voir à Dreſde le
chevalier de Saxe, & le feu Roi de
Pologne ſon pere ? -- Mais repris-je en
core, pourquoi le 8 Octobre 1774, ſe
brûla-t-il la cervelle au Roſenthal en
préſence de M. Bischops werder, du ca
pitaine de Hofgarten, de l'avocat Hoff.
man & du marchand Heyſer ? -- Mon
· frere, reprit vivement Van Eupen, vous
ne ſavez pas qu'il ne fit qu'obéir à l'eſ
, prit
( 85 )
, prît, en ſe dépouillant de ſon enveloppe
mortelle, vous ne ſavez pas que l'eſ
prit de Gablidone était en lui, & qu'il
était tems qu'il paſſât dans un autre ſa
ge, ce ſont des mytteres que je vous
expliquerai quelque jour , en attendant,
baiſſez le front , & faites taire votre en
tendement devant ce que vous ne pou
vez comprendre. -

Je craignis d'irriter le Jéſuite illuminé


en lui faiſant de nouvelles objections :
je convins de la ſublimité de Schröpfèr,
& le priai de , reprendre ſon récit, ce
qu'il fit en ces termes.
Schröpfer me reçut comme un adepte
illuſtre, il me dit qu'il m'attendait de
puis longtems , que l'eſprit lui avait an
noncé mon arrivée, & que j'étais deſti
né à produire un jour une grande révo
1ution ; je fus initié aux plus ſecrets
myſteres, & je revins dans ma patrie,
où l'on a toujours ignoré ce voyage ſe
· cret fait à Leipſick : on me plaça près
de l'évêque d'Anvers , que je n'eus pas
de peine à captiver, j'étais plutôt ſon
mentor que ſon ſecrétaire ; mais je vou
lais ſurtout être libre, & je préferai ua
Tome I.
( 86 )
canonicat d'Anvers , à beaucoup d'au
tres places ou bénéfices plus lucratifs
qu'il m'offrit pour m'attacher à lui : au
titre de chanoine, il joignit celui de
grand pénitencier , & c'eſt à ce titre que
j'ai dû les plus doux momens de ma vie.
Anvers eſt le vrai pays de Papima
nie. Il n'eſt pas de ville plus dévote ni
plus ſuperſtitieuſe ; il n'eſt pas de peu
ple plus bête, plus ſtupide , plus igno
rant : mon titre de grand pénitencier
me faiſait regarder comme un être au
deſſus de l'humanité: je tonnais de mon
confeſſionnal ſur ce peuple imbécille ,
- qui voyait cn moi le médiateur entre le
ciel & la terre. Ma miſe ſimple , mon
oeil baiſſé, ma démarche modeſte, ma
coëffure négligée, ma voix lente & traî
nante, tout augmentait autour de moi
. le reſpect & la vénération : heureuſe la
maiſon que je daignais viſiter, plus heu
reuſe la dévote que je couvrais de mon
aîle ſéraphique : elles ne me manquaient
pas, mon confeſſionnal était ſans ceſſe
entouré de leur troupe béate, & j'étais
· le dépofitaire des ſecrets de toutes les
familles , mais parmi mes nombreuſes
.
. ( 87 ) -

pénitentes mon cœur découvrit une jeune


& innocente colombe , qui vint ſans dé
fiance ſe précipiter dans mes ſerres :
elle était fille du baron de***, capitaine
retiré du fervice de l'Impératrice reine.
Sophie était ſon nom , ſeize ans for
maient fon àge ; ſes cheveux étaient du
· plus beau blond ccndré - vous en pou
vez juger par cet échantillon... Il tira
alors de deſſus ſon cœur une eſpece de
ſcapulaire , dans lequel était un mé
daillon , où d'un côté était le portrait
charmant de cctte aimable enfant , de
l'autre un nom de Jéſus tracé de ſes
cheveux. Jamais tête n'a été plus intéreſ
ſante ni plus angélique : vous la voyez,
me dit Van Eupen en ſoupirant, vous
ſentez qu'il eſt impoſſible à la bouche
la plus amoureuſe de rendre ces traits
enchanteurs. Mademoiſelle Sophie vivait
chcz ſon pere qui était un bon homme ,
mais qui , ayant perdu ſa femme , avait
appellé auprès de lui une de ſes ſœurs,
femme pateline & adroite qui avait ſu
gagner toute ſa confiance. J'étais ſon
directeur, & quoique je fiſſe peu d'atten
tion à elle, j'en recevais tous les mois
• • HI 2
( 85 )
- quantité de petits préſens qui s'augmen
tant inſenſiblement , devinrent aſſez con
ſéqueus pour fixer davantage mon atten
tion ſur une pénitente ſi généreuſe ; je
ſentis bien que ces cadeaux cachaient
quelque deſſein ; & ayant reçu d'elle
une très belle piece d'argenterie , quand
elle ſe préſenta le lendemain au con
feſſional , je lui dis de venir me trou
ver chez moi , ce qui était une faveur
qu'on n'achetait qu'au poid de l'or.
Ma baronne n'y manqua pas ; c'était
une femme de quarante ans, encore
fraîche & de bonne mine, elle s'étaît>
miſe ſous les armes , dans un coſtume
· dévot, mille fois plus ſéduiſant que ceux
, qu'invente avec tant de peine la coquet
terie la plus raſſinée ; ſes charmes étaient
couverts d'un voile qui , en paraiſſant
les dérober à l'œil , lui en marquait
mieux tous les contours ; nous nous aſr
fimes ſur le même ſopha, & je lui de
mandai fi j'étais aſſez heureux pour pou
voir lui rendre quelque ſervice.
Le plus grand de tous, me dit-elle ,
M. Van Eupen, & il n'y a que vous
qui puiſſiez me le rendre ; en même tems
- ( 89 )
elle prit mes deux mains dans les fiennes
qui étaient blanches & potelées, & les
ſerrant avec douceur, elle continua ainſi :
à dix-huit ans j'époufai un officier qui me
laiſſa de bonne heure veuve avec un fils
unique, & ſans autre fortune que le ſou
venir ſtérile de ſes ſervices. Je n'ai pu
donner à mon fils que l'état de ſon pere ;
il eſt lieutenant dans le régiment de L...,
& ſon colonel l'aime & le diſtingue ;
cette protection lui a donné l'entrée d'une
des premieres maiſons de Bruxelles, où
il eſt dans ce moment en garniſon ; il
a fait la cour à une noble demoiſelle ,
qui ſera riche de deux cents mille flo
rins ; c'eſt une fortune pour lui, la de
moiſelle l'aime , la famille le chérit &
conſent à leur mariage, mais elle y met
une condition : -- Laquelle , Madame? --
Le Baron de *** , mon frere, avec le
quel je demeure ici, eſt fort à fon aiſe,
on deſirerait qu'il aſſurât ſon bien à mon
fils, après ſa mort s'entend. -- Je ne vois
rien de difſicile à cela : l'aime - t - il ? --
Beaucoup. -- Deſirez-vous que je lui par
le ? -- C'eſt ce dont je voulais vous prier.
-- Eh bien ! je le verrai , "#. -- El
- H
( 9o )
faut auparavant que je vous prévienne
d'une petite difficulté qu'il vous oppoſera
peut être. -- Qu'eſt-ce que c'eſt ? -- C'eſt
qu'il a une fille. -- Naturelle ? -- Non,
Monſieur, très légitime, & qu'il aime
beaucoup. -- Mais cette petite difficulté
me paraît très forte ; vous voudriez donc
qu'il déshéritât ſa fille ? -- Non, Mon
fieur, à Dieu ne plaiſe, mais je voudrais
ſeulement qu'il lui permît de ſe faire re
ligieuſe. -- Elle en a donc envie ? --
Bon, Monſieur, c'eſt un enfant qui n'a
encore aucun deſir , mais à laquelle on
pourrait très aifément l'infpirer. -- Quel
âge a t elle ? -- Seize ans, -- Eſt elle
jolie ? -- Comme on l'eſt à ſeize "ans. --
· Et ſon caractere ? -- Aucun ; beaucoup de
douceur, & tout ce qu'il faut pour être
infiniment heureuſe dans un couvent. --
· L'avez vous déjà préparée ? Faiblement :
je lui ai ſouvent vanté les charmes de
la retraite ; je lui peins le monde ſous
les couleurs les plus affreuſes , le ma
riage ſur-tout ; elle m'écoute avec dou
ceur & tranquillité , mais je n'oſe pas
trop la pouſſer, je crains de lui être ſuf
pecte ; je voudrais que le confeil de ſe
i
( 9I
faire religieufe #'# d'une perſonne
reſpectable qui méritât toute ſa confiance,
qui par ſon état, ſa réputation , ſes
mœurs, pût lui en impoſer. Vous ſeul ,
Monfieur Van Eupen , vous pourriez
nous rendre à toutes deux ce ſervice im -
portant, & croyez que vous n'aurez pas
affaire à une ingrate. En diſant ces mots,
je ſentis qu'elle coulait à mon doigt un
fort beau brillant que j'avais admiré au
fien.Je la laiſſai faire & lui dis : -- Ma
dame la baronne, mon faint miniſtere,
ma religion , le defir de vous être agréa
ble, tout me fait un devoir d'enlever au
monde & à ſes pompes cette innocente
eolombe ; c'eſt une épouſe que je dois
donner au Sauveur, amenez-moi cette
vierge innocente , & réuniſſons nous pour
R arracher au démon cette brebis qu'il s'ap
prête à dévorer.
A ces paroles je vis la baronne prête
à me ſauter au cou ; oui, Monſieur Van
Eupen , me dit-elle, c'eft ſon ſalut que
je veux ; il n'y a qu'un homme comme
vous pour en faire une ſainte , & demain,
fi vous le permettez, je vous l'amenerai.
Nous primes heure pour le lendemain.
- ( 92 )
la baronne me quitta enchantée de mai 4
& moi enchanté de ſon diamant, & im
patient de voir la pauvre victime que je
devais immoler,
Le lendemain , à huit heures du mar
tin on m'annonça la baronne & ſa niece ;
je volai au-devant d'elles ; toutes deux
étaient enveloppées dans de grandes fayes
qui les dérobaient à l'œil le plus curieux,
Je pris la baronne par la main & l'ame
nai dans mon cabinet, ſa niece nous ſui
vait ; quand nous fûmes entrés, je don
nai ordre que perſonne ne nous interrom°
pît, & je fermai la porte fur nous, Alors
la baronne ſe débarraſſa de ſa faye , &
dit à ſa niece d'en faire autant : ô mon
frere ! comment vous rendre le ſentimcnt
que j'éprouvai en voyant cet ange de
lumiere & de beauté ; j'eus beſoin de tou
te ma prudence pour le cacher à la ba
ronne, je ne pouvais prononcer une ſeule
parole ; heureuſement la Baronne rompit
promptement le ſilence en me diſant , M.
Van Eupen, voilà ma niece que j'aimé,
avec la tendreſſe d'une mere ; je la re
mets entre vos mains , je la confie à vos
ſoius pour diriger ſon cœur & ſon ame ;
| ( 93 )
préte à entrer dans le monde elle a be
ſoin d'un guide sûr & prudent pour la
eonduire ſur les bords du précipice af
freux qui s'ouvre ſous ſes pas ; daigne
rez-vous ſauver ce cher enfant , ajouta
t-elle , en l'embraſſant tendrement, &«
en me préſentant ſa main tremblante,
que je pris d'une main plus tremblante
encore , & que je ſerrai doucement ? Je
promis tout à la baronne, & nous con
vînmes que tous les jours , ſous le pré
texte de la conduire à la meſſe, elle
m'amenerait Sophie qui reſterait ſeule
une heure aVee moi,
Dès le lendemain nous commençâmes
nos pieux exercices ; il était néceſſaire
que je connuſſe toute ſon ame. Quellc
ame, ô mon frere! la glace n'était pas plus
purc, le plus petit ſouffle des paſſions
ne l'avait encore jamais ternie ; elle avait
toute la fleur de l'innocence & de la
candeur ; c'eſt ce que j'appris par ſa con-.
feſſion générale que je lui fis faire.
Il me fut aifé d'imprimer dans cette
ame tendre & paiſible le ſentiment que
je voulus lui donner ; j'avais mon mo
dele,j'imitai uotre fameux pere Girard.

|
- ( 94 ) . • " ..

Je ſoufflai dans ce jeune ſein tout le feu


de l'amour que je couvrais d'un voile
myſtique ; elle avalait ſans crainte le poi
ſon que lui préſentait une main dont elle
étajt loin de ſe défier ; je lui vantai les
douceurs d'une union intime de Jéſus
avec ſon épouſe , je lui fis former ce
mariage ſecret , & bientôt je lui en fis
goûter toutes les douceurs phyſiques par
le pouvoir que j'en reçus de Jéſus, &
qu'il lui ſigna dans le ſomnambuliſme où
j'eus l'adreſſe de la mettre ; quel mo
ment délicieux , lorſque pour la premie
re fois elle fit à ce divin époux le ſacri
ſibe de ſa virginité ! que de ſoupirs, de
larmes lui coûta ce terrible moment ,
mais quelle volupté le ſuivit ! mon bon
heur dura un an tout entier ſans aucune
interruption, ſans aucun nuage ; rien ne
troublait nos amours : Sophie ayant dé
claré à ſon pere & à ſa tante qu'elle re
nonçait pour jamais à toute idée de ma
riage, la baronne était enchantée de
moi ; tous les jours j'étais accablé de
fes dons ; elle n'était pas cependant en
tiérement fatisfaite ; c'êtait beaucoup que
ººPhie renoncât au mariage, mais il
( 95 )
fallait encore au# renonçât au monde,
qu'elle y mourût en s'enſeveliſſant dans
un cloître, en mettant entre la vie &
elle des vœux infrangibles ; elle m'en
parlait ſouvent , mais l'amour me four
niſſait de ſi bonnes raiſons pour reculer
ce moment ; qu'elle était obligée de s'y
rendre.
Mon bonheur était parfait : Sophie ne
vivait que pour Jſus, & Jſus, pour
jouir des embraſſemens de Sophie , dai
gnait entrer dans le corps de Van Eu
pen : tranſubſtantiation plus naturelle &
plus aiſée à prouver & à perſuader à
une jeune innocente, que celle de l'Eu
chariſtie.
Mais le plaiſir & la prudence vont
rarement enſemble : comment ne pas
s'oublier un inſtant, quand on nage dans
des torrens de délices! je m'oubliai :
bientôt Sophie porta dans ſon ſein le fruit
de l'arbre de vie ; j'eſpérais cependant
parvenir à le dérober à tous les yeux.
Un ſaint pélerinage que j'avais propoſé
à la baronne, & qui avait été accepté # !

devait fouſtraire trois mois SoPhie à


l'œil paternel. •
( 96 )
®n devait rendant ce tems me la con -
fier. Le jour de nçtre départ était fixé ;
tout était prêt , nous devions partir le
lendemain à neuf heures du matin, lorf
qu'au milieu de la nuit je reçus l'ordre
de me tranſporter ſur le champ au palais
épiſcopal ; l'évêque d'Anvers m'y atten
dait : Qu'avez-vous fait, Van Eupen, me
dit-il , dès qu'il m'apperçut ? Vous êtes
perdu, imprudent que vous êtes! je lui
demandai l'explication de ce diſcours
finiſtre : écoutez-moi, me dit-il : Made
moiſelle Sophie... A ce nom une ſueur
froide coula ſur mon front. Il s'en ap
perçut & reprit : malheureux ! Made
moiſelle Sophie a fait hier une chûte fi
conſidérable , qu'elle a été ſuivie d'une
fauſſe couche que l'on n'a pu dérober aux
yeux du baron, qui , furieux, a mis le
poignard ſur la gorge de cette malheureu
ſe enfant ; elle a tout avoué : le baron fu
rieux a juré votre mort ; la plainte cri
minelle eſt déjà rendue , mais votre qua
lité de prêtre ne permet pas au glaive
civil de ſe lever ſur vous : moi ſeul ai
le droit de vous faire arrêtet; le baron
furieux eſt venu ſe jetter à mes pieds
- pour
( 97 )
pour obtenir juſtice & vengeanee ; je lui
ai promis l'un & l'autre, mais je lui ai
déclaré que je ne lancerais contre vous
le décret de priſe de corps, qu'après
avoir entendu ſous le ſceau de la con
feſſion Sophie. J'ai donné ma parole d'ê
tre chez le baron à ſix heures ; à ſept,
je donnerai le décret contre vous : ſoyez
déjà ſur les terres de Hollande : j'ai fait
préparer une chaiſe ; mes ordres ſont
donnés ; voilà cent louis , ne rentrez
pas chez vous : partez. J'avais le cœur
fi ſerré , que je ne pus proférer une
ſeule parole ; je pris les cent louis, je
montai dans la chaiſe de ce généreux
prélat, & avee le jour j'étais à Breda,
cù je reçus le lendemain la nouvelle
de la pourſuite criminelle faite contre
moi , & de la mort cruelle de Sophie,
triſte victime de l'amour & de l'honneur.
* Vous ſentez, continua Van Eupen,
après s'être interrompu un inſtant pour
verſer quelques larmes, qu'il ne me reſte
qu'une ſeule porte pour rentrer dans ma
patrie, celle de la rebellion. Vander
Noot que j'ai trouvé à Breda me l'a of
ferte; & je rai ſaifieſ je me ſuis fait
Tome I. I
1
( 98 )
• l'ame de ce comité, compoſé de têtes
échauffées , fanatiques , mais incapables
de conduire une pareille entrepriſe. Van
der Merſch ſeul annonce du talent, mais
il a la manie du patriotiſme ; c'eſt un
bras dont je me ſers pour le premier
moment , mais que je deſſécherai , ſi ja
mais j'ai le pouvoir en main ; pour Van
der Noot, c'eſt l'être le plus nul que je
connaiſſe , mais ſes déclamations hardies
contre le gouvernement, les perſécu
tions qu'on lui a impolitiquement f it
éprouver, lui ont donné, une certaine
réputation, & l'ont rendu cher au peu
ple : nous avons beſoin pour la révolu
tion d'une tête brûlée, que l'on puiſſe,
ſelon l'événement, couronner ou livrer
à la corde ; c'eſt l'homme qu'il nous
faut, & que nous mettons en avant com
· me un enfant perdu. Mais, croyez-vous,
lui dis-je, à la révolution ? Eile eſt im
manquable, me dit-il. -- Vous avez donc
des moyens ? -- J'en ai deux certains ;
les cris des prêtres & l'argent des moi
nes ; ajoutez-y les fautes du gouverne
mcnt , la déſunion des miniſtres, l'éloi
#nement & l'impuiſſance du ſouverain ;
( 99 - -

fa faibleſſe de ſes # , le fanatiſme


& l'imbécillité du peuple , la bêtiſe &
la platitude de la nobleſſe , l'ambition ,
le pouvoir & la richeſſe du clergé.....
Dites moi ſi, avec de pareils moyens,
notre inſurrection peut manquer ? -- Mais
fe ſoutiendra-t-elle ? -- Ceci dépendra des
circonſtances : nous chaſſerons la maiſon
d'Autriche des Pays-bas ; nous ſerons
ſoutenus dans notre indépendance par
l'Angleterre, la Hollande & la Pruſſe ,
mais peut-être ne ferons-nous que chan
ger d'eſclavage ; peut-être nos défenſeurs
deviendront-ils nos maîtres, peut-être
même retournerons - nous à la maiſon
d'Autriche, ſi Joſeph II meurt, comme
tout l'annonce , & fi ſon ſucceſſeur plus
fage & plus prudent que lui, fait la
paix avec le Turc, préférant de conſer
ver nos riches provinces, à des con
quêtes ſtériles dans un pays ſauvage ;
mais de telle maniere que tournent les
choſes, pourvu que la révolution s'ope
re, mon ſort eſt aſſuré ; je ſerai le chef
d'une république que j'aurai créé, ou je
la vendrai au premier ſouverain qui me
la marchandera, fût-ce Jyéph lui même.
-
-
l 2.
( Ioo )
Vous voyez que je vous montre mon eœur
à découvert ; je ne puis rentrer dans la
Belgique que la ſlamme & le fer à la
main : il faut que je renverſe dans le ſangs
I'échaffaud que la juſtice m'y a élevé,
& que j'étouffe ſa voix par le cri du fa
· natiſme. Tels ſont mes projets, tels ſont
· mes vœux, que vous verrez bientôt rem
plis. -- Je le ſouhaite, & je vous offre
mon bras, mon ſang & ma tête. -- C'eſt
de la tête dont j'ai ſurtout beſoin, & dès
demain, peut-être , je vous ſommerai de
votre parole. -- Je la tiendrai.
| , Après cette converſation , qui nous
mena bien avant dans la nuit, nous nous
ſéparâmes, avec promeſſe de ne nous plus
quitter , & de nous voir tous les jours.
Le lendemain, à huit heures du matin,
· je fus bien étonné de voir Van Eupen
entrer chez moi; il ferma ma porte, &
s'approchant de mon lit, car j'étais en
core couché, voici ce qu'il me dit ;
Mon cher baron , j'ai ſongé à vous
toute la nuit ; vous m'avcz offert hier
votre tête , je viens vous ſommer de vo
tre parole. -- De quoi s'agit-il ? lui dis
je, je ſuis tout à vous. -- Vander Noot
( IoI )
eſt un imbécille. reprit-il, nous l'avons
envoyé à la Haye pour faire un traité
ſecret avec le Stathouder; j'ai peur qu'il
ne faſſe des ſottiſes ; il lui faut un conſeil
fin, ſage & prudent ; vous êtes notre
homme , & je vais vous charger de tous
nos pouvoirs : il faut que vous alliez à la
Haye, & que vous cerniez Vander Noot,
ſans qu'il s'en doute cependant, car iI
eſt auſſi préſomptueux que bête, & ſon
orgueil égale ſon incapacité, mais avee
un grain d'encens & deux bouteilles de
, vin , vous le ſubjuguerez, & le menerez
par le nez : voulez-vous aller à la Haye ?
| Vos ordres, Monſeigneur, qui m'en
avaient fait partir , & qui m'avaient dé
ſigné le Brabant pour ma ſtation & mon
lieu d'obſervation , me ſemblaient con
traires à ce voyage , ce qui me fit garder
quelque tems le filence ; mais réfléchiſ
fant enſuite que le principal motif de ma
commiſſion était de connaître Vander
Noot, de l'étudier, & de le démaſquer,
je crus que je devais l'aller chercher à
la Haye , comme j'étais venu le cher
cher à Breda : voici donc ce que je ré
pondis à Van Eupen. 1 3
\
-
( 1o2 ) -

Je n'ai héſité à vous faire réponfe fur


Ie champ, mon cher Van Eupen , que
parce que je vous avouerai que mes fi
nances , dans ce moment... Je vous en
tends, me dit-il ; & croyez-vous donc !
que je veuillc vous faire faire la guerre
à vos dépens ? ce n'cſt pas l'argent qui
nous manque, il nous pleut de tous cô
tés ; voilà une lettre de crédit de trois
· mille florins, que le comité vous prie
de vouloir bien accepter pour vos menus
frais de voyage. Soyez sûr qu'il ne s'en
tiendra pas là : venez dîner avec moi,
je vous donnerai une lettre pour Vander
Noot, & vous irez ce ſoir coucher à
Roterdam.
J'ai tout accepté, Monſeigneur, je
vais me rendre à la Haye : ſi cependant
vos intentions étaient contraires, envoyez
moi vos ordres , & ſur le champ je m'y
conformerai. - -
( 1o3 )
>&'º.'-,'-4.P.A.'º.'P.'º.'º.'e,'º.'º.'º. *.'º.'P.'º,'e),'e.X

T R o Is I E M E R A P P 9 R T.

Jacques le Sueur arrive à la Haye : il ſe


loge chez Mourand , perruquier
parfumeur. Hiſtoire de Mourand.
· Portraits du prince & de la princeſſé
d'Orange. Diſpoſitions ſecretes des
Hollandais. Le Sueur, toujours ſous
le nom de baron de Bamberg, ſe lie
avec Van der Noot, le griſe. Amours
de Van-der Noot avec la Pineau.
Audience ſecrete de la princeſſé d O
range. Van-der Noot & le Sueur re
tournent à Breda. Le Sueur eſt envoyé
• à Bruxelles par le comité.

De Breda le 8 décembre 1789.


| - -

MoN sEI G N E U R,
JE ſuis arrivé à la Haye le 2 de ce
mois, & ſuis deſcendu chez Mourand,
perruquier parfumeur, où loge Vander
Noot qui eft ſon ami intime : il était
allé à Amſterdam, d'où il devait reve
,
( 1o4 )
nir le lendemain. Je ne crus pas devoir
l'y aller ehercher, & je reſtai chez
Mourand Cet homme eſt une eſpece de
favori, j'en avais beaucoup entendu par
ler pendant mon ſéjour en Hollande ,
je ſavais qu'il avait fon franc-parler à
la cour du Stathouder, & je ne fus pas,
fâché de le connaître plus particuliére
ment ; c'eſt ce qui m'engagea à ſouper
avec lui & ſa familie. Je le fis boire plus
qu'à ſon ordinaire , & le voyant un peu
échauffé je fis tomber la converſation
ſur la derniere révolution de la Hollan
de : auſſitôt ſes yeux s'enflammerent , &
bientôt il me fut impoſſible d'arrêter un
torrent de paroles, dont'j'avais impru
demment briſé moi-même la digue.
Si les princes, me dit-il , n'étaient
pas tous des ingrats , je ſerais aujour
d'hui bourguemaître ou directeur de la
compagnie des Indes ; mais les particu
liers ſont bien fous de ſe ſacrifier à
J'ambition des grands , qui les careſſent
tant qu'ils en ont beſoin , & les ou
Blient ſitôt qu'ils ne peuvent plus en ti
rer parti : tel que vous me voyez, j'ai
· été condamné à être pendu comme par
( Io5 ) -

tifan trop zélé de la maiſon d'Orange ;


j'ai monté ſur l'échauffaut. Eh bien ! on
me laiſſe aujourd'hui croupir dans ma
boutique de perruquier, & la cour croit
s'acquitter envers moi, quand elle dai
gne m'acheter cinq à ſix fois par an pour
quelques louis de parfumerie. Votre hiſ
toire, lui dis je, ne m'eſt pas tout-à
· fait inconnue, ne s'agiſſait-il pas d'une
porte du palais ? -- Oui , me dit-il, toute
I'Europe en a parlé , mais je puis ſeul
vous dire au juſte comment la choſe
s'eſt paſſée , écoutez-moi.
Il ſe fit alors un profond filence. Sa
femme & ſes nombreux enfans l'écou
taient la bouche béante , avec un reſpect
religieux, & ſemblaient entendre pour
la premiere fois un récit qu'il recom
mence au moins quatre fois par ſemaine.
Mourand après avoir promené au
tour de lui un œil impoſant, m'adreſſa
la parole en ces termes. -

C'était au mois de mars de l'année


I784. Tous les fideles ſujets de la mai
ſon d'Orange avaient formé une ſociété
armée, ſous le titre de Corps-Orange ;
j'avais l'honneur d'être ſergent dans ce
". " » .
· · ( 1o6 ) ...
eorps, & mon zele brûlant pour mon
prince était généralement connu : j'étais.
tranquillement occupé dans ma boutique
à peigner mes perruques, lorſque, le I6
Mars 1784 je vis entrer M. Rys, pein
tre de la cour, capitaine de mon corps ;
M. Heſs, notre major, ancien ſoldat
des gardes ſuiſſes, tènant une boutique
de clincaillerie , & M. Petting, notre
lieutenant, cabaretier du village de Sche
veningen. Confus & étonné de l'honneur
que me faiſaient mes trois officiers ſu
périeurs , je les fis entrer dans ma Se
cambre ; & ma femme nous ayant appor
té des pipes, du thé & des botrams,
nous nous enfermâmes tous les quatre :
alors M. Rys prenant la parole & s'a
dreſſant à moi, me dit : Mourand, ton
amour & ton dévouement pour ton prin
ce, & pour la gloire de la maiſon d'O
range ſont connus, ſouffriras-tu donc
tranquillement que d'inſolens magiſtrats,
s'arrogeant le titre de nos ſouverains ,
| oſent inſulter au prince juſques dans ſon
: - -
-

palais, aux yeux de tout un peuple in


digné ! -- De quoi s'agit-il donc , mon
capitaine, lui dis-je avec chaleur ? --
- ( 1o7 ) -

Tu ſais, reprit-il , que la porte ſtathou


dérienne ne s'ouvre que pour les carroſ
ſes du prince & de ſon auguſte famille :
tu ſais qu'une longue poſſeſſion lui en fait
un droit auſſi légitime qu'inconteſtable.
-- Eh bien ! -- Eh bien ! les états de
Hollande ont eu l'audace de décider qu'à
l'avenir cette porte ſerait ouverte cha
que jour de leur aſſemblée pour les car
roſſes des membres de la ſouveraineté ;
demain ils marchent inſolemment ſur la
tête du prince ; demain un Gyſelaar,
un Gevaerts font paſſer leurs carroſſes ,
par cette porte. -- Demain, m'écriai je
avec enthouſiaſme, ils ſeront précipités
dans l'étang. -

Je te reconnais, me dit M. Rys, en


mc ſautant au cou, voilà un digne ſou
tien de la maiſon d' Orange ; ſois cer
tain de toute ſa reconnaiſſance pour toi
& ta famille; les charges les honneurs,
les places vout pleuvoir ſur toi, & ton
nom ſera inſcrit parmi ceux de nos meil
leurs citoyens. , , , , , ,
Enflammé par ce diſcours & beaucoup
d'autres pareils, je promis tout ; le len
demain, qui était le vendredi 17 mars ,
• •• !
( 1c8 )
les états de Hollande s'aſſemblerent, & -

la porte ſacrée fut ouverte ; le peuple


indigné ſe répandit en foule dans la cour
intérieure & extérieure, pour voir juſ
qu'où des magiſtrats hautains oſeraient
porter l'audace. Ces prétendus ſouve-.
tains craignant ſon indignation, donne
rent ordre au Droſſart de ſe tenir avec
ſes archers dans la cour intérieure , &
un détachement de cavalerie fut poſté
ſous la voûte qui conduit à cette porte :
à la ſortie de l'aſſemblée il n'y eut que
Gyſelaar & Gevaerts, tous deux députés
de Dordrecht, aſſez impudens pour don
ner l'ordre à leur cocher de diriger ſa
courſe vers la porte ſtathoudérienne, &
d'aller au grand trot ; j'y étais avec douze
de mes ſoldats dévoués comme moi à ven
ger l'inſulte faite à la maiſon d'Orange ;
j'avais les yeux fixés ſur de Heſs, notre
major, qui s'était chargé de nous donner
le fignal. Sitôt que le carroſſe entra ſous
la voûte, il s'écria : meurtre ! meurtre !
tue ! A ce ſignal je m'élance , je ſaifis la
bride des chevaux, je les arrête, & je
m'éerie à mon tour : alte là; perſonne
** Paſſe Par cette porte que le Stathou
- der,
( Io9 )
der. Gyſelaar, l'orgueilleux Gyſelaar
ne ſe déeoncerte pas ; il met la tête à la
portiere & ordonne au cocher d'avancer.
Mes amis ſe preſſent autQur de la voitu
re , & s'efforcent de la précipiter dans
le canal. Le peuple , le lâche peuple ,
ſe contente d'être le ſpectateur de nos
efforts & d'y applaudir par ſes cris, mais
le Droſſart accourt à la tête de ſes ar
chers ; mes officiers, mes ſoldats, m'a
bandonnent lâchement , & le peuple me
laiſſe ſaifir & conduire en priſon à tra
vers ſes flots bruyans ; le conſeil-comité
fut autoriſé par les états de la province,
malgré la réclamation de la cour de
Hollande, à inſtruire mon procès. Ce
fut en vain que ma femme alors eneein
te, accompagnée de ſix enfans , fut ſe
jetter aux pieds de mes barbares juges ,
rien ne put les émouvoir. Je fus condam
'né à être pendu ; on me lut mon arrêt ;
les miniſtres de la religion vinrent m'ex
horter à la mort : l'échaſfaud fut dreſſé ;
1'appareil militaire le plus formidable
l'entourait; on m'y fit monter, les ju
ges m'y lurent mon arrêt ; je l'entendis
ſans ſourciller : je préſentais mon cou aº
Tome I.
( IIo )
bourreau, mais Gyſelaar & Gevaerts,
menacés de répondre ſur leur tête de ce
qui m'arriverait , ſe parerent d'une fauſſe
· généroſité ; ils vinrent demander ma gra
ce à leurs collegues, ils jouerent la clé
mence, & commuerent ma peine de
mort en une priſon perpétuelle. Je fus
replongé dans l'horreur des cachots; j'y
languis quatre années, juſqu'au jour où
| le peuple vint m'en arracher, & me ra
· mena en triomphe dans un des chars de
la cour , à ma femme & à ma famille dé
· ſolée. Eh bien ! Monſieur, vous voyez
dans quel état eſt atjourd'hui le martyr
de la maiſon d'Orange ; à peine me re
garde-t-on ; on me laiſſe croupir ignoré
dans mon obſcure boutique ; on m'ache
te par grace quelques marchandiſes de
vil prix , & l'or coule à grands flots ſur
des courtiſans dont aucun ne s'eſt ja
| mais montré comme moi.
J'écoutai avec attention tout le récit,
qui, peu intéreſſant par l'acteur princi
| pal, aurait pu devenir cependant la ſource
d'un maſſacre général , & renouveller la
tragédie des De Witt; il ne manqua qu'uu
chef hardi , pour produire une pareille
révolution.
( III ) -

Je me gardai bien de dire à Mourand :


ee aue je penſais de ſa belle expédition ,
que l'hiſtoire cependant doit conſerver
dans toute ſa pureté , pour faire voir
aux peuples ce que c'eſt que la grandeur
des ſouverains, & à quoi tient ſouvent
· le repos de toute une nation ; je renche
ris au contraire ſur l'ingratitude de la
cour , & voyant qne ſon cœur était u1
céré , qu'il était devenu intérieurement
patriote avec autant de raiſon qu'il avait
été ſtathoudérien , je feignis de connaître
peu le prince & ſon épouſe , pour avoir
leurs portraits de ſa main. Voici done !
comme il me les peignit. La princeſſe
d'Orange, me dit il , digne héritiere du
génie du grand Frédéric ſon oncle, eſt
·la princeſſe la plus éclairée & la plus
ambitieuſe de l'Europe ; elle hait le Ba
tave qu'elle mépriſe ſouverainement ; elle
s'indigne de n'être que la premiere ci- .
toyenne d'une république , de voir d'obſ- '
eurs bourguemaitres lui diſputer une ſou
veraineté dont ils ont le vain titre,
tandis qu'elle en a réellement tout le
pouvoir. Elle a fait ruiſſeler autour
d'elle le ſang du Batave, elle en a teint
K 2,
( II2 Y
1'Amſfel, elle ' a engorgé les eanaux
d'Amſterdam des victimes immolées à fon
ambition , pour venger une injure pré
tendue , une injure imaginaire , une in
jure qu'elle même avait préparée & payée;
elle a fait entrer cent mille Pruſſiens
dans le cœur de la Hollande , & leur a
fait égorger cinquante mille citoyens
pour laver cette injure. C'eſt ſur une
baſe de ſang qu'eſt élevé ſon trône ; un
torrent de ſang peut demain le renverſer.
Pour ſon époux , c'eſt un prince abſolu
ment nul ; admirateur du feu roi de
Pruſſe , qu'il prétend avoir pris pour
modele, il croit voir le génie de ce
prince dans ſa niece qu'il a épouſée & par
faquelle il eſt abfolument ſubjugué ; il
affecte de ſe lever en toute ſaiſon à qua
tre heures du matin , mais il s'endort à
table, il s'endort dans l'aſſemblée des
Etats , il s'endort au ſpectacle, il s'en
dort partout ; il dort ſans ceſſe ; ne vau
drait-il pas mieux ſc lever quatre hcures
plus tard & veiller pendant le jour ?
minutieux dans tout, on le voit s'occu
per gravement de la forme d'un cha
peau , d'un pli ajouté ou retranché à un
( 113 )
uniforme ; le parti Orange dit cu'il et
bon ami , bon pere, bon mari, religieux
obſervateur de ſa croyance & de ſa pa
role , enfin un des meilleurs princes de
l'Europe ; les patriotes le traitent de
prince eſclave d'une femme , & abruti
par le vin ; enfin voilà comme le peint
un de nos poëtes Hollandais dans ſept
vers énergiques qu'il met dans la bouche
de la nymphe de l'Amſtel. Il y paſſe en
revue nos ſept Stathouders. Je les ver
ſifie à ma façon.

A Guillaume premler je dus ma liberté ;


Maurice la fixa pour jamais fur ma rive :
Frédéric aux lauriers fit ſuccéder l'ohive :
Guillaume Deux parut pour être regretté :
Guillaume Trois des lys arrêta les ravages :
Guillaume Quatre allait réparer mes outrages,
Mais il tombe trop tôt ſous la faulx de la mort ;
Que fait Guillaume Cinq ? ]l f..., il boit, il dort,
- º

Que penſe-t-on, dis-je à Mourand,


du prince héréditaire ? --- Hélas! me
répondit-il, peut-on jamais juger l'héri
tier d'un ſouverain vivant ? Les courti
ſans le rabaiſſent en proportion de ce
que le peuple le vante; cependant il an
nonce de la douceur, & l'on rappelle #
( II4 ) . -

avec plaîſir un trait qui fait honneur à fon


cteur. Lorſque la princeſſe d'Orange ſe
fit arrêter en allant à la Haye , le com
te de Bentinck dit à ce jeune prince :
il faut , mon prince, que votre pere
imite Amilcar , pere d'Annibal, & vous
ſaſſè jurer aux pieds des autels de na
jamais pardonner à ces audacieux in
ſurgens. Cette inſinuation odieuſe & qui
annonce un cœur affreux , fit frémir le
jeune prince , qui répondit ſur le champ :
Monſieur le Comte, je crois pouvoir me
flatter de ne jamais manquer à ce que
je dois à mes âuguſtes parens, je ne
ſuis pas inſenſible aux inſultes récentes
faites aux auteurs de mes jours ; mais
ſi l'on vient à réparer ces torts, je me
flatte d étre trop bon Hollandais pour
ne pas pardonner & oublier.
Et croyez-vous, dis je encore à Mou
rand , que vos bons Hollandais pardon
nent & oublient tout le fang qui a coulé
ſous le fer du Pruſſien ? Non , reprit-il
avec enthouſiaſme ; en vain on a forcé
le Batave à prendre la cocarde orange :
elle eſt ſur le chapeau, mais non pas dans
le cœur ; des milliers de citoyens ſont
- ( 11 5 ) -

reſtés fideles â la patrie en dépit de l'in


quiſition ſtathoudéricnne & de leur ſou
miſſion apparente à la révolution ; ils
attendent impatiemment le jour de la
vengeance. La haine de l'eſclavage fo
mente dans tous les cœurs , & fon explo
ſion ſera terrible ; --- Mais ſera-t-elle
prompte ? --- Elle dépendra de la révo
1ution françaiſe. Je fis encore jaſer long
temps Mourand qui ne demandait pas
mieux ; il me traça les portraits du prince
de Brunſwick, dont le nom eſt en horreur
dans toute la Hollande, celui du Rhin
grave de Salm auſſi déteſté & plus mé
priſé , ceux de Van Goens, de Van
Berckel, du baron de Capelle, de Van
der- Pol , & de tous ceux qui ont joué
quelque rôle marquant dans la révolution;
mais j'ai eu l'honneur de vous les faire
connaître à mon premier voyage.

Le lendemain je vis enfin paraître l'a


vocat Van-der Noot. Malgré tout le
mal que m'en avait dit le Trauttmanſ
dorff , & que m'avait confirmé Van Eu
pen, je le trouvar encore au-deſſous du
portrait qu'on m'en avait fait ; c'eſt ut1
homme de ſoixante ans , grand , ſee a
| -
( II6 ) -

maigre, allongé, portant la mine la plus


baſſe, la plus ignoble & la plus pati
bulaire que j'aie jamais vue ; je me con
nais bien en phyſionomies, j'ai rarement
manqué l'horoſcope des perſonnes que
j'ai bien examinées, & j'oſerai prédire
qu'il y a une potence entre les yeux de
Van-der Noot. Je m'annonçai ſous le
· nom du baron de Bamberg , & je lui
remis la lettre de Van Eupen ; aufſitôt
il fit apporter du punch, & ſe débou
tonnant avec moi , comme s'il m'eût
connu depuis vingt ans , il me livra tous
ſes ſecrets; mais quels ſecrets ! grand
Dieu ! un tiſſu de déraiſon, d'abſurdités,
de projets ſe contrariant ſans ceſſe , nul
plan, nul but déterminé, par conſéquent
toutes marches incertaines ; du reſte diſ
poſant de la Belgique, comme je pour
rais diſpoſer du louis qui eſt dans ma
bourſe ; la donnant tantôt au duc d'Or
léans, tantôt au duc d'Angoulême, puis
au roi de Pruſſe, à l'Angleterre , au
Stathouder, le plus ſouvent la partageant
entre lui & ſes amis : dans le moment
ſon grand projet était de la donner au
Stathouder, & de l'incorporer comme
-
( II7 )
elle le fut jadis à la Hollande ; mais
il exigeait que les Etats du Brabant
fuſſent ſouverains , & que le prince n'eût
en main que le pouvoir exécutif, ſous
ſes ordres. -

e lui demandai où il en était de ſa


négociation, & je vis par ſes réponſes
qu'il n'avait encore fait que battre l'eau ;
il s'était adreſſé directement au Stathou
der, & il ſe croyait sûr de la réuſſite ,
parce qu'ils avaient toſté enſemble à
l'indépendance Belgique.
Je lui fis voir aiſément qu'il n'avait
pas touché la bonne corde, & nous con
vînmes après quelqucs juremens, car
tous ſes argumens ſont en b. & en f.
après de grands cris, de grands mou :
vemens d'énergumene qui ne m'en im
poſerent pas , que c'était à la princeſſe
que nous nous adreſſerions, que ce ſerait
avec ehle ſeule que nous traiterio»s : nous
fimes monter , Mourand, & nous arrê
tàmes qu'il irait le lendemain au lever
de la princeſſe , qu'il lui demanderait
un entretien particulier pour Van der
Noot & moi ; Mourand ſe fit d'abord
prier, mais quelques louis que lui lach*.
( 118 ) , \
P"an der Noot , leverent toutes les ob
jections de ſon amour-propre , & il vou
lut bien nous ſacrifier ſa rancune. Je

propoſai à Van-der Noot de travailler


à un plan qui pût mettre la princeſſe
au courant de la révolution, & lui pré
ſenter un tableau ſéduiſant. Il me rit "
au nez , en me diſant, qu'il en avait dix -

dans ſon porte-feuille plus ſéduiſans les


uns que les autres, que je n'avais qu'à les
parcourir, & choifir celui qui me paraî
trait le mieux convenir à la princeſſe. En
même tems il me remit ſon porte-feuille.
Je me mis à le feuilleter ſur ſon bureau,
tandis que de ſon côté il continua'de
fumer & de boire avec Mourand qui lui
tenait tête. Comme vous m'avez impoſé
ſilence ſur la politique, je ne vous envoie
pas tout ce que je trouvai dans ſon por
te-feuille ; mais ayant découvert un petit
paquet cacheté , ſur lequel était écrit :
Notes ſur ma liaiſon avec Mad. Pineau,
je l'eſcamotai adroitement , & le mis
dans ma poche ſans qu'il s'en apperçût.
Dès-lors je bouillais d'impatience d'être
rentré dans ma chambre, pour pouvoir
lire ees notes tout à mon aiſe ; mais
( 119 )
pour ne lui donner aucun foupçon de
mon heureuſe ſouſtraction, je fus obligé
· de ſouper avec lui & Mourand, & de
répondre à mille & une toaſt qu'il me
porta ; enfin quand il eut aſſez bu, c'eſt
. à-dire , quand ſes levres livides & ba
veuſes repouſſerent ſon verre , Mourand
m'aida à le tranſporter ſur ſon lit, ce
qu'il était obligé , me dit-il, de faire
tous les foirs. Alors je rentrai chez moi,
impatient d'ouvrir mon précieux paquet ;
je le dévorai , & paffai une partie de la
nuit à en copier ces deux notes. Les
voici telles qu'elles étaient écrites de ſa
main , mot pour mot. Je n'ai pas cru
devoir y changer une ſeule expreſſion.

Notes ſur ma liaiſon avec Madame du


| Bellem dite Pineau.

Note premiere. 4 ſeptembre 1751.

Ce fut le 4 ſeptembre de l'année1751,


jour que je n'oublierai jamais, que je vis
Madame Pineau pour la premiere fois ,
& que j'en fis la Dame de toutes mes
penſées. J'avais alors 24 ans, je deme*
( 12o ) .
rais chez mon pere, homme ſévere, dur
& méchant, qui , remarié en ſecondes
nôces , me traitait encore comme un
écolier, ſe permettânt même de me mal
traiter pour complaire à ma belle-mere,
qui me déteſtait & qui me répétait dix
fois par jour que je finirais par la main
du bourreau. -

Un nommé Van Bruyn qui tenait


l'eſtaminet de l'écureil , vint au milieu
de la nuit réveiller mon pere qui était
alors Amman de Bruxelles, diſant qu'il
avait vu des voleurs eſcalader les murs
du couvent des Carmes dont il était
voifin ; mon pere ſe leve auſſitôt , ſe
tranſporte au couvent, le fait environner
par le guet, & entre ſuivi de ſes recors,
parmi lesquels je m'étais gliſſé, comme
je le faiſais dans toutes leurs expéditions
ſecretes , ce qui m'attirait ſouvent des
mauvais traitemens de la part de mon
pere. Après avoir viſité tous les coins
& recoins de la maiſon , des cours &
du jardin , nous faiſions notre recherche
dans l'égliſe, lorſqu'un des recors s'aviſa
de monter dans ſa chaire, & d'en chaſſer
à grands coups de canne un des carmes .
( qai
- ( I2I ) -

qui tenait dans ſes bras une jeune filſ


en chemiſe , qui vint ſe jetter aux pieds
de mon pere, en implorant ſa pitié.
Je n'avais encore vu aucune femme
dans l'état de nature, j'ignorais abſolu
| ment la forme de ces charmes ſecrets,
auxquels nul homme ne peut réſiſter.
Qu'on juge de l'impreſſion brûlante que
dût faire ſur moi la vue d'une jeune fille
dont la chemiſe ſeule couvrait un corps
de marbre ; pluſieurs mains libertines
ſe plaiſaient à en dévoiler tous les
eontours, que dans l'eſpoir d'émouvoir
& d'attendrir ſon juge, elle avait el
le-même l'attention de préſenter dans
le jour le plus avantageux. Il ſe fit à
cette vue un changemcnt total dans mon
être : je ſentis un feu dévorant ſe répandre
dans mes veines ; je ſentis enfin que j'é
tais un homme. Je la dévorois des yeux,
j'étais prêt à m'étancer ſur elle, à la
preſſer dans mes bras, à l'emporter au
travers de tous ceux qui nous environ
naient. La préſence feule de mon pere
me retint. Mais que devins je, quand ce
barbare, loin d'être touché par ſes lar
mes, par ſes charmes qu'il parcourait
Tene I. -
( I22 )
di'un œil tranquille , ordonna à ſes ſol
dats de la conduire à la maiſon de coi'
rection, pour y être renfermée pendant
ſix mois : auſſitôt deux de cès bourreaux
| la ſaiſiſſent & la traînent dans cette aſ
freuſe priſon. Hors de moi même je m'é
lançais ſur leurs pas , déterminé à la leur
atracher , lorſque mon pere, s'apperce
vant de ce mouvement involontaire,
m'ordonna , avec cette voix qui me pé
trifiait , de reſter auprès de lui & de le
ſuivre. Je vis donc enlever ainfi l'objet
de mes premieres & de mes dernieres
amours ; car cette jeune fille était Ma
dame Pineau elle-même; je , entrai avec
mon pere qui ſe recoucha tranquillement;
je n'en pus faire autant : mon cœur était
une fournaiſe ardente, je crois qu'il ſor
tait des étincelles de tous mes pores ; la
nature enfin m'indiqua le moyen de la
tromper ; énivré de tout ce que je venois
de voir, je me baignai dans des torrens
· de feu, & je finis par tomber ſur mon lit
évanoui , mais non raſſaſſié de jouiſſances
factices.
Dès lors je formai le projet de déli
| vrer Jeannette, c'eſt ainſi que je l'avais
( I23 )
entendu nommer par Van Bruyn, te
d'unir mon ſort au ſien.
| Comme fils de l'Amman, j'avais mes
' entrées dans toutes les priſons ; & c'était
ma promenade favorite. Je n'eus donc
' rien de plus preſſé que de me rendre ,
auſſitôt que je pus fortir, à la maiſon de
correction : l'empreſſement avec lequel je
demandai au concierge à voir Jeannette,
lui parut extraordinaire. Il me dit qu'il
avait des ordres de mon pere de ne la
laiſſer voir à perſonne : je le priai, je le
menaçai tour à tour ; il s'obſtinait ſans
ceſſe à vouloir avoir un ordre figné de
mon pere pour me laiſſer voir ſa priſon- N
niere : voyant que les menaces & les
prieres étaient également inutiles , j'eus
rçcours aux promeſſes & aux offrcs ; il
feignit alors de ſe rendre , & me demanda
, juſqu'au lendemain pour ſe décider ; le
· lendemain je revins lui faire de nouvelles
inſtances , alors il me dit que je con
naiſſais la ſévérité de mon pere, que
' s'il venait jamais à apprendre qu'il ſe
fût ainſi prêté à m'obliger , il ſerait un
homme perdu : je le raſſurai de mon
mieux, je lui promis le ſecret le plus
- L 2.
( 124 )
exadt, il ſe rendit enfin , & me dit que
ſi je lui apportais trois louis le ſoir, il
m'enfermerait deux heures avec Jeannet
te; me voilà au comble du bonheur, mais
, cependant bien embarraſſé pour trouver
les trois louis qui devaient me rendre
le plus heureux des hommes. Je n'avais
jamais poſſédé un écu entier , je n'avais
aucun ami , aucun camarade à qui je
puſſe les emprunter. Je connaiſſais bien
des prêteurs ſur gages , mais je n'avais
que mes boucles de ſouliers & mon porte
col que je puſſe engager, & je ſavais bien
que ces effets ne valaient pas trois louis.
Je cherchais dans ma tête tous les mo
yens de me les procurer, lorſque ma mau
vaiſe étoile me conduifit dans la cham
bre de ma belle-mere. Elle avait une toi
lette dreſſée , mes yeux ſe fixent fur une
boëte à poudre argentée, que je crois réel
lement d'argent : j'en calcule en moi-mê
me la valeur, je ne doute pas qu'elle ne
ſurpaſſe de beaucoup mes trois'lôuis, enfin
je ſaiſis l'inſtant où ma belle-mere ſe re
tourne , je prends la boëte & la mets dans
ma poche. Je ſors précipitamment , je
rentre chez moi , je cache dans mon étu
ve la houpe & la poudre, & je vole chez
( 12 5 )
un eommiſſionnaire du mont de pitié, au
quel je préſente ma boëte : il me demande,
en ſouriant combien je voulais avoir ſur
cet effet : j'ai beſoin de trois louis, lui
| dis je; les voilà, me dit-il en riant; •

je vous les prête , non ſur la boëte


qui eſt de cuivre argenté, & qui ne
vaut pas trois eſcalins , mais ſur les ar-.
mes qui ſont deſſus : ( effectivement les
' armes de mon pere étaient gravées ſur
le couvercle.) Je vois bien que vous êtes
un jeune homme de famille qui avez be
ſoin de ces trois louis , & je ſuis certain
que vous me les rendrez bien exaéte
ment : je lui fis tous les ſermens capa
bies de le raſſurer, & je ſortis de chez
lui le plus content des hommes. Je ren
trai chez mon pere , non ſans éprouver
un violent battement de cœur , je n'oſais
regarder perſonne en face , il me ſem
blait qu'on allait lire dans mes yeux le
vol que j'avais fait ; cependant voyant
qu'en n'en parlait pas , je me remis de
ma crainte, & n'attendis plus que la
nuit avcc l'impatience d'un jeune hom
me, qui va pour la premiere fois en
bonne fortune. Enfin neuf # ſon-.
L
( 126 )
nent, e'était l'heure donnée pour le ren
ctez-vous , j'y vole : j'avais demandé la
permiſſion à mon pere d'aller coucher à
notre maiſon de campagne , ce qu'il
m'avait accordé ſans difficulté, parce
que cela m'arrivait aſſez ſouvent : je
cours à la maiſon de correction : le con
cierge ſourit en me voyant, je lui pré
ſente mes trois louis, il les refuſe en
me diſant qu'il a voulu ſeulement éprou
ver ma généroſité , qu'il eſt trop heu
reux de faire pour moi quelque choſe
qui me ſoit agréable , que non-ſeulement
j'aurai deux heures de converſation avec
Jeannette , mais que , fi je le veux , je
paſſerai toute la nuit avec elle; qu'il l'a
déjà prévenue , & qu'elle m'attend avec
impatience. Je lui ſaute au cou de joie,
je le baiſe & le rebaiſe, je lui jure que
je vivrais cent ans, que jamais je n'ou
blierais le ſervice qu'il me rend. En
même rems je lui témoigne mon impa
| tience de voir ma divinité : donnez-moi
la main , me dit-il , & ſuivez-moi : je
ſuis obligé de vous conduire ſans lumiere
pour que perſonne ne nous apperçoive.
Je lui donue ma main tremblante d'im
1
( 127 ) -

patienee & de plaifir; il ouvre un gui


chet, me fait deſcendre en tâtonnant dans
une efpece de eachot, & ouvre un ſecond
guichet dans lequel j'apperçois de la lu
miere; elle eſt là , me dit mon guide :
mon cœur bat ; je me précipite dans le
cachot, mais que devins-je , grand Dieu !
quand au lieu de Jeannette j'apperçois
mon pere tenant à ſa main la fatale pou
driere que j'avais volée le matin à ma
belle mere, ayant à ſes côtés deux vi
goureux guichetiers : telle choſe qui m'ar
rive dans la vie , elle ne me cauſera ja
mais le ſentiment d'effroi que j'éprouvai
dans ce moment ; il eſt impoſſible de le
rendre, il me ſemblait qu'on m'appli
quait ſur toutes les parties de Ymon corps
des morceaux de glace. Ma poitrine ſe
reſſerra , ma langue ſe fixa dans ma bou
che béante , mes yeux ſe troublerent ,
mes genoux plierent, & je tombai ſans
connaiſſance aux pieds de mon pere. Sans
pitié pour cet état d'affaiſſement, il en
profita pour me faire dépouiller nud com
me la main, & me fit attacher les pieds
& les mains ſur un banc ; alors , armé
d'un nerf de bœuf, il me parcourut d'une
( 128 )
ma'n vigoureuſe, depuis la nuque du .
cou juſqu'aux jarrets, m'enlevant à eha- .
que coup l'épiderne, & ne faiſant qu'une
ſeule cicatrice de tout mon corps. Je ne
revins à moi que pour ſentir des dou
leurs inouies & pouſſer des cris horibles.
e voyais des larmes couler des yeux du
concierge & des guichetiers qui ſe dé
tournaient pour ne pas voir ma peau qui
s'enlevait en lambeaux ; mon pere était
inſentible , & mes cris ſemblaient reddu
bler ſa force & ſa fureur. Quand elle fut
enfin aſſouvie, il me fit détacher : l'on
' me jetta fur un tas de paille qui était
dans un coin du cachot; alors mon pere
m'adreſſa ce diſcours , plus terrible en
core que ſes coups :
» Malheureux, me dit - il , ſi j'oſais
)
dépouillcr les préjugés de la paterni

té, je te ferais expirer ſous le fouet
vengeur , je ſauverais peut - être ainſi
» l'honneur de mon nom que tu dois
» flétrir.Apprends que dans le tems que
» ta mere te portait dans ſon ſein, elle
» eut la faibleſſe de vouloir pénétrer.
» l'avenir ſur ton ſort & ſur le ſien : voilà.
» ce qu'on lui prédit : L'enfant dont
( 129 ) ,
s, vous êtes groſſè eſt un gargon : il
» cauſera votre mort, il tuera ſon pere,
, & après avoir éte longtems le fléau
» de ſon pays , il finira ſes jours dans
» un âge avancé, par la main du bour
3 » réſlIt » ».

· Mon horoſcope eſt accompli, monſtre


que vous êtes, m'écriai-je en fureur, en
ramaſſant toutes les forces qui me reſ
taient, & ne lui laiſſant pas le tems
d'achever : Vous allez crever de rage ,
& moi j'expire ſous la main d'un bour
1'6'4l4. - -

Mon pere fut comme frappé d'un


coup de foudre ; je le vis balancer entre
- la fureur & l'effroi ; il fit un pas pour
me frapper , puis il s'arrêta , me mau
dit & m'abandonna à la pitié des guiche
tiers moins féroces que lui. Ils me frot
terent d'un onguent qui , au bout de I 5
jours, ferma toutes mes plaies, & me mit
en état de me ſoutenir. -

Je reſtai pendant ces quinze jours dans


la maiſon de correction : le concierge
me fit tranſporter dans une chambre affez
propre ; il eut pour moi beaucoup d'at
tention, mais je n'oſai jamais lui pro
( 13o ) -

noneer le nom de Jeannette , & quoique


ſon image me fût toujours préſente & tou
jours ehere , malgré ce qu'elle me coû
tait , je feignis de n'y plus penſer ; cette
diſſimulation me réuſſit, & j'appris enfin
eomment j'avais été trahi.
Voici comme le concierge me !'avoua :
Etonné de vos inſtances pour voir cette
petite fille qui avait été ſurpriſe la nuit
dans le couvent des carmes, & qui m'a
vait été envoyée , n'oſant ni vous ac
corder votre demande , ni vous la refu
ſer, je vous remis au lendemain ; & dès
le ſoir même je fus en rendre compte à
Monſieur votre pere, & lui demander
ſes ordres ; ce fut lui qui m'ordonna
d'exiger de vous trois louis, & de vous
donner rendez-vous à neuf heures du ſoir ;
vous vîntes ; notre marché fut conclu,
& je fus le lui annoncer; comme j'al
lais chez lui , je paſſai devant Charles,
le commiſſionnaire du mont-de-piété ,
qui eſt mon couſin : il me conta que le ,
matin un grand jeune homme novice,
mais très novice , était venu mettre en
gage chez lui une poudriere de cuivre
*rgenté aux armes de Monſieur l'Am
| | | ( 131 ) \
,man ; qu'il avait prêté deſſus trois louis,
& qu'il allait la rapporter à M. Vander
Noot. Au portrait qù'il me fit du jeune
- homme, je vous reconnus ; je le lui dis;
il m'avoua qu'il s'était douté , & que
c'était la raiſon ſeule qui l'avait engagé
à prêter de l'or fur du cuivre. Nous fû
mes enſemble chez M. votre pere ; nos
deux rapports ne lui laiſſerent aucun doute
· ſur vous ; il me dit qu'il ſe rendrait le
ſoir à la priſon, une heure avant vous ;
il n'y a pas manqué, & vous ſavez le
reſte ; mais je vous jure que ſi j'euſſe
penſé qu'il vous eût traité auſſi cruelle
ment, je vous aurais certainement averti,
euſſai je dû perdre ma place. Je remer
ciai le concierge , mais ſans croire à ſa
· délicateſſe & ſans m'y fier ; je lui de
mandai ſeulement s'il ſavait combien de
tems je devais demeurer encore ſous ſes
verroux ;je n'en ſais rien , me répondit
il ; tout ce que je puis vous dire, c'eſt
que M. votre pere n'a pas laiſſé paſſer
un ſeul jour ſans envoyer ſavoir de vos
nouvelles , & ſans s'informer ſi vous
pouviez marcher. Je lui ai fait dire ce ,
matin que vous étiez parfaitement guéri,
- - ( 132 )
& due vous étiez levé. -- Vous avez eu
tort, lui dis-je. -- Pourquoi ? -- Je ne
ſais , mais j'ai un preſſentiment funeſte.
Ce preſſentiment n'était que trop fon
dé. Le ſoir même mon pere entra dans
ma chambre, avec les deux guichetiers.
Je pâlis, à ſa vue, de rage & de crain
te ; il me raſſura un peu en me diſant
froidement : Habillez-vous & ſuivez-moi.
Je m'habillai, je le ſuivis ; nous trou
vâmes à la porte une chaiſe de poſte dans
laquelle nous montâmes tous les deux :
nous gardions l'un & l'autre le plus pro
fond filence.Je voyais l'indignation dans
les yeux de mon pere, il pouvait aiſé
ment lire la rage & la vengeance dans
les miens.
Nous arrivâmes à Louvain, où il me
mit en penſion chez un légiſte, qu'il
chargea de m'apprendre le droit, & de
me faire recevoir avocat. J'y reſtai ſept
ans entiers fans pouvoir obtenir la per
miſſion de mon pere de venir un ſeul jour
à Bruxelles. Eh ! pourquoi lui deman
dais - je cette permiffion ? Uniquement
pour chercher ma Jeannette , l'enlever,
& fuir avec elle au bout du monde ; c'était
le,
( 133 )
le ſeul projet que je formais; ce fut ma
ſeule occupation pendant les ſept années
que je paſſai loin d'elle ; mais je ne paſſai
pas un ſeul jour ſans ſacrifier à ſes ap
pas ſur l'autel de l'iiluſion.

Note ſeconde.
Du 21 août 1758.

· J'avais 31 ans lorſque je revins à


Bruxelles, où mon pere mc rappella ,
dans l'intention de m'y marier , & de m'y
• donner un établiſſement ſolide : ſon abord
fut froid , mais moins que je ne m'y at
tendais & que je ne le méritais , car ſept
ans d'abſence n'avaient pu effacer de
mon cœur ſon barbare traitement , ni
affaiblir mon défir de vengeance : il me lo
gea chez lui, mais quelle fut ma ſurprife,
lorſqu'en ouvrant ma fenêtre, je vis parai
tre à une des croiſées de la maiſon de vis
à-vis, cette même Jeannette, l'objet chéri
de mon adoration ſecrete. Ce n'était
cependant plus cette malheureuſe , que .
j'avais vue dans un déſordre ſi dangereux
à mon repos , mais en même tems ſi
pauvre. Je voyais une jeune dame char
Tome I. M
t 134 ) ·
mante, dans le déshabillé le plus noble
& le plus élégant , la tête couronnée de
| guirlandes de fleurs ; mes yeux voulaient
en vain démentir mon cœur, mon cœur
voyait mieux que mes yeux ; il me diſait :
c'eſt ta Jeannette ; il ne me trompait pas.
Doux objet d'un premier amour ! qui
ne ſait qu'on te voit par tous les ſens ,
qu'on te reconnait ſous toutes les for
mes, qu'un magnétiſme inexplicable nous
avertit encore de ta préſence , quand le
tems même a fermé nos yeux , quand il
a défiguré tes traits ; & que du fond du
tombeau , tes atômes de feu , ſenſibles,
quoiqu'inviſibles , s'élancent du ſein de
la putréfaction pour venir former l'élé
ment dans lequel nage encore ton amant..
Je ne m'occupai plus qu'à prendre des
renſeignemens ſur ma céleſte voiſine :
j'appris qu'elle ſe nommait Madame de
Bellem, qu'elle était entretenue publi
quement par Quénonville fils, dont elle
avait eu pluſieurs enfans, après en avoir
eu un de M. de Quénonville pere, avec
lequel elle avait vécu deux ans ſecre
tement , & qui l'avait retirée d'un bor
del de la rue aux fleurs. J'appris encore
( 135 ) ,
qu'elle n'était rien moins que cruelle
& que perſonne n'était mort de fes ri
gueurs, quoique Quénonville qui était
à la fleur de la jeuneſſe , en fût jaloux
comme un tigre : ce fut un nommé De
vooZ , mercure public qui me donna tous
ces renſeignemens , en me briſant le
cœur , ils l'ouvraient cependant à l'eſ
pérance de m'introduire chez elle , &
d'augmenter le nombre des heureux
qu'elle faiſait.
La choſe n'était pas aiſée : Quénon
ville était jaloux , il paſſait une grande
partie des jours chez Madame de Bel
lem , & y couchait toutes les nuits, ex
cepté celles du ſamedi & du dimanche
qu'il allait à la campagne de ſon pere ;
mais ces deux nuits étaient données à
ſon infu au beau curé de Finiſtere qui
n'avait pu voir ſans deſirs ſa jolie pa
roiſſienne : ce curé était jeune alors ; il
n'a rien du cagotii'me de nos prêtres
brabançons, & il eſt encore aujourd'hui
· plutôt le coq de ſa paroiſſe, que le paſ
teur de ſes timides brebis. Il était bel
homme , aimable, enjoué , bon convi
ve, il avait eu l'adreſſe de ſe lier avec
( 136 )
Quénonville, & de ſe faire introduire
par lui-même chez la Bellem dont il
partageair le lit avec ſon ami.
Toutes les nuits de Madame de Bel
lem étaient donc priſes ; & ſurveillé ,
quoiqu'à trente & un an, par un pere
ſévere , je puis même dire cruel , je ne
commençais à être libre qu'à l'inſtant
où mon pere commençait à ronfler ; j'é
tais donc obligé de me borner pendant
le jour à épier les inſtans où ma belle
voiſine était ſeule à ſa croiſée , pour lui
lancer des œillades brûlantes, qu'elle re
marquait avec plaiſir, & auxquelles elle
ne manquait jamais de répondre ; ſe fai• _
ſant une fête , comme elle me l'a avoué
depuis, d'enchaîner le fils du barbare
qui avait fait couler ſes premieres lar
mes.
Mais toutes ces œillades étaient au
tant de gouttes d'huile jettées ſur un
foyer brûlant : elles ne faiſaient que
m'enflammer de plus en plus , & ma ti
midité ne me fourniſſait aucun moyen
de m'introduire chez Madame de Bel
lem, lorſque j'en vis un jour ſortir De
- 1'oo} que je connaiſſais particuliéremcnt ,
( 137 )
& qui ayant ſouvent beſoia de mon pe
re , n'avait rien à me refuſer.
Je vole à lui, je lui avoue mon amour,
je lui peins mes tourmens, je lui pro
mets monts & merveilles , s'il peut me
procurer un quart - d'heure d'entretien
avec Madame de Bellem.
Devooz était un homme divin pour
dcux amans: dès le lendemain je dînai
ehez lui avec Madame de Bellem, & je
ne la quittai qu'après lui avoir juré de
l'aimer éternellement , ( ſerment que j'ai
tenu,) qu'après nous être donné des
preuves réïtérées d'une tendreſſe mu
tuelle.
Ces dîners furent ſouvent répétés :
j'étais fort , grand , vigoureux , je faiſais
ma premiere campagne dans les champs
de Cithere, je la faiſais dans la force
de l'âge, je fervais la Bellem en Her
cule , & jamais femme n'eut un tempé
rament plus brûlant. Lcs amans ne ſont
jamais contens de leur bonheur : les oc
caſions que nous procurait le complai
fant Devooz , ne ſuffiſaient plus à nos
deſirs : nous brûlions également tous deux
de paſſer une nuit entiere dans les bras
M3
- ( 138 )
l'un de f'autre : il était impoffible d'en
retrancher aucune à Quénonville qui
payait ; il fut donc décidé qu'on repren
drait celles du beau curé, qui les avait
gratis , & qui , vu ſon caractere , n'oſe
rait ni ne pourrait ſe plaindre.
Mad. de Bellem lui ſignifia donc que
Quénonville avait des ſoupçons, qu'il
les lui avait laiſſé entrevoir , qu'elle ne
doutait pas qu'il ne fit épier, ou n'épiât
1ui-même , ſi perſonne ne prenait ſa place
les ſamedis & les dimanehes, & finit par
lui déclarer qu'il était de la prudence de
ſuſpendre au moins pendant quelque tems
ſes viſites nocturnes. - -

Le malin curé fit ſemblant de croire


tout ce qu'on lui diſait, & ſe ſoumit ſans
murmurer à la privation qu'on lui im
poſait , & dont il n'était pas embarraſſé
de ſe dédommager; mais comme Qué
nonville n'avait aucun ſecret pour lui ,
& qu'il ne lui avait témoigné depuis
longtems aucune inquiétude ſur Madame
de Bellem , il ſe douta bien qu'elle les
trompait tous deux, & quc cette pré
tendue jalouſie n'était qu'un prétexte dont
elle ſe ſervait pour donner ſes nuits à
( 139 ) -

un nouveau galant. Uévorant donc ſon


reſſentiment , mais bien réſolu de ſe ven- .
ger , il fit lui-même le guet près de la
porte de ſon infidelle, & , comme minuit
ſonnait , il m'apperçut diſtinctement ,
me gliſſant de ma fenêtre qui était au
premier étage, dans la rue , & entrant
dans la maiſon de Mad. de Bellem.
Tandis que je paſſais une nuit déli
cieute , une . nuit qui vaut dix années
de vie , mon jaloux curé l'employait à
méditer une vengeance , non cruelle ,
mais analogue à ſon caractere facétieux.
Il fait demander de grand matin à
mon pere une audience ſecrete , & fai
ſant valoir ſon devoir de curé, ſes ſoins
pour le maintien des mœurs , il lui an
nonce mon déréglement , mes échappa
des de la maiſon paternelle , & mes
viſites nocturnes à Mad. de Bellem.
Mon pere , homme brutal & déjà pré
venu contre moi , ne parlait pas moins
que de venir ſur le champ me caſſer
bras & jambes , & ſlétrir de cent ſouſ
flets les belles joues de ſa voiſine , mais
le curé le calma, en lui diſant d'abord
qu'il avait pu ſe tromper, en lui pro
( I4o )
mettant enfuite de me faire prendre ſur
le fait la nuit prochaine ; le coquin ne
tint que trop ſa promeſſe.
Le lendemain qui était le dernier di
manche du mois d'août 1758, le curé
vint ſouper chez mon pere : l'amour &
l'impatience brillaient dans mes yeux , il
le faiſoit malicieuſement remarquer à
mon pere : le tems ne coulait pas aſſez
rapidement à mon gré : j'appellais mi
nuit , j'accuſais les heures de trop de
lenteur : quelle fut ma joie, lorſqu'à onze
heures mon pere ſe plaignit d'être acea
blé de ſommeil , & que le méchant curé ,
ſeignit de ſe retirer ; j'étais au comble
du bonheur , je rentre chez moi, je
qompte les minutes, je compte les ſe
eondes, j'entends enfin ſonner minuit ,
toute la maiſon me paraît plongée dans
le ſommeil , le plus profond ſilence re
gne autour de moi, pas une lumiere ne
peut me trahir, le ſignal m'eſt donné ,
il eſt rendu , je ſaute de ma fenêtre, je
fuis chez Mad. de Bellem, je fuis dans
ſes bras.
Mais hétas ! à peine m'étais-je placé
fur le trôue du plaiſir, que mon pere,

( I4I )
témoin de mon évaſion , ſort de ehez
lui armé d'une canne longue & ſlexible ,
il frappe en magiſtrat chez Mad. de
Bellem, ſe fait ouvrir d'autorité, monte
droit à ſa chambre , en enfonce la porte
& nous trouve dans les bras l'un de l'au
tre , dans le même état que le jaloux
Vulcain ſurprit ſa belle épouſe & le
Dieu Mars.
Mon pere ne me 'donne pas le tems
de reprendre aucun habillement, & me
reconduit chez lui en m'appliquant d'un
bras encore nerveux force coups de canne
ſur mes reins découverts, au travers
d'un foule curieuſe de voiſins réveillés
& raſſemblés par les ſoins charitables
du bon curé. -

Cette fcene fit le plus grand bruit ; dès


le lendemain tout Bruxelles en fut inſ
truit : Quénonville l'apprit le premier par
| ſon bon ami le curé de Finiſtere : ja
loux comme un Eſpagnol , il vole chez
Mad. de Bellem, l'accable d'injures,
briſe tout, & paſſe des injures aux coups.
Pendant que cette ſcene tragique ſe
paſſait chez elle, il s'en paſſait une bies
plus terrible dans notre maiſon. Il ns

--
,

- · ( 142 ) - -

faut qu'une étincelle pour faire faute


un baril de poudre , il faut encore moins
pour rendre à un caractere ſa véritable
teinte. Rentré chez moi les épaules &
les reins meurtris , je · me reſſouviens
que je ſuis homme , que j'ai trente & un
an, que ma mere eſt morte, que mon
pere, remarié en ſecondes nôces , ne m'a
· pas rendu compte du bien de ma mere
qui eſt conſidérable & qui m'appartient :
les mauvais traitemens de mon pere, ſa
haine , ſa barbarie , ſe retracent à mes
yeux : je crois ſentir encore le fouet dé
| chirant dont il me frappait ſept ans au
paravant, je crois ſentir toutes mes ci
catrices ſe rouvrir ; l'amour & la colere
développent toute l'énergie de mon ca
ractere qui n'était qu'endormie, ſon explo
ſion eſt auſſi prdmpte , auſſi terrible que
celle du ſalpêtre : je m'habille à la hâte,
je marche d'un pas ferme au cabinet de
mon pere , je lui déclare en termes pré
cis mon indépendance abſolue, & lui
demande mon compte de tutelle & le
bien de ma mere ſous vingt-quatre heures.
Mon pere furieux ne me répond que
par un geſte menaçant, je réponds à ce
»
( I43 )
geſte par un autre plus menaçant en
eore, mon pere égaré , me frappe ; je
lui rends coup pour coup ; mais mon
coup eſt mortel. Mon pere , frappé par
un fils qu'il s'était trop accoutumé à
regarder , à traiter comme un eſclave ,
écume de rage ; il veut ouvrir la bou
che , ſes dents ſe ſerrent & ſe briſent
l'une contre, l'autre, il étouffe, ſes vei
nes ſe gonflent , l'apoplexie ſe déclare,
& au bout de deux heures il expire en
cherchant à bégayér ma malédiction.
| J'appris cette mort avee fermeté, je
ne me la ſuis même jamais reprochée.
- car cet homme barbare était moins pour
moi un pere qu'un tyran : maître enfin ,
de mon ſort & d'une fortune honnête 2

je vole à l'inſtant chez la Bellem, je


lui apprends la mort de mon bourreau,
& que je ſuis libre ; je fais avec elle
tranquillement un paquet de ſes effets
, les plus précieux, je la fais monter avec
ce paquet dans le carroſſe de mon pere ;
je la conduis à la maiſon de campagne
de Devooz. Je ſcelle notre union des
tendres careſſes, & ne m'arrache de ſes
,bras que pour venir faire enterrer mon
- ( 144 ) ·
pére dont je ſuivis le convoi d'un pas
"ferme & avec un frônt calme & ſerein.
Les torches de ce convoi furent nos
flambeaux d'himénée, ce fut à leur lueur
que je formai ces nœuds qui m'uniſ
ſent pour la vie à Mad. Pineau, à la
quelle je fis alors reprendre ce nom ,
qui eſt le ſien...
Là finiſſait ce précieux manuſcrit dont
ſans doute Vander-Noot aura écrit la
ſuite. Après avoir paſſé une partie de
la nuit à le copier, je recachetai bien
exactement le paquet, & le lendemain
je le remis dans ſon porte-fèuille, de
maniere qu'il ignore que j'en ai eu com
munication. . - -

Mourand revint de chez la princeſſe


d'Orange, dont il nous parut plus con
tent qu'à l'ordinaire, & nous dit qu'elle
nous recevrait volontiers le jour même
entre onze heures & minuit, à la mai
ſon du bois. Nous nous y rendîmes à
onze heures. - - -

L'ordre que j'ai reçu de vous, Mon


feigneur, de ne me pas mêler des af
faires de politique, m'empêche de vous
*s*dre un compte détaillé de cette en
treVIlC ;
( I45 )
trevue : la princeſſe y développa des con
naiſſances en politique qui m'étonne,
rent , c'eſt réellement une femme du plus
grand mérite , & digne d'occuper le pre
mier trône du monde : c'eſt dommage
que ſon ambition ſoit ſans bornes, &
qu'elle ſoit trop indifférente ſur les
moyens de la ſatisfaire : rien n'égale ſa
haine & ſon animoſité contre les patrio
tes hollandais ; un des articles du traité
ſecret qu'elle projetta avec Vander
Noot , fut que tous les patriotes réfu
giés dans la Flandre & le Brabant , en
feraient ignominieuſement chaſſés ; elle
nous aſſura qu'elle prenait le plus grand
intérêt aux affaires du Brabant, qu'elle
ne déſirait que de faire une alliance avec
les Brabançons, dès qu'ils auraient for
mé leur république , que dans le mo
ment les ariſtocrates anti-ſtadhoudériens, .
& ceux du parti ſoi-diſant patriotes,
remueraient ciel & terre pour empêcher
cette alliance , mais que du moment que
1'indépendance ſerait proclamée, elle ſe
préſenterait elle-même en perſonne au
conſeil ſouverain de LL. HH. PP. , &
qu'elle les forcerait à ſigner le traité
Tome I. N
( I46 )
d'alliance qu'elle ferait reconnaitre & ap
puyer par ſon frere le Roi de Pruſſe.
. Tel fut le réſultat de notre audien
: ce , dans laquelle , autant j'admirai la
princeſſe, autant je rougis du rôle plat,
trivial , bas & rampant que joua Van
der-Noot qui tantôt pleurait comme un
enfant , tantôt jurait comme un charre
tier ; la princeſſe en riait, & avait la
bonté de m'adreſſer toujours directement
la parole , raiſonnant avec moi des pro
· babilités plus ou moins fortes des pro
jets que lui préſentait Vander-Noot.
Après deux heures de converſation ,
la princeſſe nous congédia, ſans avoir
rien ſigné , mais après avoir tout pro
rmis.
Vander-Noot revint enthouſiaſmé,
croyant déjà avoir à ſa diſpoſition tou
tes les forces de la Pruſſe & de la Hol
lande , j'en juge autrement. Je ſuis cer
tain que ni la Hollande ni la Pruſſe ne
foutiendront oſtenſiblement l'inſurrection
' belgique, mais qu'ils la fomenteront, &
Ha favoriſeront ſecretement de tout leur
pouvoir ; que la Hollande n'en tirera
d'autre avantage que de vendre aux Bel
' - ( 147 )
ges de mauvaiſes munitions à très haut
prix, mais que le roi de Pruſſe s'en ſer
vira pour ſe faire acheter cherement par
Joſeph II ſa prétendue neutralité, &
finira par ſe faire l'arbitre de la paix en
trè l'Empereur & les Pays-bas, dont il
ſe rendra garant, & qu'il ſe ſera payer
des deux partis. Voilà quelle eſt mon
idée, il s'agit de ſavoir ſi le grand coup
que Bruxelles s'apprête à frapper, réuſ
ſira : il eſt prêt , & je ſuis chargé de le
diriger : voici comment.
En rentrant chez Mourand, il remit
à Vander Noot un paquet, venant de
Breda, par lequel Van Eupen nous man
dait de nous rendre ſans différer tous
les deux à Breda. . - * ,
Nous nous y rendîmes effectivement
le lendemain : Van Eupen nous dit qu'il
avait reçu des lettres du cardinal de
Malines, du vicomte de Walckiers, du
de Vonck , de l'avocat Verlooy , de
Daubreméz , de Simons, du baron de
Panderhaegen, de Herries ; qui tous
lui mandaient que la poire était mûre,
que le peuple de Bruxelles était fuffiſam
ment chauffé, qu'il y aurait §" danger
- 2,
( 148 )
à laiſſer refroidir les têtes , qu'il fallait
profiter d'une treve de dix jours accor
dée par le général d'Alton, pour tom
· ber ſur les Autrichiens, avant qu'ils ſe
fuſſent réunis, & qu'il ne fallait plus
qu'un chef caché. -

· Vander Noot s'offrit de partir ſur le


champ & d'aller ſe mettre à la tête du
peuple, mais Van Eupen qui ſe méfiait
de ſes inconſéquences & de ſa forfante
rie , lui fit , entendre que ſa tête était
trop précieuſe pour l'expoſer ſans néceſ
ſité, qu'il ne fallait dans ce moment
qu'un homme adroit pour porter la mê
ehe à la bombe , & afſez ineonnu pour
la cacher aux yeux du miniſtre & du
général d'armes : il me dit que j'étais
le ſeul homme capable de conduire ſans
danger cette grande expédition. Le de
ſir de remplir vos ordres , en faiſant con
naiſſance avec les principaux chefs de
# 1'inſurrection , me fit accepter cette com
miſſion, & les riſques diſparurent à mes
yeux, lorſque Vander Noot me donna
un bon de mille louis ſur ſon éminence
**
l'archevêque de Malines.
Je vais done partir pour Bruxelles,
| ( 149 )
mais pour, dépayſer les argus miniſté
riels , j'y vais ſous le nom & l'habit du
R. P. Cleinens de ſancta Crux, gardien
du couvent des Cordeliers de la rédemp
tion à Veniſe. - -

Le jour de l'inſurrection de Bruxelles


eſt fixé au I 5 de ce mois. Si votre gran
deur avait des ordres contraires à me
donner, elle peut me les faire paſſer à
l'adreſſe ordinaire ; je puis les recevoir
à tems pour prévenir le comte de Traut
mansdorff, & lui livrer le ſecret de la
conjuration. Si je ne reçois pas de con
tre-ordre, j'irai en avant. Je ſuis avec
rcſpect &c. -
( 15o ) -

$ Paºzºººººººººººeºeºeeº & ra
•° · QUAT R I EME RAPPoRT.
Jacques le Sueur arrive à Bruxelles ſous
' le nom du R. P. Clémens de Sanč#a
Crux. Il voit Walckiers qui le con
· duit dans un taudis où il trouve le
· eardinal de Malines. Walckiers lui
ébauche l'hiſtoire amoureuſe du car
· dinal. J. le Sueur eſt admis au comité
' ſecret qui ſe tient chez le carroffier
, Simons. Quelles perſonnes compoſent
ce comité. J. le Sueur & Walckiers
rendent viſite à la Pineau Inſurrec
tion de Bruxelles. Célebre journée du
I I de décembre. Walckiers ſauve ,
Bruxelles par un faux avis donné à
d'Alton. Les troupes Autrichiennes
évacuent Bruxelles.
' \ '
De Bruxelles le 13 décembre 1789.

M ON SEIGN EUR,

J'ai vu ſur le théâtre des variétés au


palais royaf une farce intitulée Jacquot
( 151 )
& Colas Duéliſtes, dans laquelle le far
ceur Bordier, pendu depuis à Rouen ,
Sz le bateleur Beaulieu , aujourd'hui ca
pitaine de la garde nationale de Paris ,
ſe battaient la nuit en tremblant , &
auſſi poltrons l'un que l'autre croyaient
tous deux s'être tués, & s'en demanº
daient mutuellement pardon : c'eſt abſo
lument l'hiſtoire de la révolution dé
Bruxelles qui eſt en charge la parodie
de notre 14 Juillet. . -

L'Europe cependant va retentir d


bruit de la mémorable journée de Bruxel
fes, du 11 décembre 1789; les Bruxel
1bis vont entonner l'hymne de la victoi
re , & ſe donner le titre de héros , mais
par malheur pour eux , j'ai tout vu , tout
entendu , j'étais partout , voltigeant de
la place de la monnoie, à la place roya
le, ſur l'une patriote , ſur l'autre autri
chien ; je vais tout dire, je vais démaſ
quer ce peuple imbécille & peureux qui
eſt bien la canaille la plus plate & la
plus poltronne que je connaiſſe.
· J'arrivai à Bruxelles le 9 au ſoir, &
, je fus me loger à la maiſon-rouge, que
Pan Eupen , m'avalt indiquée comme
( 1 52 )
une auberge dont l'hôte était bon pa -
rriote. -

A mon arrivée toute la ville était en


combuſtion, la populace s'occupait à
briſer les chevaux de friſe , à combler
les foſſés, à détruire toutes ces petites
redoutes que d'Alton avait fait élever
dans les rues, & que Trautmansdorff
venait de ſacrifier au peuple. -

Il n'y a ni fort ni citadelle à Bruxel


Jes, mais la ville eſt ſéparée en deux
parties, la haute & la baſſe ville. D'Al
ton s'était fortifié dans la haute ville ,
dont, par ces petits retranchemens &
des coupures , il avait fait une efpece de
fortereſſe, dans laquelle il était impoſ
| fible qu'il fût forcé, & d'où il pouvait
faire de la ville baſſe un monceau de
cendres. H ne manquait ni de troupes ,
ni d'artillerie, ni de munitions. Un mois
auparavant on avait déſarmé le bour
geois , & viſité toutes les maiſons ſuſ
pectes ; ainſi d'Alton était en force ;
mais le Trautmansdorff qui n'a jamais
, eu d'autre projet que de le culbuter, ſe
plaiſait à défaire le ſoir ce que le géné
ral des armes élevait le matin : d'Altors
( I 53 )
avait ſévi avec férocité contrc quelques
malheureux qui , dans un cabaret , s'é
taient permis dcs chanſons indécentes
contre l'Empereur. Il les avait fait ar
rêter , & les envoyait comme des for
cats pieds & poings liés à Luxembourg ;
Trautmansdorff leur avait fait rendre
la liberté , il avait également ouvert les
priſons à tous les accuſés & même aux
convaincus de haute trahiſon : de ce
nombre était la Pineau , maîtrcſſe de
Vander Noot, le fameux Linguet , l'in
génieur Fiſco, & le précepteur des en
fans de la duoheſſe Durſel : il avait fait
rendre les armes à tous les bourgeois,
enfin il venait de forcer d'Alton à ligner
un armiſtice de deux mois avec les pa
triotes, qui devait ſe renouveller tous
les dix jours : faute la plus grande que
le gouvcrnement pouvait faire, puiſque
pendant cette trêve , l'inſurrection ſe
conſolidait , les corps de volontaires ſe
formaient, l'armée patriotique ſe groſ
fiſſait de tous les ſoldats autrichiens
qui déſertaient par centaine ; eufin com
me s'il eût pris à tache de faire écraſer
--

( I 54 ) -

1es troupes, & de ne lcur laiſſer aueune


retraite, il avait annoncé la deſtruction
· de toute cette défenſe militaire qui fai
| ſait trembler le peuple, & pouvait ſeule
le contenir dans le devoir.
Pour ſureroît d'humiliation, les oſſi
eiers avaient recu l'ordre exprès, non
ſeulement de reſpecter la bourgeoiſie,
mais encore la populace, & de ne faire
attention ni à ſes injures, ni même à
ſes outrages tels qu'ils fuſſent : la ca
naille en était inſtruite , & en abuſait
cn pourſuivant par ſes hurlemens, &
quelquefois à coups de pierres , les mal
heureux militaires que leurs affaires obli
geaient de ſortir : ce fut au point qu'un
·nommé Berger, officier ingénieur , char
gé de combler les foſſés, ayant voulu
empêcher le peuple de le faire lui-mê
me, fut aſſaſſiné à coups de bâton en
préſence de ſes ſoldats & de pluſieurs
'officiers, qui n'oſercnt lui porter aucun
· fecours. - - -

" Je ne conçois pas comment les Au


trichiens n'ont pas attaché le Traut
mansdorff à la queue de quatre chevaux ;
( I 55 )
& ne l'ont pas mis en quartiers. Mais
je reviens à moi.
Je deſcendis à la maiſon rouge ſous
le coſtume & le nom du R. P. Clemens
de ſanč#a Crux , gardien de la maiſon
des Cordeliers de la rédemption à Ve-.
niſe. Pour mon hôte ſeul , je fus le
baron de Bamberg, député du comité
de Breda, au comité ſecret de Bruxel
les ; comme il en était un des familiers ,
il me conduiſit auſſitôt qu'il fit nuit au .
jardin de St. Georges, où ſe raſſemblaient .
les patriotes. -

L'aſſemblée était compoſée d'un grand


nombre d'avocats , de marchands & de
riches négocians. Elle était préſidée par
l'avocat Vonk : outre cette aſſemblée,
il y avait un conciliabule ſecret où l'on
n'admettait qu'un nombre choiſi des prin
cipaux patriotes. . ".

Ce conciliabule ſe tenait ſous le titre


de comité ſecret, chez le ſellier Simons,
homme fort riche, & ayant l'attelier le
plus nombreux de Bruxelles. -

Dès que j'eus montré à M. Vonºk


smes lettres de créance du comité de
( 156 )
Breda, & mes recommandations parti- .
: ticulieres de Vander Noot & de Van
Eupen , il m'annonça à toute l'aſſemblée
· comme le prophete attendu, comme le
précurſeur du grand Vander Noot , en
: fin conime le chef qui allait opérer la
révolution ; je reçus en cette qualité les
complimens , les acclamations , les ac
· colades de toute l'aſſemblée. J'enten
Ylais à mes oreilles bourdoner ces mots,
c'eſt un officier Pruſſien ; non, c'eſt un
miniſtre ſecret de LL. HH. PP. les
Etats de Hollande ; mais tous ſe réu
niſſaient pour voir en moi le héros de
la liberté.
Vonck dit au vicomte de Walckiers
de me conduire chez Simons, qu'il vien
drait nous y rejoindre. je montai dans
, un fiacre avec le vicomte de Walckiers,
& comme chemin faiſant je lui parlai
du cardinal de Malines, en lui témoi
gnant le deſir que j'ava1s de voir ſon
Eminence , & de lui remettre des lettres
particulieres de Van Eupen & de Van
der Noot , il fit arrêter ſon fiacre ; nous
deſcendîmes , & après avoir traverſé à
- ( 1 57 )
pied plufieurs rues ; nous arrivâmes dans
celle des bateaux ; il frappa quatre coups
à la porte d'une eſpece de mazure, &
· attendit cinq minutes, au bout deſquel
| les il refrappa trois coups, & attendit
encore deux minutes ; après leſquelles il
refrappa quatre coups ; alors on ouvrit
· un petit judas grillé qui était au milieu
de la porte, & avec une lanterne ſourde
qu'on y appliqua , on nous examina de
puis les pieds juſqu'à la tête ; après
quoi l'on nous dit, Chriſtus crucifixus,
Walckiers répondit, reſurrexit. Auſſi
tôt la porte s'ouvrit, & nous entrâmes.
Une vieille femme avoit bien refermé
la porte, ſe mit à marcher devant nous
avec ſa lumiere, & nous conduiſit dans
une grande chambre baſſe, dans laquelle
je n'apperçus qu'une eſpece de grabat,
fur lequel était à demi couché un vieil
lard qui me parut moribond , ayant à
côté de lui une femme de quarante ans,
très fraiche & très proprement habillée :
voilà ſon Eininence , me dit en ſouriant
· Walckiers. Effectivement je reconnus
alors le cardinal, je lui remis mes dépê
Tome I.
( 1 58 ) -

ches, il ſe les fit lire par cette Dame


qui était auprès de ſon lit.
Quand elle eut fini ſa lecture, ſon
Eminence leva les deux mains au ciel ,
en s'écriant en Italien qui eſt ſa langue
favorite : -

Lodato e benedetto ſia iddio noſtro


Signore, per tante ſue infinite gratie.
Apres cette exclamation, il me ten
dit la main, je la pris reſpectueuſement
pour la baiſer, mais il m'attira à lui ,
& m'embraſſa très étroitement, je map
perçus que ſi la langue italienne lui était
familiere, le geſte romain ne lui était
pas non plus étranger. -

Vous voyez , me dit-il alors , dans


quel état me réduit ce coquin de Traut
mansdorff ! il veut ma tête, mon en
fant, Néron la lui demande, & ce n'eſt
que par un miracle perpétuel que Dieu
me dérobe à leur fureur. -

Alors il me raconta ce que je ſavais


aufſi bien que lui, les perſécutions qu'it
avait éprouvées de Joſeph II, le traitement
humiliant qu'il en avait reçu à Vienne,.
lorſque pour l'expoſer à la riſée 4 au
- ( 1 59 )
mépris de fa cour, il le mit ſous la fe
rule de deux cuittres chargés de lui ap
prcndre ſon catéchiſme, & de le lui
faire réciter matin & ſoir , il me parla auſſi
de la lettre inſolente que lui avait écrite
Trautmansdorff , pour lui redemander
l'ordre de Marie-Théreſe.
Il ouvrit alors ſa robe de chambre ,
& me fit voir ſa croix ſur ſa poitrine :
elle eſt. là , s'écria-t il , il ne l'aura
qu'avec ma vie , mais le ciel eſt juſte ,
les jours du tyran ſont comptés , la mort
eſt dans ſon ſein , le tombeau ſe creuſe
ſous ſes pas, & j'aurai le bonheur, la
douce ſatisfaction de fouler aux pieds
ſa cendre impie & réprouvée , que depuis
trop longtems revendique l'eſprit de té
nebres dont il eſt le digne ſoutien ; c'eſt
alors, ô mon Dieu ! quand ta main aura
frappé ce monarque abhorré , que j'en
tonnerai avec joie , le cantique ſacré de
ton grand-prêtre, Nunc dimittis ſervum
tuum. - - -

Je reconnus à toutes ces exclamations


que ſon Eminence était, comme on me
I'avait dit ſouvent, un fanatique imbé
O 2.
$ * · ( 16o ) , -

sille & furieux , & je me hâtai de lui


tirer ma révérence : M. Walckiers qui
n'a pas l'air de le goûter beaucoup , ne
me fut pas mauvais gré d'avoir abrégé
notre viſite. .
Nous regagnâmes notre fiacre, &
eomme pour dérouter les eſpions du gou
vernement, M. Walckiers dont il était
un des affidés, lui faiſait faire beaucoup
de détours ; j'eus le tems de lui témoi
gner ma ſurpriſe d'avoir trouvé le car
dinal dans le taudis où nous l'avions vu :
il m'en expliqua ainſi les raiſons.
Le cardinal eſt fils du comte de Franc
kenberg, geLtilhomme de Siléſie , peu
riche, mais très inſtruit , très eſtimé »
& auteur de plufieurs ouvrages. Il a tra
duit en Allemand les ſermons du P. Bour
daloue , & l'on dit publiquement que .
s'il eût pu prévoir la conduite de ſon
fils vis à-vis de l'Empereur, il aurait
traduit , pour ſervir à ſon éducation , le
célebre traité de l'ingratitude du docteur
Ximenès, avocat eſpagnol : il ett vrai
que l'impératrice reine l'a comblé de
bienfaits, qu'elle l'a tiré du néant , l'a
( 161 )
conduit par la main au faîte des grau
deurs eceléſiaſtiques, & qu'il n'a jamais
uſé de fes bienfaits que pour ſoulever le
peuple contre ſon fils.
Mais, Monſieur le vicomte, lui dis-je
en fouriant, ne pourrait-on pas vous
faire le même reproche ? car enfin, vous
êtes banquier de la cour, vous êtes l'en
tremetteur de toutes les négociations
d'argent entre les Pays-bas & le cabinet
de Vienne ; tous les emprunts paſſent
par vos mains, tant pour le capital que
pour les arrérages , & cette correſpon
dance vous forme un revenu clair de
plus de cinquante mille florins , ſans
compter un caſuel inappréciable. .
J'en ſacrifierai le double, reprit , vi
vement Walckiers, je ſacrifierai toute
ma fortune pour chaſſer de ce pays ce
coquin de Trautmansdorff.
J'attribuai tant de déſintéreſſement à
l'amour de la patrie & de la liberté ;
je l'admirais ; mais j'appris bientôt que
ſon héroïſme avait une cauſe bien diffé
1te11tC. -

R.evenons, me dit-il, au cardinal. -


| : O 3
, ( I62 )
Volontiers, ear je vous avoue que je
ſuis curieux de ſavoir comment ce pré
lat que toute l'Europe croyait réfugié à
Cambrai, ſe trouve à Bruxelles dans un
taudis & ſur un grabat.
· Il ne l'a pas quitté un ſeul inſtant,
me dit Walckiers ; il croit avoir échap
pé aux fers autrichiens , & il ne s'apper
çoit pas qu'il eſt dans les nôtres. Ce
pauvre cardinal eſt un mannequin que
tnous faiſons mouvoir à notre gré pour
ſoulever un peuple imbécille & fanatique
qui le regarde comme un ſaint. Le Trakt
mansdorff qui connaît ſon aſcendant fur
l'eſprit de la populace, a fait l'impoſſi
ble pour s'emparer de ſa perſonne ; il
a fait inveſtir ſon refuge par ſa ſolda
teſque, mais j'avais été averti à tems
par une femme à laquelle il dit tout,
& qui autrefois me rediſait tout. En
prononçant ces mots, il pouſſa un très
gros ſoupir dont il ne fut pas le mat
tre , & dont j'eus bientôt l'explication ;
puis il continua ainſi : inſtruit qu'on de
vait la nuit même venir enlever le car
dinal : inſtruit qu'il était configné à tou
( 163 )
tes les portes de Bruxelles , & qu'il était
de toute impoſſibilité de le faire ſortir ,
je l'enlevai de chcz lui au jour tom
bant , & le conduiſis dans cette barraque
où nous venons de le voir ; croiriez
vous cependant qu'il a penſé être décou
vert ? Trautmansdorff furieux de l'a
voir manqué, mais certain qu'il était
dans Bruxelles, a fait faire la pçrqui
ſition la plus exacte dans toutes les mai
ſons, ſous le prétcxte de déſarmer le
bourgeois , mais ſon véritable but était
de découvrir le cardinal : on eſt venu
dans cette mazure , on eſt entré dans ſa
chambre , on l'a vu ſur le grabat, l'offi
cfer qui le cherchait. s'eſt mis à genoux
devant lui & a reçu ſa bénédiction. --
| Plaiſantez-vous ? -- Non ; tout ce que
je vous dis eſt à la lettre ; je vais vous
raconter la farce que nous avons jouée,
car c'en eſt une véritable.
Voyant avec quelle rigueur & quelle
exactitude on faiſait cette perquifition,
nous guettâmes l'inſtant où l'on viendrait
viſiter les maiſons de la rue des Bà
- teaux, alors nous fimes déshabiller le
( 164 ) -

cardinal, nous le fimes coueher ſur ce


grabat que vous avez vu , nous l'entou-.
râmes de tout ce qui annonce un mori
bond, & nous tînmes à ſon chevet un
prêtre en ſurplis & cn étole prêt à lui
adminiſtrer l'extrême onction. La cham
bre était pleine de femmes & d'enfans
qui paraifſaient fondre en larmes ; c'eſt
au milieu de cet appareil que nous at
tendîmes la viſite militaire; elle ne man
qua pas ; l'oſſicier entre & fait ſa rc
cherche exacte ; arrivé à la porte de la
chambre où était le cardinal, on fait
quelque , difficulté de l'y laiſſer entrer,
en lui annonçant qu'elle eſt oecupée par
un pauvre vieillard moribond que l'on ad
miniſtre au milieu d'une nombreuſe famil
le; l'ofiicier ne ſe contente pas de cette
raiſon ; plus on lui refuſe l'entrée , plus
il s'obſtine à la forcer ; on lui ouvre en
fin la porte , alors les femmes & les en
fans commencent à ſangloter, le prê
tre découvre les pieds de ſon Eminence ,
récite les prieres, & les oint de I'huile
fainte ; le moribond ſemble ramaſſer le
reſte de ſes forces éteintes, il annonce
au prêtre qu'il veut bénir ſa famille, le
- ( 165 )
prêtre ordenne à tous les aſſiſtans de ſe
mettre à genoux, tout le monde s'y jet
te , & l'officier auſſi : alors le cardinal
tire un bras décharné du lit, promene
une main tremblante ſur les aſſiftans ,
l'arrête ſur la téte même de l'officier ,
prononce d'une voix caſſée la bénédic
tion , après laquelle ſa tête retombe autſi
tôt dans ſes couffins qui l'enſéveliſſent ;
l'officier contrit & béni ſe retire, & vante
à tous ſes camarades ſa bonne fortune.
C'eſt ainſi que le cardinal a échappé à
la perquiſition générale.
Etiez-vous témoin de cette ſcene,
demandai-je à Walckiers ? non, me dit
il , mais elle s'eſt paſſée telle que je
, viens de la rapporter, j'en ſuis sûr.
Eh ! qui eſt cette femme ou cette da
me que nous avons vue au chevet du lit
de ſon Eminence ? Ah ! ah ! me dit
Walckiers en riant, vous l'avez dond
remarquée ? -- Beaucoup. -- J'étais bien
étonné que vous ne m'en euſſiez pas en
core parlé ! -- Je la réſervais pour la
bonne bouche ; -- Vous avez raiſon ,
car nous ne l'appellons que notre mere
la ſainte Egliſe. -- Mais ſon nom vé
/

( 166 ) · -

zitable ? -- Elle n'en a pas'd'autre que


Madame pour tous les étrangers & la
ſociété de ſon Eminence , & pour ſa
maiſon & ſes domeſtiques, elle n'eſt eon
nue & déſignée que par le ſobriquet de
Madame Tatillon , ou le gentilhomme
caudataire de ſon Eminence. -- Je vous
entends, mais quelle femme eſt-ce ? --
Vous m'en demandez, ma foi, plus que
je n'en ſais, & plus que perſonne ne
m'en a jamais pu dire ; elle ſe donne
pour une parente éloignée du cardinal ,
veuve d'un oſſicier mort au ſervice de
J'impératrice-reine ; elle loge avec le
eardinal, régle ſa maiſon, fait les hon
neurs de ſa table & de ſon lit ; au reſte,
elle eſt déteſtée de tous les domeſtiques
qu'elle fait gémir ſous une verge de fer,
& ce qui les pique le plus, ce qui mé
me a penſé cauſer une révolte dans le
palais de ſon Eminence, c'eſt que lorſ
qu'elle va à I'Egliſe, elle ſe fait porter
le ſac & préſenter ſon livre par l'écuyer
du cardinal : on a fait ſentir à ce pau
vre diable de baron allemand, qu'il était
au-defſous de lui de préſenter le livre à -
une catin , il a oſé s'en plaindre au
( 167 ) -

cardinal , qui lui a ſignifié qu'il fallait


opter entre quitter ſon ſervice ou le con
tiauer auprès de Madame comme au
près de lui : le pauvre baron qui tire le .
diable par la queue en portant celle de
| Monſeigneur, n'a pas été maître du
choix, il a continué ſon ſervice auprès
d'elle, mais pour ſe venger, la premiere
fois qu'il l'a ſuivie à l'égliſe, au lieu
de lui donner ſes heures ordinaires , il
lui a préſenté le roman de la Payſanne
parvenue. Madame eſt rentrée furieuſe
au paiais, a porté ſes plaintes à ſon
Eminence qui a été obligé de renvoyer
ſon pauvre écuyer qui le ſervait depuis
vingt ans ; tous les autres domeſtiques
ont pris ſon parti , & ont demandé leur
retraite, enfin l'abbé du Vivier qui eſt
l'eſprit de S. E. a arrangé l'affaire, le
baron a demandé pardon à Madame,
Madame a demandé ſa grace au car
dinal , le cardinal a pardonné, mais à
condition qu'on préſenterait les heures à
Madamé, & la paix a été rétablie. --
J'ai beaucoup èntendu parler de cet abbé
du Vivier. -- C'eſt, comme je vous l'ai
dit, l'eſprit du S. E. , c'eſt lui qui fait
( 168 )
ſes mandemens, qui écrit ſes lettres,
qui iui dicte ſes réponſes, enfin qui, de
concert avee Madame , ne lui laiſſe que
la peine de manger , de digérer, de dor
mir & de végéter. Nous lui payons fort
| cher une miſérable feuille intitulée l'A
mi des Belges, qu'un homme de goût
ne peut lire ſans nauſées, mais qui eſt
excellente pour les Brabançons : cet ex
jéſuite nous vend le cardinal au poids de
l'or , mais comme nous en avons beſoin,
& que d'un autre côté il laiſſe au co
mité ſecret la diſpoſition des revenus
de S. E. , nous n'y regardons pas de
trop près ; & tout bien examiné c'eſt
avec les florins du cardinal que nous
payons ceux qui nous le livrent. Ainfi
comme dit le proverbe, ce qui vient de
'la flûte retourne au tambour.
En cauſant ainſi nous arrivâmes au
près de la maiſon de Simons, nous nous
fimes deſcendre à cent pas ; & nous en
trâmes chez lui par la petite porte du
jardin du côté du rempart.
Il n'y avait à ce comité ſecret qu'un
· petit nombre de membres, mais tous
excellens Patriotes, tous n'ayant d'au
'-, tt2
| ( I69 ) ,
tre but que de ſacrifier leurs fortunes
& leur ſang pour la patrie ; cependant
cornme je ſuis bon phyſionomiſte , & que
je me connais en hommes , je diſtinguai
au milieu de tous ces braves citoyens
deux traitres & deux coquins, qui ne
cherchaient dans la révolution que leur
bien être, & leur avantage perſonnel.
C'étaient les barons d'Howes & de
Vanderhague; je ne ſais pas comment
ils ſe comporteront par la ſuite , mais
je mettrais ma tête à couper, qu'ils tra
hiront les intérêts du peuple , & qu'ils
•.

feront toujours à vendre au plus of


frant & dernier enchériſſeur.
Les autres membres du comité étaient
Meſſieurs Verlooy , d'Aubremez , d'Ou
trepont, d'Otranges , Van Schelle,
Veelmals, Simons, Chapel & Herbi
niaux, tous gens de mérite, d'honneur,
& vrais républicains.
M. Walckiers me préſenta comme dé
puté du comité de Breda : je ne reçus
de ce comité ni accolade, ni acclama
tion , mais un accueil honnête & diſ
tingué ; on me demanda un compte exact
des opérations du comité de Breda , des
Tome I. - - P
( 17o ) -

rraités faits avec les cours de Berlin,


de Londres & de la fiaye : je répondis,
ſelon les inſtruétions particulieres que
j'avais reçues de Van Eupen & de Van
der Noot, que les traités exiſtaient,
mais ſous la clauſe expreſſe impoſée à
Vander Noot de n'en faire connaître les
articles qu'à une certaine époque ; quant
à celui de la Haye , je détaillai l'au
dience particuliere que Vander Noot
& moi avions eu de la princeſſe d'O
range. Le ſeul changement que j'y fis,
fut de donner pour des engagemens for
mels & fignés, les ſimples promeſſes de
la princeſſe. · · ·

On ne parut pas fort enthouſiaſmé de


mon rapport , on fut ſurtout mécontent
de ce voile jetté fur les traités avec les
- cours, & de ce ſecret excluſif que fe
réſervait Vander Noot. On fit la fe
marque juſte , combien il était impoli
tique, dangereux & même criminel, d'ex
poſer toute une nation à une ruine cer
taine , ſur la parole & la foi d'un ſeul
homme qui pouvait être un enthouſiaſte
ou même un fourbe ; enfin l'on décida
que l'en ne ferait déclarer Bruxelles que
( 171 )
lorſque Vander Noot aurait donné une
connaiſſance fatisfaiſante des traités faits
avec l'Angleterre , la Pruſſe & la Hol
1ande, & un état sûr des ſecours que
devaient fournir ces trois puiſſances, ou
du moins des diverfions qu'elles devaient
faire ; cet arrêté était fort ſage, mais
ee n'était pas là les intentions de Van
der Noot ni de Van Eupen, qui n'ayant
rien à perdre, voulaient tout précipiter ,
& forcer la nation à ne pouvoir reculer.
| Peu leur embarraſſait que.l'inſurrection
fe ſoutînt, pourvu qu'elle eût lieu ; s'en
voyant les chefs, leur plan était de
vendre ou de défendre la nation ſelon
que les choſes tourneraient : j'avais re
çu mes inſtructions d'après ces princi
·pes, & je vis bien que c'était dans le
jardin de St. Georges, & non pas au
ſein du comité ſecret , que je devais être
prophete : je le dis à Walckiers qui,
pour d'autres raiſons que Van Eupen
g: Vander Noot, voulait auſſi tout pré
cipiter, & nous nóus y donnâmes ren
dez-vous pour le lendemain à huit heu
res du matin. " . - -

' Je iois rendre juſtice au comité fe


P 2
- · ( 172 ) . - - -

•ret de Bruxelles ; il eſt compofé d'hom


mes vraiment ſages, vraiment républi
- cains , à deux ou trois individus près ;
j'y vis qu'on s'y piquait plus du bien
faire, que du bien parler ; que tous les
intérêts particuliers y diſparaiſſaient de
vant le grand intérêt du peuple, que
c'était au peuple que tout était ſacrifié :
ſi ce comité prend en main les rêncs du
gouvernement, s'il conſerve le même
eſprit , s'il n'eſt pas écraſé par quelques
ſéditieux ou brouillons qui ne voyent
dans la révolution qu'un moyen de ſa -
tisfaire, les uns des haines perſonnelles,
les autres leur avarice ou leur ambition ,
je ne doute pas que les peuples de la
Belgique ne conſervent leur liberté; mais
- ce ſont toujours des brouillons qui fo
mentent les révolutions , ce ſont les ſages
qui les opcrent , ce ſont les fripons
qui en profitent & en recueillent les
fruits. .
Le lendemain à huit heures du ma
tin, le vicomte de Walckiers vint me
prendre à mon auberge, & nous nous
rendîmes enſemble au jardin de St. Geor
#es où nous trouvâmes plus de quinze
, ( 173 )
cents perſonnes raſſemblées. Walckiers
| était l'ame & le dieu de cette multitu
de, & leur imprimait à ſa volonté tous
· les ſentimens qui lui convenaient, .
Edouard, vicomte de Walckiers, eſt
taillé par la nature en cheſ de parti ;
, il réunit au phyſique & au moral tout
ce qui peut en impoſer à la multitude
qui toiſe les hommes, Sz les juge par
· les yeux : il eſt dans la force de ſon
· âge, ſa taille eſt haute & bien priſe :
, des yeux bien fendus, mais trop ſou
vent éteints , ſurmontés de deux ſour
· cils épais, une grande quantité de che
' veux noirs & crépus, un teint plus que
· brun, une tache de ſang ſur le viſage,
- des traits fortement exprimés donnent à
| toute ſa phyſionomie un caractere ſoin
bre ; mais prononcé : c'eſt l'Hercule de
| Bruxelles, & les femmes , qui y ont
plus de tempérament que de délica
teſſe, nouvelles Paſiphaés, ſe diſputent
l'approche de ce taureau banal ; à ces
eualités phyſiques, Edouard joint uiie
fortune immenſe, & beaucoup d'impu
dence qui , dans un pays où regne la
plus craſſe ignorance, lui º jº de
• •

( 174 )
- favoir ; il eſt banquier de la cour, hé
ritier & même chef actif de la maiſon
de commerce connue ſous le nom de
, Nettine, maiſon liée de très près par
le ſang à celle de nos La Borde : par
· des alliances plus éloignées aux Calonne,
& à preſque toute la haute finance de
| France, enfin pour les relations de la
banque, au commerce d'argent de toute
'I'Europe»; on porte ſes revenus à des mil
· lions, il les mange crapuleuſement avec
# des fifles : il a cependant une femme
charmante, mais il ne la voit plus ſous
prétexte qu'elle pue de la bouche : beau
coup de perſonnes cependant qui s'en
approchent de plus près que lui, pré
tendent ne s'en être jamais apperçues ; il
eſt vrai qu'un amant voit & ſent autre
ment qu'un mari. Il a une ſœur qui eſt
pucelle, dit-on , ſans être chaſte ; elle
eſt publiquement tribade, d'une inſolen
· ce ſans bornes , & en état de joûter
d'impudence & d'effronterie avee notre
impudique Raucourt.
Aufſitôt que nous fûmes entrés dans
le jardin de St. Georges, Walckiers
monte avec moi dans une eſpece de tri
( 175 )
- bune élevée au milieu du jardin : auſſi
- tôt on ſe raſſemble, on ſe pretie autour de
- lu
i, il éleve ſa voix & dit : » Généreux
j» Bruxellois, qu'attendons - nous donc
^ yy pour | nous déclarer libres ? qu'atten
· 32 dons - nous pour purger Bruxelles
º»» d'un Trautmansdorff , d'un d'Alton , .
| > », d'une poignée de brigands autri
35
chiens à demi vaineus par la crainte ?
" »» qu'attendons-nous pour ſuivre l'exem
53 ple des braves Gantois, des coura
' 3»
geux Anverſois # voyez leurs villes
" 32 domirées par une citadelle effrayante ;
2» cette citadelle eſt eouverte de ſoldats
32 menaçans , cent bouches de feu ſont
· 32
". prêtes à vomir ſur eux la mort &
3y
' l'incendie ; le cri de la liberté ſe pro
º » nonce , il eſt répété par mille voix ;
7» à l'inſtant, hommes, femmes, enfans ,
y2 prêtres, vieillards, tout s'arme ; en

vain le ſoldat fait rouler ſur eux des
' 3)
º
torrens de feu : ces bouches de feu
3) ſont bravées, ces ſoldats abandonnent
22 honteuſement ces fortereſſes qui s'é

croulent fous les efforts des héros ci
32
| toyens : quel exemple pour nous ! &
32 nous ſommes encore à le ſuivre ! & le
( 176 ) .
le d'Alton tremblant, laiſſe nos en
3yº fans briſer ces chevaux de friſe , com

bler ces foſſés, réparer ces coupures
2 qui atteſtaient à la fois votre foree &
ſa faibleſſe ! attendez - vous que les
3» Gantois & les Anverſois viennent bri
2» ſer des fers que vous n'oſez rompre ?
2y ſouffrirez-vous qu'ils diſent à la Bel
22
gique : Bruxelles nous attendoit pour
AX être libre, & ce ſont nos mains
· qui ont planté ſur ſes remparts l'é
2y tendard de la liberté ! non , braves
Bruxellois , non, vous ne ſouffrirez
| 32 pas un pareil affront ! vous allez prou
32
ver au Brabant, à la Belgique, à
22 l'Europe, que Bruxelles eſt digne
2» d'être la premiere ville des Pays-bas. » »
» Eh !, quel plus heureux moment
pouvez-vous choiſir pour briſer le joug
de vos tyrans ? voyez les troupes au
trichiennes à peine raſſurées par une
treve que vous leur avez accordée ,
ſouffrir ſans oſer ſe venger les inſul
tes de vos femmes & de vos enfans :
--voulez-vous leur donner le tems de
ſe raſſembler , de ſe réunir dans vos
murs, de s'y fortifier, de faire de
( 177 )
3y · Bruxelles leur place d'armes, pour
ſe répandre comme un torrent deve
»» nu plus furieux par les digues mê
. »» mes, qui l'ont arrêté quelque tems,
32 · & rcnverſer les fondemens encore mal
2) aſſurés de notre indépendance ; de
» vançons ce ralliement funeſte, atta

quons-les dans l'inſtant où ils ſe re
»» poſent ſur une vaine treve ! on ne
», doit pas de fidélité à des brigands :

montrez-vous ſeulement, & vous ver
rez bientôt ces vils ſoldats allemands
tomber à vos pieds & vous offrir
3» leurs armes pour prix de la vie que
32
vous dédaignerez de leur arracher. Au
39 cun de ces ſoldats ne combat pour
32
la gloire, c'eſt un ſentiment inconnu
4 (.
à des eſclaves. Eh bien ! offrons-leur
3 de l'argent , achetons-les, ces ſoldats
3 mercénaires : ma fortune eſt toute à la
2 patrie, heureux de pouvoir la lui ſa
31> crifier ! Heureux de la faire ſervir à
39 votre liberté! Tenez, citoyens , voilà
3) de l'or : répandez-le : que Bruxelles
2» ſoit libre ! que les Gantois & les An
3 verſois , lorſqu'ils viendront pour nous
ſecourir , nous trouvent vainqueurs &
| ( 17s ) .
a libres comme eux ! qu'ils voyent le
», lion du Brabant flotter ſur nos éten
2, dards. » . ' · · • ·

Ce diſcours qu'il récitait par cœur,


mais qui était écrit , & que je lui ſouf
flais , l'or jetté à pleines mains , ce grand
mouvement oratoire, cet argument irré
fiſtible employé ſans réſervc , tout élec
triſe cette aſſemblée. Un cri général
s'éleve : ſoyons libres.
Walckiers profite de ce moment d'en
thouſiaſme : il donne le rendez-vous gé
néral dans deux heures , à Ste Gudule,
pour y arborer la cocarde brabançonne.
Nous ſortîmes du jardin de St. Geor
ges, enchantés de la diſpoſition dans
laquelle rous laiffions les patriotes : les
voilà bien chauffés, me dit Walckiers ;
mais quand on veut parvenir à ſon but,
il ne faut négliger aucun moyen ; les
plus vils font ſouvent les plus puiſ
· ſans ; allons chez la Pineau. Volon
tiers, lui dis - je, j'ai beaucoup en
tendu parier de cette femme , je ſuis
curieux de la connaître : vous allez être
bien étonné, reprit-il, de ſa réputation ,
qu'elle ne doit qu'à ſon impudence ;
º'eſt une poiſſarde renforcée, auſſi n'a
- - ( r79 )
•-elle de crédit que dans nos marchés
& ſur nos rivages ; mais elle en a beau
coup, parce qu'elle oſe tout ; parce
qu'elle ſe permet tout : on ne conçoit pas
comment Vander Noot, qui veut jouer
un rôle, reſte attaché à cette proſtituée
échappée de la rue aux fleurs ; c'eſt par
elle, à la vérité, qu'il s'eſt attaché la
populace, nous eſpérons bien cependant
qu'une fois la révolution faite, il la
replongera dans la boue dont il l'a tirée ;
mais dans le moment nous avons beſoin
' d'elle pour ameuter la canaille & les
capons du rivage. En, parlant ainſi, nous
arrivâmes dans la rue aux chour, où
demeure cette, créature ; elle nous reçut
à bras ouverts, tutoyant Walckiers,
l'appellant tantôt fon fils, tantôt grand
roué, grand libertin, & couvrant ſou
vent ſa bouche de fes baiſers à l'eau
de-vie. Je ne puis mieux comparer le
taudis de cette infâme, qu'à nos bou- .
zins de la rue du chantré ou du pe
lican : c'était le même ton , c'étaît le
même langage, c'était la même odeur.
- La Pineau eſt une fetnme de 5o ans,
grande, ſeche, ſucée, ſans aucun main A
( 18o )
tien : d'aſſez beaux yeux, quoique ca
vés ; des traits réguliers, bien deſſinés,
& dans la forme romaine, prouvent qu'à
vingt ans elle devait être ſuperbe ; mais
tune voix rauque , des manieres baſſes,
des propos orduriers, tout annonce qu'on
devait dire d'elle ce que le Choiſeul di
ſait de la du Barry : c'eſt une roſe trou
vée dans un ruiſſèau : c'eſt enfin ce que
nous appellerions à Paris une marcheuſe.
Elle avait auprès d'elle, ſa fille, nom
mée Marianne, premier fruit de ſes
amOurS aVeC Quénonville fils, qui lui a

- aſſuré 5co florins de rente : elle eſt peti


' te , très brune, aurait d'aſſez beaux yeux,
- ſi elle ne louchait pas, ſa phyfionnomie
eſt agréable & douce ; elle méritait d'ê
tre née d'une autre mere , & la vérité
qui guide ma plume en traçant les in
famies de la Pineau, ne me permet
pas de taire les bonnes qualités de Ma
· rianne. Cette digne fille, voyant ſa mere
enfermée par ordre du gouvernement
pour ſes propos fanatiques & ſéditieux ,
ſe jetta aux pieds des gouverneurs-gé
| néraux, les baigna de ſes larmes, &»
n'ayant pu en obtenir la liberté de ſa
- mere ,
( 181 ) -

ruere, ne ſe releva qu'après avoir de


mandé & obtenu, comme une faveur ,
la permiſſion de partager ſa captivité ,
ce qu'elle a fait avec un courage , une
grace, une douceur, une patience qui
doivent lui mériter la reconnaiſſance dè
toutes les ames fenſibles , & laver
la tache de ſa naiſſance.
· La vertu eſt douce & aiſée à prati
quer dans le temple de la ſageſſe , mais
elle me paraît ſublime dans le taudis
du vice & de la proſtitution : ce fut
ſous cette image que me parut Marian
ne , que je me promets bien de me don
ner , au premier jour, car elle me plait 4
& , ce qui m'en donne encore plus d'en
vie, c'eſt que j'ai remarqué que toutes
les fois que la Pineau lachait un mot
ordurier , ou ſe permettait quelqu'attou
chement indécent, elle baiſſait les yeux a
& devenait rouge comme une écreviſſe :
Walokiers, à qui j'en ai parlé, m'a
dit qu'elle paſſait pour ſage , quoiqu'elle
ne fût plus vierge, & que je ne l'aurais
qu'après avoir eu la mere ; mais j'y
ſuis réſolu, & je boirai , s'il le faut ,
juſqu'à la lie ce calice d'amertunle ,
Toine I. Q
-

( 182 )
avec d'autant plus de réſignation, que
ce ſera peut être un moyen certain de
nuériter votre confiance , en lui arrachant
tous les ſecrets de Vander Noot.
MValckiers lui annonça le ſujet de no
tre vifite, & combien il était important
qu'elle ſe montrât au peuple, qu'elle le
ſoulevât, qu'elle ameutât les capons du ri
vage, & qu'elle leur fît prendre la cocarde
brabançonne ; en même tems il lui remit
une trentaine de louis , qu'elle envoya
Marianne changer contre des eſcalins ;
je ne vous rapporterai pas ſa converſation
qui ne fut qu'une ſuite continuelle d'im
préeations contre l'Empereur, contre ſes
miniſtres , coxtre les de Reuſs, les Crum
Pipen, les Leclerc, les Vieilleuſes &
autres conſeillers du gouvernement dont,
en termes très énergiques , elle nous pei
gnit les déprédations & les friponneries,
qui malheureuſement n'étaient que trop
vraies ; le Vieilleuſe ſurtout eſt impu
demment coquin; c'eſt un compoſé de tous
les vices , & connu pour un ſcélérat par
le miniſtre même qui m'en avait parlé
ſur ce ton , & qui le regardait comme un
traître ; cnfin cet homme était parvenu à
( 183 )
ſe rendre également odieux & mépriſable
aux deux partis ; mais je ne laiſſai pas
tomber un propos qu'elle tint à Walc
kiers , & qui me donna le clef de toute
ſa conduite & de ſa générofité. -

Il lui vantait les ſacrifices immen


ſes qu'il faifait pour la révolution ,
il l'aſſurait que le comité de Breda lui
coûtait déjà plus de cent mille florins ,
enfin il portait juſqu'aux nues ſon pa
· triotiſme, lorſque la Pineau le démaſ
qua par ces mots. - -

Tu es - un grand roué , mais tu ſais


bien que je ſuis auſſi fine que toi , &
comme on dit, marchand d'oignon ſe
connait en ciboules : vante ton patrio
tiſme aux imbécilles du jardin du St.
Georges , aux beaux parleurs de chez
JSinons , mais à moi , Edouard , à moi
qui te connais comme ſi je t'avais fait ,
c'eſt perdre ton tems. Le ſeul crime de
Jyeph II à tes yeux, eſt de s'obſtiner
à nous laiſſer pour miniſtre ce ſcélérat
de Trautmanſdorff -- Et ce féroce d'Al
ton , ajouta promptement Walckiers.
--- Non non; reprit la Pineau, tu ne
confonds pasie d'Alton & le Trautmans
Q 2.
( 184 )
dorff : e'eſt au Bohemien ſeul que tu
en veux , & ce n'eft pas paree qu'il viole
tous nos privileges que tu lui en veux :
tu lui pardonnerais volontiers d'écra
ſer le pcuple , de dépouiller nos égliſes ,
de faire empriſonner les meilleurs ci
toyens , de nous traiter comme des eſ
elaves , s'il ne t'avait pas enlevé ta
d'Arberg: voilà ſon grand crime, voilà
J'injure que tu veux venger au prix de
| toute ta fortune.. C'eſt parce qu'il baiſe
ta maîtreſſe qu'il eſt un monſtre , & que
Joſeph II eſt un tyran : & tu voudrais
en vain t'en défendre : tenez, révérend
pere, continua-t-elle, en s'adreſſant à
moi, voyez s'il n'eſt pas rouge juſqu'aux
oreilles : effectivement il était cramoiſi
de honte & de colere, & je vis l'inſ
tant où il balançait s'il ne lui donne
rait pas vingt ſoufflets ; je voyais qu'i1
en mourait d'envie , & j'avoue que je
n'aurais pas été trop fâché de les voir
Rux priſes, mais il eut l'efprit de ſe
modérer, & après s'être pineé les le
"vres , il lui dit avec un fourire de ra
ge : tu juges bien comme une vieille co
quine : comme tu ne reſpires que F...,,
, ( 185 )
tu en vois partout. --- Oui , reprit vi
vement la Pineau avec colere, partout
où il y en a : ton beau patriotiſme n'eſt
que du F..., & fi nous n'avions pas
d'autre défenſeur que toi, tout irait au
F... --- Heureuſement , dit Walckrers,
nous avons pour vengeur le grand Van
der Noot... --- Oui, dit la Pineau, &
nous verrons lequel des deux du grand
Vander Noot ou du grand Walckiers,
défendra mieux la patrie.
Marianne qui rentra dans le moment,
& qui s'appercut que ſa mere & Walc
kiers étaient prêts à s'arracher les yeux,
détourna adroitement la converſation ,
& leur fit faire la paix , en apparence
au moins , car à travers leurs plaiſan
teries , on voyait toujours percer l'ai
greur , & en fe quittant, ils s'embraſ
ferent en ſe diſant encore , adieu grand
roué : adieu vieille coquine : & ni l'un
ni l'autre ne mentait.
Quand nous fûmes fortis, Walckiers
me dit des horreurs de la Pineau, me
la peignit comme une ſcélérate : je vis
qu'il avait peur que ſon mot laché ſur
la d'Arberg ne fît trop d'impreſſion fur
Q 3
( 184 )
moi. J'ai eu cette femme, me dît-il ,
je ne m'en défends pas, mais il eſt faux
que Trautmanſdorff me l'ait enlevée ,
je l'avais quittée trois mois avant qu'el
le ſe fût donnée à ce monſtre. --- Je
le crois, lui dis-je; d'ailleurs il ſuffit
de vous voir pour juger que jamais
femme ne vous ſacrifiera à un pareil
homme. --- Ah ! reprit-il en ſoupirant
malgré lui , qui peut définir le cœur
des femmes , qui peut expliquer leur
eaprices ? -

· Je vis bien que la Pineau avait mis


le doigt ſur ſa bleſſure , & j'admirai le
deſtin de la Belgique, dont toute la ré
volution ſe faiſait pour le cotillon de
Mad. d'Arberg. Mais n'eſt ce pas auſſi
pour un cotillon que Troye fut réduite
en cendres , n'eſt-ce pas pour un cotil
lon que la France s'eſt épuiſée, n'eſt
ce pas pour un cotillon qu'elle s'eſt ré
générée ? depuis que le monde eſt mon
de, c'eſt le cotillon qui a produit ces
grands événemens qui ont changé la
face de la terre ; c'eſt le cotillon qui a
fait les héros & les ſcélérats : & tant
que le monde exiſtera , tout ſe fera par
& pour le çotillon.
· ( 187 )
Tout en réfléchiſſant à la toute puif
ſance , du cotillon, nous arrivâmes à
ſainte Gudule ; cette égliſe eſt immenſe,
& cependant elle était ſi pleine, que nous
eumes beaucoup de peine à pénétrer juſ
· qu'au milieu de la nef. Ce ne fut que ,
parce que l'on connaiſſait Walckiers,
qu'on nous ouvrit le paſſage ; nous vîmes
les conjurés répandus partout ; la joie
& l'aſſurance brillaient dans leurs yeux.
Après la grand'Meſſe , le doyen entonna
d'une voix forte le Te Deum, c'était
le ſignal convenu : à l'inſtant Walckiers
& tous les conjurés montent ſur leurs
chaiſes & font pleuvoir de toutes parts
une nuée de cocardes brabançonnes ;
le peuple les ſaiſit avec enthoufiafme ,
les femmes les attachent ſur leurs cœurs,
les hommes à leurs chapeaux qu'ils ba
lancent dans l'air, les voûtes du temple
retentiſſent du cri de liberté, un prêtre
monte dans la chaire , ayant une cocarde
attachée à ſon bonnet carré, il la montre
au peuple , il l'exhorte à défendre la
religion que le Néron de Viennc a or
donné à ſes miniſtres de détruire, il
leur, promet que le Dieu des armées
, ( 188 )
eombattra pour eux , qu'il répandra I'ef
prit de vertige & d'aveuglement ſur les
cheſs, & la terreur parmi les ſoldats
ennemis, & , ma foi , en cela le faint
prêtre fut prophete; enfin il leur donne
à tous une abſolution générale en cas
d'accident, & entonne le pſeaume Deus
moſter refugium & virtus. Le peuplé le
chante avec ferveur, & pendant ce tems
on diſiribue à la porte de la ſacriftie des
ſabres, des épées, des fufils & des car
touches, pour la liberté du peuple &
la défenſe de la reiigion.
Rien ne marque mieux le caractere
des peuples, que le lieu dans lequel fe
préparent leurs révolutions ; c'était ſur
le mont Aventin que le peuple Romain
demandoit ſes tribuns, ce fut dans le
champ de Mars que les Gracches pu
blierent la loi Agraria , ce fut aux pieds
du capitole que Licinius Stolon arracha
les faiſceaux conſulaires aux orgueilleux
Patriciens. C'eſt au milieu du Sénat,
aux pieds de la ſtatue de Pompée que
Brutus & Caſſius maſſacrent Jules Céſar;
Guſtave Paſa rend à la Suede ſa liberté,
& briſe le joug du Danois dans les mon
( 189 )
tagnes de la Dalécarlie , au milieu des
malheureux que lc tyran Chriſtiern en
ſeveliſſait dans ſes mines ; c'eſt dans un
confeffional que le R. P Malagrida
permet à la marquiſe de Tavora de faire
aſſaſſiner le roi d'Eſpagne ; c'eſt dans
une taverne que les Anglais détrônent
leurs rois ; c'eſt au Palais royal , dans
ce jardin de galanterie & de proſtitution,
dans ce rendez vous de l'amour & des
jeux que la motion d'aller foudroyer la
baſtille , fut faite ; c'eſt dans ce Palais
royal qu'on arrêta d'aller à Verſailles
poignarder la reine & amener le roi pri
ſonnier à Paris ; c'eſt dans l'égliſe de
ſainte Gudule, après la bénédiction du
S. Sacrement, que ſe prit à Bruxelle la
cocarde Brabançonne : ti jamais le Ruſſé
éleve l'arbre de la liberté , ce feia dans
la vaſte priſon de la Sibérie, lorſqu'il s'y
trouvera un homme. -

Au ſortir de l'Egliſe le peuple ſe ré


pandit dans toute la viile baſſe , la co
carde au chapeau , en criant , vivent les
Patriotes / au diable les Royaliſles Teus
les citoyens arborerent la cccarde &e
malheur à i'imprudent qui ſe montrait
-
( 19o )
dans les rues ſans cette décoration. L'or
de Walckiers produit bientôt ſon eſſet ;
on préſente aux foldats quelques eſcalins
& le faro à diſcrétion. Auſſitôt 44o hom
mes du régiment de Murray qui étaient
logés aux Dominicains donnent à tous
les ſoldats le fignal de la déſertion ;
dans l'inſtant, la garde poſtée à la priſon
de la Thuremberg , dix hommes de la
grande garde ſur la Place & trente dra
gons imitent leur exemple , & paſſent du
côté des bourgeois. Cent cinquante ſol
dats déſertent par la porte de Halle
avec un officicr à leur tête ; à peine la
ſentinelle eſt-elle poſée, qu'elle quitte
| ſon poſte, & vient ſe joindre aux Murray. -

& vuider avec eux les pots de faro à


la ſanté.des Patriotes ; on aſſiche ſur les
- guérites, baraque à louer ; on enrôle pu
| bliquement dans le jardin de S. Georges
tous les déſerteurs, & on les incorpore
dans les corps de volontaires. Dans ce
commencement - d'inſurrection , il n'y
a pas une feule maiſon de pillée, pas
une goutte de fang répandue ; les trou
pes ſe retirent dans leurs cazernes, on
leur renouvelle la défenſe de ſévir con
( I9I )
tre le citoyen ; la garde de la ville eſt
confiée aux cinq ſermens que le mi
niſtre autoriſe à s'armer , ils veillent à
la ſûreté de la ville , & au milieu d'un
déſordre général, la tranquillité & la ſû
reté regnent toute la nuit dans Bruxelles.
Ce que les gardes françaiſes ont fait
à la révolution Françaiſe, le régiment
· de Murray vient de le faire à Bruxelles
par ſa déſertion : leur ſéduction , leur
conduite ont été les mêmes : les l'ariſiens
ont ſéduit les gardes-françaiſes dans le
Palais royal avec des filles , des glaces
& des louis ; nos Allemands ſont un peu
moins délicats , un pot de bierre & deux
eſcalins préſentés par un moine ſale &
puant , leur ont fait abandonner leurs
drapeaux & arborer la cocarde patrio
tique. * * •

Dès que la nuit fut venue , le comité


ſecret s'aſſembla chez Simons, & malgré
les ſages repréſentations de Vonck & de
Verlooy qui vouloient encore tempori
ſer, & démontraient que le peuple n'était
pas en force, qu'il reſtait aſſez de troupes
à d'Alton pour exterminer Bruxelles &
en faire un monceau de cendres, je l'em
I92 ) . -

portai, fecondé par Walckiers & ſes par


tiſans : il fut arrêté que le lendemain à
trois heures après midi on attaquerait
tous les corps de garde ies uns après les
autres , & qu'on ferait main-baſſe ſur
les troupes, pour les forcer à évacuer
Bruxelles.
Le II, la matinée fut aſſez tranquille
tant du côté des troupes que de celui
des patriotes ; chaque parti ſe préparait
ſecrétement au combat : les Autrichiens
étaient en force dans la ville haute &
occupaient dans la ville baſſe les poſtes
de Jéricho , de la monnoie & la grande
garde ſur la grande place , où ils avaient
quatre fortes pieces de canons : la place
royale, la montagne de la cour, celle de
ſainteGudule & toutes les avenues du parc
en étaient hériſſées , & il ne tenait qu'à
d' Alton de brûler la ville ; mais heureu
ſement la férocité & la lâcheté ſont
fœurs , & cet homme fi barbare n'oſa
jamais en donner l'ordre. A neuf heures
les patriotes ſe raſſemblerent au jardin de
S. Georges. Les officiers de Ligne, dé
Murray , de Clairfait raſſemblerent leurs
grenadiers, & vinrent nous inveſtir ; nous
ſlC
( 193 ) -

ne nous étions pas attendus à cette at


taque imprévue, & déjà nous cherchions
Jes moyen , de nous ſauver par les mai
ſons de derriere, lorſque les troupes
reçurent l'ordre de ſe retirer & de ren
trer dans les cazernes. Les ſoldats obéi
rent , mais les officiers écumant de rage
de ſe voir à tout moment trahis & ſacri
fiés , ſe tranſporterent au nombre de
cinquante chez d' Alton , & nous laiſſe
rent le chanmp de bataille dans l'inſtant
où nous délibérions ſur les moyéns de
leur échapper : dix minutes plus tard
nous étions hachés. Fiers de leur retraite,
nous ſortîmes du jardin de S. Georges
en chantant victoire, & nous fûmes ré
pandre , dans toute la ville que nous
avions repouſſé de vive force toutes les
troupes Autrichienncs. .
Cependant les officiers furieux contre
d' Alton s'étaient tranſportés à ſon hô
tel ; ils en forcent la porte , mais on
le cherche en vain, on viſite partout,
enfin on le trouve caché dans ſon grenier,
bloti dans des bottes de foin ; on l'en
retire plus mort que vif, il fallut le
changer de tout , & lui faire prendre un
Tortie I. 18.
( I94 ) . -

bain avant qu'il pût paraître devant ſes


officiers, qui lui reprocherent fans mé
nagement de les livrer à une populace
qu'un feul coup de canon diſſiperait en
deux minutes ; il voulut ſe diſculper ſur
les ordres du gouvernement , mais Ré
monval, capitaine au régiment de Ligººº
lui dit en propres termes , mon général,
ſi vous ave{ obſervé de votre grenier à
foin la contenance des patriotes, vous
avez dû voir que ce ne ſerº jamais par
famine qu'ils pourront vous prendre. Le
d'Alton écumant de rage, voulut bégayer
quelques mots » mais les officiers lui
ſignifierent qu'il fallait accepter leurs
· congés , ou leur donner l'ordre du com
bat Le général mis entre deu* étaux ,
leur annonça que le régiment de Bender
était en marche , qu'il l'attendait à ſix
heures , qu'il devait entrer Pº" la porte
de Namur , & qn'auſſitôt qu'il ſerait en
tré, il donnerait l'ordre du combat. Les
officiers ſatisfaits ſe retirerºº
Cependant trois heures ſonnent. C'é
tait l'inſtant marqué pour l'attaque gé
nérale : le ſignal eſt donné ainſi que
nous en étions convenus par I 5e drºgons
( 195 ) .
qui , déſertant par la porte de Malines,
firent trois décharges cn l'air. A ce ſignal
tous les citoyens, tous les bourgeois
s'arment : on barricade les portes, on
dépave les rties , on monte les pavés
dans les maiſons , toutes les fenètres de
la ville baſſe ſont hériſſées de fuſils, mais
perſonne n'oſe ſortir des maiſons. Enfin
une vingtaine de garçons perruquiers,
auxquels ſe joignent quelques ouvriers ,
ſortent en armes de chez Vander Hague,
ils ſe raſſemblent dans la rue de la Foſſe
aux Loups , & envoyent en avant quel
ques eſpions pour voir quelle défenſe le
corps de garde de la monnoie ſe prépa
rait à faire. Il était compoſé de trente
ſoldats & d'un officier âgé de ſeize ans
au plus , qui fe promenait devant le
corps-de-garde l'épée nue à la main ,
mais plus pâle que la mort. Les eſpions
s'approchent des ſoldats ſous ſes yeux ,
leur donnent de l'argent , & les ſoldats
leur diſent à haute voix devant leur of
ficier : venez nous prendre, ne tirez pas,
nous ne tirerons pas. Gent perfonnes
qui étaient au café de la monnoie, l'ont
entendu comme moi, & peuvent ºuee
- R 2
( 196 )
ter. Les eſpions retournent à leur troupe,
lui rendent la réponſe des ſoldats, auſſi
tôt trente poliſſons armés de bâtons &
de piliolets , s'avancent ſur la place de
la monnoie en criant, vivent les patrio
tes ! le jeune officier crie , aux armes !
pas un ſoldat ne bouge ! ils attendent
tranquillement ces poliſſons , qui entrent
dans le corps-de garde ſans avoir un
ſeul coup à parer, deux garçons perru
quiers, arrachent au jeune officier ſon
épée , & le font priſonnier avec toute
ſa garde ; les ſoldats les arment de leurs
fufiis, & ſe rendent aux , cordeliers où
on les ſoule de bierre.
Cependant ie bruit ſe répand que le
corps - de - garde de la monnoie vient
d'être forcé : tous les crapauds ſortent
alors de leurs trous , les plus lâches ſe
croyent des héros , le Vander-Hague
paraît , & vient s'établir au corps de
garde. La place de la monnoie eſt bien
tôt remplie de cinq à ſix cents goujeats ;
l'hôtel de la comédie qui eſt ſur cette
place , devieiit leur fortereſſe , ils s'em
parent de toutes les croiſées, & atten
dent que les troupes viennent reprendre
( 197 )
1e corps-de-garde ; mais les troupes ne
bougent pas ; on aſſemble à la hâte un
conſeil extraordinaire à l'hôtel du mi
niſtre : Crumvipen, Vieleuſe , le Clerc,
de Reuſs, d' Alton , tous les officiers
s'y rendent. On délibere ſur ce que l'on
doit faire : les officiers demandent le
combat, on leur oppoſe la déſertion des
ſoldats , ils ouvrent un moyen certain
de le faire ceſſer , c'eſt de leur promettre
• le pillage de la ville , & de tirer deſſus
à boulets rouges : d'Alton fe rend enfin
à cet avis ; mais le miniſtre & les con
ſeiilers du gouvernement qui craignent
pour leurs maiſons, s'y oppoſent. Traut
manſdorff'annonce à d'Alton qu'il a des
ordres précis de l'Empereur d'évacuer
plutôt Bruxelles que d'y brûler une ſeule
maiſon , le menace de le dénoncer à
I'Empereur s'il donne des ordres contrai
| res , & de le rendre reſponſable de tout
ce qui en arrivera : d'Alton eſt intimidé,
St donne l'ordre ſimple de défendre la
grande garde de l'hôtel de ville, & d'a
bandonner tous les poſtes de la ville
baſſe. |

Cependant les patriotes raſſurés par


- R. -
( 198 )
I'inaction des troupes, & inſtruits par^
les déſerteurs qui ſe rendemt à eux par
eentaines, des ordres du général, devien
nent de plus en plus impudens : ils ſe
portent en force à la place de Jéricho,
& emportent le corps-de-garde avec la
même facilité que celui de la monnoie ;
mais cette ſeconde victoire leur eſt bien
plus avantageuſe que la premiere , parce
qu'ils trouvent dans le monaſiere de
Jéricho , qui ſervait de cazerne, un
grand nombre d'armes à feu , & une
, quantité immenſe de cartóuches. Plus
de huit cents hommes s'arment , & re
viennent parader ſur la place de la mon
noie devant Vander Hague & Walckiers
qui ſe promenent fierement dans les rangs
de ces héros crotés. Il faut avoir vu
cette troupe comme je l'ai vue , pour ſe
former une idée juſte du groteſque dont
elle était. Ce fut au point que pendant
quatre heures entieres elle fit ſpçctacle
à toute la ville , & que les bourgeoiſes
venaient la voir par curioſité , & ne pou
vaient s'empêcher de rire au nez de ces .
guerriers qui ſe crurent réellement des
hommes , lorſque d'Alton à ſept heures
( 199 )
du ſoir eut la foibleſſe d'envoyer de
mander à Vander Hague, généraliſſime
de la canaille , une ceſſation d'hoſtilité,
qui fut ſignée de part & d'autre. Mais à
peine l'était elle, que les patriotes en
profitent pour aller attaquer la grande
garde. Comme je veux être fidele & exact
dans mon rapport, je dois rendre la juf--
tice aux Bruxellois & aux volontaires,
que pas un d'eux ne marcha à cette atta
que, la ſeule dangereuſe qui fut faite ; ils
reſpecterent la treve, & s'ils ſuivirent les
enragés, ce fut de loin , & toujours hors
de la portée du canon ; mais un ramas de
cinq cents garçons perruquiers ou domeſ
tiques, la plupart Français, Liegeois, Fla
mands ou Lorrains , ſans chefs , fans ca
nons , ſans ordre , allerent attaquer la
grande place, ſur laquelle I2oo hommes
de troupes réglées, bien commandées ;
étaient rengées en bataille , & avaient
quatre pieces de canon qui tiraient con
tinuellement à mitraille. Depuis neuf heu
res du ſoir juſqu'à onze heures , il y eut au
moins 6o mille coups de fuſils & Ioo
coups de canon de tirés : on ne pouvait,
ſans frémir, cntendre ces décharges re
( 2oo ) •,

doublées, on aurait cru que Bruxelles na


geait dans le ſang ; il n'en était rien ,
Monſeigneur , S& le nombre des morts que
je calculais par milliers, ne s'eſt pas mon
té à êent. Comment cela s'eſt il fait ?
C'eſt que ceux qui ſavaient tirer ne vou
laient pas tuer , & que ceux qui voulaient
tuer ne ſavaient pas tirer. Voici le fait :
· ſept rues aboutiſſent à la grande plaee de
Bruxelles ; ces ſept rues étaient occupées
par 5oo poliſſons qui , n'ayant jamais
manié de fufils , tiraient au haſard dans
la place , ſans pouvoir toucher les ſol
dats qui évitaient de ſe préſenter à l'em
bouchure des rues ; ainſi tous les coups
des patriotes étaient perdus : quant à ceux
des troupes , ils n'étaient pas plus dan
, gereux , parce que d'abord les ſoldats ti
raient tous en l'air , enſuite parce que
toutes les portes & les allées des mai
fons étant ouvertes , les patriotes s'y
retiraient auſſitôt qu'ils avaient tiré leur
coup d'une main tremblante & mal affu
rée ; mais ces quatre pieces de canons
chargées à mitraille , elles étaient ſervies
, avec une promptitude étonnante, & pré
ſentées alternativement à l'entrée de cha
( 2oI )
que rue qu'elles devaient balayer ? Oui ;
mais , comme je viens de dire , les mai
ſons ouvertes offraient toujours un aſile
sûr aux patriotes , & l'officier qui com
mandait dans la place, avait l'honnêteté
de venir avec le canon , & criait à haute
voix ; Meffieurs, retirez-vous, je vous
prie, je vais faire tirer. Les patriotes
rentraient dans les maiſons ; le dernier
rentré criait : c'eſt fait , l'officier di
ſait : feu , & le canonier, auſſi honnête
que M. l'officier , ajuſtait les cheminées
les plus éloignées; cependant ces effrayan
tes & multipliées décharges faiſaient fré
mir tout Bruxelles, chaque citoyen trem
blait de voir à tout moment les troupes
deſcendre dans la villv & enfoncer les
maiſons.Je ne m'épouvante pas aiſément,
j'avoue cependant que ce feu roulant me
faiſait trembler, & que je m'attendais à
voir la terre jonchée de cadavres, mais ,
grace à la mal-adreſſe des attaquans,grace
à la courtoiſie des attaqués,il n'en fut rien.
Voici une fcene plaiſante qui ſe paſſa
ſur ce théâtre d'effroi , qui me fut racon
tée le : lendemain par les deux acteurs » .
& qui caractériſe bien cette attaque, quº
- ( 2o2 )
Meſſieurs les Bruxeliois mettent modeſ
tement à côté de notre priſe de la baſtille;
un des garçons perruquiers qui faiſaient
le coup de fuſil , emporté par ſa valeur ,
dit à ſes camarades : » Vous voyez bien
» que ces ſoldats qui tirent en l'air &
»> leurs fuſils, & leurs canons , ne de
» mandent qu'à ſe rendre ; au lieu de
» nous retirer dans les maiſons, & de
» nous y blotir comme des lapins dans
» leurs trous, au lieu de leur jetter, com
», me nous faiſons , de la poudre aux
» yeux, entrons dans la place, & don
2) nons leur un bon coup de peigne ! »
Ainfi parle le héros poudreux ; ſes
compagnons lui applaudifient , & dans
l'inſtant il s'élance dans la place. Il ap
· percoit un officier qui ſe promenait tran
quillement , il vole à lui & le prend au
colet : l'ofiicier ſe retourne, le reconnait
& lui dit : c'eſt toi , Jyeph, & que me
veux tu donc ? Monſieur Monval, lui
répond Jyeph , je vous fais priſonnier ;
rendez moi votre te épée & vos canons.
V ila mon épée, lui dit Monval, quant
aux canons , prends-les ſi tu peux, cela
ne me regarde pas, mais je voudrais
( 2o3 )
que cela fût déjà fait ; en même tems il
lui préſentait ſon épée, lorſqu'il s'ap
perçut que le petit Jyeph était ſeul dans
la place ; mais, lui dit il , où eſt donc
ta troupe ? Jyèph ſe retourne & ne voit
perſonne ; ma foi, dit-il , M. Monval ,
je croyais être ſuivi d'une cinquantaine
de mes camarades ; puiſque je fuis ſeul,
c'eſt moi qui vous remets mon ſabre. A
la bonne heure, dit Monval, mais puiſ
que te voilà , tu vas me rouler, & ils
entrent tous deux dans le corps de garde,
& Jºſeph le roule : Monval raconte ſon
hiſtoire à tous les officiers, on applau
dit à l'héroïſme de Jºſeph, & c'eſt à qui
ſe fera rouler par ce héros ; juſques-là
l'hiſtoire était plaiſante , mais elle de
vint tragique pour Monval.
Il dit à Jºſeph de le conduire vers ſes
camarades pour les engager à ſe retirer ;
Joſeph l'y menait, lorſqu'à l'entrée de la
rue il reçoit une balle dans le vifage,
qui lui emporte le nez & le renverſe aux
pieds de Joſeph qui lui dit : pour le coup
vous êtes mon priſonnier, & le fait tranſ
porter chez lui où il lui prodigue tous
ſes ſoins, le fait panſer & retournc à
*-- • • • -
1 , tº ,.2l & .
( 2o4 )
jyeph qui m'accommode, & Monval
que je connais beaucoup, & que je fus
voir , m'ont tous les deux raconté ce trait
le lendemain matin ; tel que je viens de
le rapporter. -

Enfin ſur les onze heures, après trois


heures de canonade inutile , d'Alton fit
propoſer au général van der Hague d'a
bandonner la grande place, à condition
que les troupes ne ſeraient point atta
quées dans leur retraite, & qu'elles em
meneraient leurs canons : van der Hague
voulait avoir les canons , les deux grands
généraux trancherent le différend par la
moitié , & l'on convint que les troupes
emmeneraient les deux fortes pieces, &
laiſſeraient les deux petites ſur la place
après les avoir démontées : cette capitu
lation ſignée, les troupes ſe retirerent
en bon ordre , & tambour battant , ſur
la montagne de la cour. Quand van.
der Hague fut bien sûr que la place était
évacuée, il quitta , en vainqueur, le
corps-de garde de la monnoie ; & vint
s'établir dans celui de la grande garde ,
au milieu des morts & des mourans ,
dont le nombre montait à cinq. -

Telle
( 2o5 )
Telle fut cette fameuſe nuit du 11 ;
c'eſt ainſi que fut emportée la grande
place, après un combat de trois heures, le
plus bruyant qu'on n'ait jamais entendu.
Je le répete encore, ce ne furent ni les
bourgeois, ni les volontaires, ni le peu
ple même de Bruxelles qui attaquerent la
place, ce furent 5oo garçons perru
quiers & domeſtiques français, liegeois ,
lorrains & flamands ; les patriotes étaient
barricadés dans lcurs maiſons , & trem
blaient comme la feuille. Je vais, entre
mille , vous en citer un exemple.
Pendant l'attaque de la grande place ,
je me promenais avec Walckiers & van
der Hague ſur celle de la monnoie ; à
l'entrée de la rue longue demeure un
comédien nommé du Queſnoy , le pre
mier chanteur de Bruxelles ; il était alors
à la Haye, où je l'avais vu ; je ſavais
que ſa femme était reſtée à Bruxelles ;
I'idée me vint qu'une femme ſeule, avec
deux jeunes filles , pouvait être effrayée ,
& comme du Queſnoy me l'avait re
commandée, je me préſentai chez elle
pour Ia raſſurer , mais ce n'était pas
elle qui avait beſoin de mon ſecours 3,
Tome I. S
( 2o6 )
prefque toutes les comédiénnes s'étaient
réunies chez elle, comme chez la plus
brave de la troupe, elles étaient d'a
· bord mourantes de peur , mais quelques
verres de liqueurs , & les propos gail
lards de la du Queſnoy avaient telle
ment fait diſparaître leurs craintes, que
lorſque j'entrais , elles étouffaient de
rire ; & de quoi ? de voir deux grands
patriotes qui , pâles comme la mort ,
étaient venus fe réfugier chez elle : ils
avaient caché leurs futils, leurs ſabres ,
& juſqu'à leurs ceinturons ſous le ma
telas d'un ſopha , à chaque décharge ,
tout leur corps tremblait , S. ils s'é
criaient piteuſement : ah ! nous ſommes
' trahis, on nous a fait attaquer les Aſu
trichiens trop tôt , . c'eſt une ruſe du
d'Alton pour nous égorger tous , que
n'attendions-nous l'armée des patriotes
qui doit arriver dans trois jours, nous
euffions été en fbrce. Nous ſommes tra
his. | -

La du Queſnoy & les autres comé


diennes ne pouvaient s'empêcher de rire
de leurs exclamations lamentables , St
tout en leur Verſant ' des razades d eau
( 2o7 )
de-vie, qu'ils avalaient pour ſe don
ner un peu de courage , elle leur diſait
plaifamment dans ſon baragouin italien.
He ! Coglioni che ſiete, Je voi avete
tanto di cuoro tuti, noi ſiamo fotute
tlltt€.
Je l'ai vue cette ſeene plaiſante , je
les ai vus ces deux braves volontaires.
Eh bien , dès que la canonade fut finie,
ils reprirent leurs ceinturons , leurs ſa
brcs , leurs fuſils , volerent à la grande
place, & j'entendis le lendemain un des
deux qui , parlant de ſes exploits de la
nuit , diſait, j'en ai tué cinq pour ma
part : ce qu'il y a de certain , c'eſt que
1e nombre des Autrichiens montait à
ſept mille hommes , & qu'a ſupputer/
ceux que chaque Bruxellois a tué , îls
devaient être au moins ſoixante mille ,
car ceux qui n'en ont maſſacré que deux
ou trois oſent à peine en parler.
Encore un mot original : vis-à-vis de
la maiſon de du Queſnoy eſt celle d'un
autre comédien nommé Miess, homme
grand, fort, & qui, en 1787, était un
des plus ardens volontaires : pendant la
futillade il était tranquillement a fa fe
S 2.
( 2o8 ) -

mêtre : un de ſes camarades paſſe & lui


dit, comment, Miess, tu ne vas pas à
la grande place ? Non , répond tran
quiilement Miess, mais jy ai envoyé
mon domeſtique & je l'attends. -

, Les troupes s'étant retirées de la gran


de place, le reſte de la nuit fut tran
quille. | -
Le I2 au matin , il fallait recommen
cer le combat , car quoique les patrio
tes fuſſent maîtres de toute la baſſe .
ville , les troupes tenaient toujours la
haute. Elles étaient réunies , avantageu
· ſement poſtées , dominaient la ville, &
pouvaient à volonté la foudroyer, ce
qu'on ne ceſſait de conſeiller à d'Al
son. I3oo hommes avaient déſerté dans
la nuit, mais il lui reſtait encore plus
de 5ooo hommes ſur leſquels il pou
vait compter, & qui ne demandaient que
la pèrmiiion du pillage pour mettre la
ville à feu & à ſang : c'était le vœu de
tous les officiers indignés du lâche rôle
qu'on leur faiſait jouer, & honteux de
fuir devant une canaille qu'un ſeul au
rait hachée en piece. Ils murmuraient
hautement contre le miniſtre qui les avait
( 2o9 )
trahis ; enfin , il était à craindre que
d' Alton ne fût forcé de donner l'or
dre du pillage, ou que les troupes ne
le priſſent d'elles mêmes : tous les gens
ſenſés tremblaient, & plus la populace
ehantait ſa victoire & ſes proueſſes ,
plus le citoyen aiſé redoutait cette fu
neſte journée. #

Walckiers était le plus inquiet; plus


qu'aucun autre il devait craindre le pil
lage, puiſque ſa maiſon & celle de ſon
pere , toutes deux magnifiques , toutes
deux ſituées ſur le parc , étaient à la
merci des troupes , & devaient être leur
plus riche & leur premiere proie : il me
eonfia ſes inquiétudes. Après avoir ré
fléchi quelque tems aux moyens d'en
gager d'Alton à évacuer Bruxelles ſans
livrèr de combat , je lui demandai fi
d' Alton ou Trautmansdorff connaiſ
faient l'écriture de Vander - Merſch.
Tous deux la connaiſſent parfaitement,
me dit il , & non-ſeulement eux , mais
encore un grand nombre des officiers
· avèc leſquels il a ſervi. --- Et auriez
vous ' par haſard de fon écriture ? ---
Oui , me dit-il , en tirant une lettre de
S 3
( 21o )
fon perte-fenille, voilà ce qu'il m'a
écrit ; il y a deux jours. --- Vous êtes
ſauvé ; mon cher,vicomte ; d'un trait de
phume je vais vous chaſſer bien loin le
d' Alton, le Trautmansdorff & tous les
Autrichiens. -

En même tems après avoir examiné


trois m'nutes l'écriture de Vander
Merſch, lettre par lettre , je pris une
plume & voici ce que j'écrivis. ,
,, Au nom de Dieu, mon cher Edouard,
2y & de la patrie, retardez l'inſurrection
-2 » de Bruxelles juſqu'à demain : je pars
2)
ce ſoir à la tête de quinze mille vo
2 lontaires d'Anvers & de Gand , tous
bien armés, tous déterminés : à ſix
, heures du matin nous ſerons à Ma
line3 , où nous ſerons halte : à onze
heures nous ferons devant Bruxelles :
là je ſéparerai mes troupes, Je laiſ
ſerai 5ooo hommes à une demi lieue
de la porte de Malines. Avec les
Io,ooo autres je tournerai Bruxelles ,
& viendrai me poſter devant la porte
de Namur. Il ſera alors midi. A midi
juſte , quatre mille Louvaniſtes , par
tis ce matin d'après les inſtructions

-

• ( 211 )
que je leur ai envoyées , ſeront de
5 vant la porte de Louvain. A une
32
heure , je ferai tirer trois coups de
32
canon , & je forcerai la porte de
2
Namur, Les Louvanilies attaqueront
celle de Louvain : mes cinq mille
hommes entreront par celle de Ma
» lines , vous ferez révolter le peuple ,
2) nous entourerons les Autrichiens, &
22 pas un, ne nous échappera ; il faut
21 en exterminer la race : entretenez ce
pcndant toujours la déſertion , mon
32 cher Edouard , & tâchez à force d'ar
22 gent de vous aſſurer la garde des
- 5» | portes de Malines & de Louvain, je
32 me charge de celle de Namur , afin
92
que nous puiffions pénétrer tous à la
72 fois, & au même inſtant dans la
35 ville : je n'amene que ſix pieces de
5 canon , j'en laiſſerai deux pour l'at
2» taque de la porte de Malines, & j'en
garderai quatre pour forcer celle de
Namur. Je ne ſais pas ſi les Louva
*3 » | niſtes en auront , mais en cas de be
foin, je leur en ſerai paſſer deux de
mes quatre.
» Je vous préviens que nous ne fe
" .

( Ir2 ) "
P rofis point de quartier , il faut ven
7» ger le ſac de Gand. ,,
» Adieu, mon cher Edouard, de
» main à une heure & demie, j'eſpere
» vous embraſſer dans l'hôtel-de-ville
»1 de Bruxelles. ,,
» De l'argent ; vicomte , de l'argent.
» C'eſt avec de l'or qu'il faut nous graiſ
»» ſer les gonds des portes de Louvain
' » & de Malines. Mes complimens à vos
» Meſſieurs du comité ſecret : je ne ſuis
» pas content de celui de Breda. De
2, main nous boirons avec le vin dus
» Bohémien à la liberté belgique. Tout
» à vous , Vander Meſch. »
» De Gand ce 11 Décembre à 6 heu
res du ſoir. ,, -

Tenez, dis je à JValckiers en lui


donnant ma lettre , allez porter cela à
d'Alton , & je vous réponds de tout.
Walckiers lut ma lettre, il en fut
enchanté , il la reliſait, m'embraſſait ,
en confrontait l'écriture avec celle de
Pander - Merſch , me rembraſſait , me
diſait , vous êtes un ange , vous êtes un
dieu , vous êtes un diable. -

" Treve de complimens, lui dis je, it


( 213 )
m'y a pas un inſtant à perdre , il faut
que d' Alton & Trautmansdorff voyent
cette lettre , voulez-vous la leur por
ter, voulez vous m'en charger ?
Non aon , me dit Walckiers , je veux
avoir le piaiſir de tromper ce ſcélérat
de Trautmansdorff. -

Auſſitôt il ſe rendit à la place royale.


Il fit aſſembler un conſeil extraordi
naire , auquel il lut ma lettre, qui pro
duiſit tout l'effet que nous en atten
dions,
On ne s'occupa plus que du départ
précipité des troupes, il n'y eut qu'une
voix pour ſe réplier en toute diligence
ſur Namur : généraux , miniſtres , ofſi
ciers , ſoldats , tous croyaient avoir à
leurs trouſſes Vander Merſch & ſcs Gan
tois , tous cherchaient à ſe paſſer de
vîteſfe , mais pour fuir.
Dans la crainte même d'être retardé
dans cette retraite précipitée , Traut
mansdorff fait faire des propoſitions
aux bourgeois : Walckiers inſtruit Van
derhague de tout ce qui ſe paſſe ; en lui
recommandant bien de contenir le peu
ple, & de l'empêcher de venir attaquer
( 214 )
les troupes dont on allait ſe trouver dé
barraſſé ſans avoir beſoin de tirer un ſeul
eoup de fuſil. Recommander la paix à
van der Hague, c'était le prendre par
ſon faible, auſſi maintint-il partout le
peuple, & donna-t-il le tems à Traut
manſdorff , à d'Alton & à 5ooo Autri
chiens de ſortir par la porte de Namur.
, Van der Hague, bien aſſuré de leur
retraite, fait alors l'Alexandre. Il raſ
ſemble les patriotes, les engage à venir
attaquer des ennemis qu'il ſait déjà loin ,
ſe met à leur tête , & marche en héros
à l'attaque de la montagne de la cour ;
mais quel déſeſpoir pour ce brave gé
néral , pas un ſeul ennemi ne ſe pré
ſente ; cette épée nue qui brille dans ſa
main, ne ſera teinte du fang d'aucun en
nemi : il eſt déjà ſur la place royale, &
il n'y trouve que des chariots de muni
tion , des canons , des obuſiers, des
caiſſes encore pleines d'armes neuves. Il
reproche au ciel de lui avoir enlevé ſes
ennemis ; & couvert de lauriers imagi
naires, il entre dans l'hôtel du miniſtre ,
va droit , non pas à ſon cabinet , mais
, à ſon buffet, & d'un ſeul trait vuide ua
flacon de tokai.
- ( 215 )
· Le comité ſecret s'eſt aſſemblé ſur le
champ à l'hôtel-de-ville, il a laiſſé l'im
pudent van der Hague ſe déclarer, de
ſon chef, commandant de la ville, lui
a abandonné le commandement des trou
pes , mais il s'eſt réſervé la police. Le
meilleur ordre a été établi partout , de
fortes gardes ont été miſes aux hôtels
du miniſtre, de d'Alton & à la cour:
Pas une maiſon n'a été pillée , à l'ex
ception de deux ou trois couvens ſup
primés qui ſervaient de caſernes aux trou
pes. Les habitans les plus pauvres de
ces quartiers en ont enlevé les matelats,
les draps & les couvertures. On a mis
le ſcellé ſur le tréſor-royal, ſur la caiſſe
de la monnoie & celle de la guerre : plu
fieurs millions d'argent monnoyé, des
magaſins immenſes de farine , des muni
tions de guerre , un grand nombre d'ha
billemens militaires ſont les fruits de
cette victoire, qui n'a coû,é que bien peu
de ſang, ſoit aux vainqueurs, ſoit aux
vaincus. Les bons Brabançons ne man
queront pas d'attribuer la retraite des
Autrichiens à une faveur du ciel ; ils en
feront ſans doute honneur au Saint Sa
( 216 )
srement des miracles , ou à quelques
unes de leurs bonnes Vierges, & vous
voyez, Monſeigneur, que je ſuis le ſeul
ſaint qui ait opéré ce grand miracle.
Voilà, Monſeigneur, dans la plus exacte
vérité, les détails des journées du Io ,
du II & du I2. Les Pays bas ſont à
jamais perdus pour l'Empereur, par l'in
•conſéquence du Trautmanſdorff , & ſa
méſintelligence avec d' Alton. L'inſur
rection de Bruxelles amenera celle de,
toutes les autres villes de la Belgique ;
eh ! qui fait perdre a Joſeph II de ſi
belles & de fi riches provinces ? un co
tillon.

Fin du premier volume.


-
- L E S

MASQUES ARRACHÉS,
HISTO I R E S ECR E T E
DEs RÉvoLUTIoNs ET coNTRE-RÉvo
LUTIONS DU BRABANT ET DE LIEGE,
Contenant les vies privées de Vander
Noot , Van Eupen, le Cardinal de
Malines, la Pineau, l'Evêque d'Aa
vers, Madame Cognau, & autres
perſonnages fameux.
Par Jacques le Sueur,
AEſpion honoraire de la Police de Paris,
& ci devant employé du miniſtere
de France en qualité de clairvoyant
dans les Pays-Bas autrichiens.
N O U V E LLE É DIT IO N,
Revue, corrigée & augmentée de deux rapport4,
T O M E S E C Q N O,

A N V E R S.

ammmmmmm

I 7 9 4.
--~~~~===~~~====== !------- ----- – —± ---- ----
−−−|−−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−=−= - - -------
|
|
·
·
|-|
… …
|-· · ·|
·
, , ! ·* * .·
---- | -
í.· -• • •|
-+| *:|-|-• •
* …··|-,| -
·
|-|--
* · |

*
* · |-|-
|-*,

|-
··| |-' .
·
|-· *|-: ·|-º.
*|
·|-·
|-: |-·
|-|
|
|-|
.i.
·----|-+
:-’ ,| |------· *|
|
- …• |-|-··|-* .* *
|
* ·• !|
----
·
|--£ €
·*·|
|-·- .• •
·|-·
|-··
----
·*
ºn|-•|-- - -
| |-→
|-|-· ·|-·|
·
|-·* -
*+
| |--·*
•→ ·
·|
·|-*
ae|-|-~~|-+
|-•
|-*|-|-• .*, !
|-·; ;
|-|-!
|-·|-*;


|
;
|-|
·|-
-----
*
;…
~|-|
|-|-|
|-|
|
-|
|------
·|-|
|-<!-- ***-*
----
|
·
- ( 3 )
• ºººººººººººeeºeºzººººººººººººº
LES MASQUES ARRACHÉS
HisroiRE SECRETE

DE LA REVOLUTION ET DE LA CONTRE
- REVOLUTlON Bc.LGlQUE.

| cINQUIEME RAPPoRT.
Jacques le Sueur rend viſite au capitaine
Monval. Il ſe lie intimement avec
la Pineau ; récit de ſes premieres
· années. Retour de Vander Noot à
Bruxelles ; réception qu'on lui fait.
Orgie chez la Pineau. Double com
bat, double vidoire de le Sueur à la
table & au lit. -

De Bruxelles, le 19 décembre 1789s

M O N S EI G N E U R ,

· JE vous demande la plus grande in


| dulgence pour ce rapport : je le trace
- A 2,
( 4 )
#'une main tremblante, à la ſortie d'une
•rgie dans laquelle j ai été forcé de ſa
erifier alternativement ſur les autels de
bacctus & de l'amour.Je viens de met
tre Vander Noot ſous la table, & la
Pineau ſur le pied du lit ; ma tête ſe
reſſent encore des fumées du champa
rue, & mon cœur des jouiſſances de
la volupté. . | | | ,
- Je vous ai rendu compte dans mon
dernier rapport de ſ'expulſion des trou
pes autrichiennes de Bruxelles. Depuis
ee moment le plus grand ordre regne
dans cette ville, & l'on ne eroirait ja
mais qu'il y ait ſept jours, qu'à pareille
neure, elle n'attendait que le ſignal qui
devait la livrer aux flammes & ſes ha
bitans à la mort. -- * ! - "

De toutes les révolutions qui ont chan


gé la face des empires, ou feulement
ébranlé les trônes des rois , il n'en eſt
pas de plus heureuſe que l'inſurrection
helgique, puiſque juſqu'à ce jour le-lau
rier brabançon n'eſt ſouillé d'aucune ta
che, & que l'Autrichien en fuyant, ſem
ble avoir emporté avec lui la vergeance
& la haine : pas une maiſon ne fut brâ
- -
5) .
lée ni pillée, aucun citoyen ne fut in
ſulté, on a reſpecté même ceux qui pou
vaient être ſuſpects. Depuis huit jours
| ce peuple a rcgagné toute mon affection
& môn eſtime Je ne lui vois plus qu'un
défaut ; c'eſt ſon malheureux cagotitme
qui le rend l'eſclave de ſes prêtres &
de ſes moines ; mais puiſqu'il eſt heu
reux , en croyant aux miracles, pcut
on lui faire un crime de ſa bonne Notre
Dame de Halle, de ſon ſaint Sacrement
des miracles, & de ſes proceſſions : la
dévotion eſt douce & humaine , il n'y a
de féroce & de cruel que le fanatifme ;
il eſt vrai que ce peuple eſt ſi borné que
le premier acte qu'il a fait de ſa liberté,
a été de rouvrir dans ſes égliſes les
tombeaux que Joſeph II avait ſoigneuſe
ment fermés, & d'y rapporter les ger
mes de la mort & de la putréfaction.
' Le comité patriotique que préſide M.
Vonck, veille avec une attention vrai
ment paternelle ſur toutes les parties de
la police : ce M. Vonck eſt un avocat,
homme droit, honnête & excellent pa
triote : aucune haine perſonnelle, au
cun mouvement d'ambition, n'ont ſouillé
A 3
- "

- t « , . ).
· f 6 . "

"fon eœur : l'amour ſeul , de ſa patrte, a


· excité ſon indignation contre des mi
niſtres infolens, ſuperbes & deſpotes ,
qui foulaient à leurs pieds la Belgique ,
& voulaient en lui arrachant ſes privi
leges , étouffer par le fer , la flamme &
le fang, ſes trop juſtes réclamations.
Cette maniere de penſer de M. Vonck
eſt également celle des Simons, des Ver
looy, des Herbiniaux , & de preſque
tous les membres du comité ſecret de
Bruxelles : je leur ai vainement cherché
un maſque , je n'ai trouvé ſur leurs fronts
que l'expreſſion vraie d'une ame pure ,
&, d'un cœur franc. . -

M. Vonck ſe retira à Haſſelt : il y


forma le premier comité patriotique aveç
MM. Verlooy , d'Aubremez , Van Hees,
Vander Linden : ce fut dans ce comité
qu'avec les eontributions , ſecretes du
clergé , & : des mécontens du gouverne
meut, on ſolda les premiers ſoldats pa
triotes, & l'on engagea M. Vander
Merſch, qui , moyennant cent mille écus
qu'il reçut, & plaça dans la banque de
Londres, s'obligea de faire trois atta
ques à la tête des patriotes, - -
, ,, - ' ' ' ' ( 7 ) .
. A l'inſtar du comité d'Haſſelt, Van
_'der Noot n'ayant pu s'ouvrir les cabi
_nets de St. James, ni de Berlin, s'aſ
ſocia avec le chanoine Van Eupen, &
- forma un ſecond comité à Breda , où
, ſe rendirent l'êvêque d'Anvers, les ab
bés de Tongerloo , de St. Michel , du
Parc, le baron d'Hooſt, premier no
ble du Brabant , & les autres nobles,
abbés , doyens , négocians que le deſ
potiſme miniſtériel forçait à s'expatrier :
Breda devint leur point de réunion.
• Vonck, qui toujours eut l'ambition
.

· de bien ſervir ſon pays, & jamais celle


d'être chef de parti , ſe joignit, ainſi
que tous les autres membres du comité
d'Haſſelt à celui de Breda, & laiſſa
Vander Noot ſe déclarer chef de la
révolution, - -

| Outre l'ordre & le calme qui regnent


dans Bruxelles, le comité patriotique
porte les ſecours les plus généreux à
tous les bleſſés, ſans diſtinction de pa
triotes & d'Autrichiens. Les officiers re
çoivent même des ſecours d'argent, &
leurs effets ſont ſous la fauve-garde de
la nation. Il n'y a que ce coquin de ^
- ( 8 )
: zr c'er II.ºcze qui a eu la baſſeſſe d'en--
lever - de forcè, de chez la Conſtant ,
un cheval fuperbe appartenant à un offi
·eier qui"y logeaît, & qui ſe promene .
*inſolemment deſſus aux yeux de toute
la ville indignée.
Je fus chargé par le comité d'aller
rendre viſite à l'officier Monval qui avait
reeu ſur la grande place un coup de feu
dans le viſage , & de lui offrir tous les
· ſecours dont it pourrait avoir beſoin,
·ſoit pour le rétabliſſement de ſa ſanté,
ſoit même pour ſes dépenſes perſonnelles.
Je me chargeai de cette commiſſion avec
d'autant plus de plaifir, que mon per
ruquier , qui était auſſi le fien , & quî
·m'àvait raconté ſon accident, m'avait
appris qu'il était Français. -

Je me tranſportai donc chez lui, je


le trouvai dans un état à faire pitié ; ſon
nez avait été coupé par la balle qui,
avant paſſée par la pommette de la joue ,
Ja lui avait briſée , & était reſſortie au
deſſous de la , tempe en lui déplaçant
1'ceil droit. Cependant ſon chirurgien qui
était un habile homme , m'aſſura qu'il
répºndait de ſa vie, & même de fon
( e

•eil - qui , quoique , n'était point
· endommagé , & qu'il replacerait : je me
fis connaître à Monval pour Français
ſans lui dire cependant que j'étais le
Sueur, & lui rendis compte de la com
miſſion dont j'étais chargé : il fut ſenfi
ble à la généroſité du comité , mais il
n'accepta que les ſecours que le mauvais
| état de ſa ſanté, lui rendait indiſpenſable
ment néceſſaires , il refuſa ceux d'argent,
en mediſant qu'il venait d'écrire à ſa fem
me le malheur qui lui était arrivé, & qu'il
ne doutait pas qu'au reçu de ſa lettre ,
elle ne prît la poſte, ne ſe rendît au
près de lui, & ne lui apportât tout ce
qu'il pouvait deſirer. -- Vous êtes donc
marié, lui dis je ? -- Oui, me répondit
il en ſoupirant , & par malheur , à une
jeune femme dont vous pouvez voir le
portrait ſur ma boëte qui eſt ſur la che
| minée ; elle ſera bien fâchée de trouver
| ſon mari borgne & camus. .
Tandis qu'il me parlait ainſi , j'exa
minais ce portrait ; quelle fut ma ſur
priſe d'y reconnaître celui d'une demoi
| ſelle que j'avais adorée, & dont j'avais
veulu faire ma ſemme ;on ne ſe trompe
( Io ) , .
jamais à ees portraits-là : je lui eaehai
mon émotion, & lui dis ſimplement :
j'ai eu l'honneur de connaître beaucoup
Madame votre épouſe dans le tems qu'elle -

était encore Mademoiſelle Sauvage, &


je vous avoue qu'il m'eſt bien doux de
pouvoir offrir tous mes ſoins , mes ſer
vices & mon amitié à ſon époux. Mon
val me remercia, je donnai des ordres
précis pour qu'il ne manquât de rien , &
eomme une viſite trop longue pouvait
l'incommoder , je lui dis que j'aimais
mieux les faire courtes, & les réïtérer •.

dans la journée, ce dont il me pria à


titre de compatriote.Je n'y manque pas,
& je vais le voir tous les jours plutôt
trois fois qu'une.
Le lundi , I4, nous vîmes deſcen
dre à Bruxelles le général Ferrari que
l'empereur avait nommé pour rempla
cer le général d'Alton ; mais il eſt ar
rivé trop tard : il ſe rendit à 1'aſſem
blée du comité, lui exhiba ſes paſſe
ports de Vander Merſch & ſa commiſ--
fion de l'empereur : on le reçut avee
diſtinction, mais en lui fignifiant la ré- .
· ſolution priſe par les Etats de la Bel- .
( I1-)
gique de ſe ſouſtraire abſolument au
pouvoir de l'empereur , & d'être indé
pendante. M. de Ferrari ayant demandé
au moins une conférence avec deux mem
bres de l'aſſemblée , déclarant qu'il avait,
au nom de ſon maître, des propoſitions
, à faire à la nation , qui certainement .
lui ſeraient agréables, on ne put ſe re
fuſer à une demande ſi juſte : il déſigna
le baron de van der Hague pour un
des commiſſaires, laiſſant l'autre au choix
de l'aſſemblée. Tout le monde connaît
le van der Hague. Cet homme eſt gueux
, comme un rat d'égliſe, a l'eſprit auſſi
épais que le corps, & n'a pas plns de
· bravoure que de probité : comme on ſait
qu'il eſt homme à vendre le pays pour
un morceau de pain, on lui donna pour
collegue un homme ferme, sûr & in
corruptible : ce fut M. de Barſt, curé
de St. Nicolas, chanoine de Gand, con
nu par ſon zele contre l'adminiſtration
autrichienne, & peut-être l'un de ceux
qui a le plus contribué à la conquête de
Gand, en raffermiſſant le courage des
patriotes, qui s'ébranlait à chaque inſ
tant; les propoſitions de M. de Ferrari
( 12 )
n'ont-pas été rendues publiques, mais
'elles m'ont été communiºuées par le co
mité ſecret, Les voici :
- ARTICLE I.
· Le rétabliſſement de la Joyeuſe-entrée
dans tous ſes points. -

ART. II.
L'anéantiſſement du ſéminaire de Lou
vain; la diſcipline cccléſiaſtique rendue
aux évêques dans leur dioccſe, ainti que
l'adminiſtration de la caiſſe de religion.
ART. III. -

Le rétabliſſement des Etats & du


conſeil ſouverain fur l'ancien pied & la
convocation d'une aſſemblée nationale. '
ART. IV. -

· Le rappel du miniſtre & du général des


armes : M. de Cobenzl remplaçant Traut
manſdorff , & M. de Ferrari d'Aiton.
ART. V.
La citadeile d'Anvers raſée.
• *• • • ART. Vl.

| T'rente mille hommes de troupes ré


• glées , entretenus continuellement dans
les Pays-bas, ſavoir vingt mille hom-'
IIleS e1l régimens nationaux, & dix miile

: hommes en régimous allemands. · ··


ART.
( 13 )
- AR T. VII.
Amniſtie générale, à l'exception da
eardinal de Malines, du major Vander
Merſch , & de l'avocat Vander Noot ,
qui ſeront jugés par une commiſſion par
ticuliere, établie à Luxembourg , & ſelon
les loix du pays. -

Telles étaient les propoſitions que


préſenta le général Ferrari ; quinze jours
plutôt elles cuſſent peut être été accep
tées ; mais il n'était plus tems , on mit
néant à chacune des propoſitions , &
tout ce qu'il put obtenir, fut cette loi
· que l'on dicta à l'Empereur.
ARTlCLE PRE vIER. | | -'
· Joſeph II, Empereur, Roi de Boheme
& de Hongrie , renoncera pour lui & ſes
ſucceſſeurs, à tous droits de ſouveraineté
ſur les provinces Belgiques.
- ART. lI.
Joſeph II reconnaîtra la ſouveraineté
des provinces Belgiques dans toute ſon
étendue.
` ART. III.
Les troupes de Jjeph II évacueront,
ſous quinze jours, toutes les places qu'el
les tiennent encore dans les Pays-bas ,
3 one II. l3
( f4 )
setamment les citadelles de Namur &
á'Anvers, & dans un mois celle de Luxem
bourg : la groſſe artillerie reſtera en pro
priété à la république ; les autres mu
nitions ſeront payées à l'Empereur d'a
près l'évaluation faite par les commiſſai
res nommés. -

ART. IV.
L'Empereur , comme chef de l'empire
d'Allemagne, ſera déclaré & reconnu
protecteur de la république Belgique, &
tenu, en cette qualité, de lui porter ſe
| cours toutes les fois qu'elle l'en requer
ra : il ne pourra cependant pour aucune
· eauſe demeurer dans les provinces, ni y
avoir aucun miniſtre : ſauf ſon ambaſſa
- deur. | -

4 - - ART. V.
| Il ſera payé annuellement à l'Empe
| reur, à titre de chef de l'empire d'Al
lemagne, & de protecteur de la répu
blique Belgique, une ſomme de cinq
millions de $florins.
ART. VI.
Il ſera accordé un oubli général à tous
les Belges qui ont ſervi juſqu'à ce jour
•ontre leur patrie, ſoit dans les conſeils

-
| ( I5 •

eu les armées de ºr , & leurs


biens leur ſeront rendus.
ART. VII.
Il ſera tenu compte à l'Empereur des
ſommes qui ſe ſeront trouvées dans ſon
tréſor ou dans fes caiſſes particulieres,
lors de l'inſurrection des provinces Bel
giques.
AnT. VIIf.
Les biens des ci devant gouverncurs
généraux des Pays-bas, ſeront évalués ,
& le prix leur en ſera remis par la ré
publique, mais ils nc pourront y fixer
leurs demeures , même comme particu
liers. -

Lorſque le curé de St Nicolas préſenta


ees contre-propoſitions à M. de Ferrari
& au général de Lilien qui l'accompa
gnait , M. de Ferrari fut à peine maître
de cacher ſon indignation, & dit , en
ſoupirant : Meffieurs, je vois bien çu'il
ne me réſte plus qu'à retourner à Viennè;
j'eſpere qu'on ne me refuſera pas une
ſauve garde pour ma sûreté, ainſi que la
déclaration par écrit des propoſitions que
f
vous venez de me faire. . -
On vous accorde, lui répondit le curé ,
B 2,
-

( 15 )
la premiere de vos demandes ; retournez
à Vienne ; allez dire à votre maître que
vous avez vu un peuple libre & vainqueur,
qu'il peut tenter d'égorger, mais qu'i1
, ne pourra jamais ſoumettre. Quant à no
tre réponſe , la voici :
· En même tems il lui remit une copie
du manifei e de Vander Noot ,. par le
quel , au nom de la nation , il déclare
- l'Empereur déchu de ſa ſouveraineté.
MM. de Ferraii & de Lilien , après
· s'être engagés, par écrit, de ne point
, ſervir cont1e la nation Belgique, ob
, tinrent leurs paſſepots, & ſortirent de
Bruxelles le jour même, très mécontens.
Auſſitôt que les Autrichiens eurent
évacué Bruxelles, je dé, êchai un courier
à 1 an Eup en pour lui en donner l'avis ;
- il me le renvoya ſur le champ . en m'an
noncant que ie 18 Vander Noot & lui
· ſe rendraient à Bruxelies. Je fus ſur le
champ porter cette nouvelle à la Pineau,
| qui me baiſa bien amoureuſement, ce
qui me fit reu de plaiſir ; mais ce qui
, m'en fit beaucoup, ce fut l'ordre qu'elle
donna à Marianne, de venir auſû m'em
( t- )
braſſer pour l'amour de Varider Noor,:
elle obéit en rougiſſant , mais comme
je ſuis naturellement hardi, & même ef
fronté avec les femmes , que je m'en
ſuis toujours aſſez bien trouvé, que je
connaiſſais la Pineau pour ce qu'elle
était , au lieu d'appliquer mon baiſer ſur
la joue de Marianne, j'en appliquai un
dc feu ſur ſes levres que le plaiſir ou
1'étonnement lui ſit entr'ouvrir , & qui
produifit ſur elle le même effet que le
premier baiſer que St Prcux recut de
l'amoureuſe Julie. Marianne ſe laiſſa
preſque tomber dans mes bras , & en la
ſoutenant, je poſai fermement la main
ſur ſon cœur, dont ie battement préci
pité repouſſa contre ma main un ſein de
marbre : mon révérend pere , me dit le
Pineau , à demi piquée , je vous en ferai
des filles pour me les baiſes de la ſorte ;
ne te fâche pas, lui dis-je , maman , car
je ſerais homme à te baiſer de même. --
Parbleu, je voudrais bien voir cela ! -
Eh bien ! vois-le ; en même tems je m'é
lançai ſur el'e , mais ce fut moi qui re
çus le baiſer de cette vieille #º,
- B
- ( 18 )
qui, m'ayant fortement empoigné la tête,
laiſſa plus de vingt ſecondes ſa bouche
eôllée ſur la mienne ; il fallut tOut mOrt
eourage pour ſupporter ce long embraſ
ſement, mais dans le moment je me com
parai aux iſraélites qui furent obligés de
paſſer la mer rouge pour arriver à la
terre promiſe, & l'efpérance de rendre
à Marianne les careſſes de ſa mere, me
les fit ſupporter. - - -'

s Depuis cette ſcene , j'ai mes grandes


& petites entrées chez la Pineau, que
je n'appelle plus que maman, & qui me
nomme ſon gendre, car je ne ſuis plus
pour elle le révérend pere Clémens de
Sancta Crux. Je me ſuis défroqué , &
· j'ai repris ie nom du Baron de Bamberg ;
de fauſſes confidences faites à la Pineau
m'ont vaiu toute ſa bonfiance , & comme
je lui témoignais le deſir de la connai
tre parfaitement , elle le ſatisfit en ces
téflileS :

Hiſtoire de la Pineau. .
• Je ſuis née à Namur, je ne puis dire
( 19 )
aujuſte l'année, mais ce fut en r741 où
I742 (a). " , ,
- : , :

Mon pere étoit un honnête marchand ,


(b) qui avait reçu de l'éducation , puiſ
qu'il compoſait des chanſons dont je fe
yai quelques jours imprimer le recueil.
Je perdis ma mete (c) , que j'étais en
Ca) Cette hiſtoire racontée par la Pineau, eſt
un tiſſu perpétuel de menſonges, je les rectifie
rai tant que je pourrai dans ces notes : c'eſt au
mois de mars 1734, qne naquit la Pineau, elle
ſe donne huit ans de moins. ',
(b) Son pere était favetier, il s'appellait Jac
ques Pineau ; quant à ſes chanſons , c'étaient des
eſpeces de cantiques qu'il compoſait effective
ment lui-même pour émouvoir la pitié & la com
paſſion des Namurois, lorfque devenu vieux, &
ne pouvant plus travailler, il parcourait les rues
de Namur, en criant d' une voix lamentable :
Voilà le pauvre Pineau ! qui aura pitié du pau
vre Pineau ? Madame Pineau fe gardera bien de
faire imprimer le recueil de fes poëſies.
(c) Madame Pineau paſſe bien légérement ſur
l'accident qui lui enleva de ſi bonne heure Ma
rianne la Trouille ſa digne mere. En Hiſtorien
ſidele , je vais réparer ce filence : Marianne la
Trouille, femme de J. Pineau , était ravaudeuſe,
elIe mourut à l'hôpital des ſuites d'une correc
tion publique qu'elle reçut de la main du bour
reau, qui la fuſtigea ſi cruellement, que la gan
grene ſe mit à ſes épaules : elle volait ies che
miſes des malheureux foldats de la garnifou de
Namur, - - -
: ( 2c
•cre un enfant : ce fut à
s doute un grand
malheur pour moi , parce que mon pere ,
occupé de ſon travail, ne put ſoigner mon
éducation, comme l'eût fait ſans doute
ma mere ; je la regrette bien ſincérement :
élevée par elle, ſon expérience eût éclairé
ma jeuneſſe, & m'eût ſauvée des pieges
dans leſquels je ſuis tombée.
J'étais jolie, je puis même dire belle ;
je n'avais que quatorze ans, lorſqu'un
cſſicier ( a ), m'ayant apperçu dans le
comptoir de mon pere (b), devint amou
reux de moi , & ſous la promeſſe d'unir
mon fort au ſien, me ſéduiſit, & m'en
leva la fleur d'innocence , mais le perfide
" n'eut pas plutôt triomphé de ma faibleſſe ,
qu'il m'abandonna lâchement.
Honteuſe de ma faute, ne pouvant plus
voir des lieux qui me la rappellaient ſans
eeſſe ; Namur me devint odieux ; ma
L

(a) Ah ! Madame Pineau, un officier ! vous


pouvez bien faire à préfent d'un maquereau pu
- blic un capitaine, mais alors vous n'aviez pas
· autant de crédit : cet oſſicier prétendu n'était
qu'un vieux ſergent auquel vous vendiez une
fleur qn'avaient déjà flétrie une vingtaine de
foldats. - - •

(k ) Le comptoir d'un ſavetier !


2 I
jeuneffe s'y flétriſſait ; ma ſanté s'affai.
bliſſait, enfin j'obtins de mon pere la per
miſſion (a) de venir reſter à Bruxelles. .
J'y arrivai au mois de Juillet 1751 (5\.
& je vins loger chcz une de mes tantes
qui y était établie (c). Parmi ceux qui
compoſaient ſa ſociéré , était un nommé
Vanbruyn, vieux garçon fort riche, qui
tenait un eſtaminet très fréquenté ; il ne
me vit pas impunément ; il me demanda
à ma tante pour me mettre â la tête de
ſa maiſon (d), en lui faiſant entendre
(a) La Pineau fut trouvée une nuit dans les
çaſernes , couchée avec douze ſoldats , eile en
fut chaſſée à coups de fouets ; le lendemain elle
fut mife hors de la ville, & ſon pere déjà aveu
gle, déjà mendiant , abandonné de fa fille, mou
rut bientôt de douleur & de chagrin.
(b) Voici la preuve du menſonge de la Pi
neau ſur ſon àge : elle date fon arrivée à Bruxel
les du mois de juillet 1751. Elſe avait déjà, de
fon aveu perdu ſou pucelage ; elle était belle . &
cependant, ſelon ſon calcul , elle n'aurait eu
que neuf ou dix ans. -

(e) La Pineau , en arrivant à Bruxelles , vint


fe réfugier dans la rue aux Fleurs, théâtre pu
blic de la proſtitution la plus ſale & la plus cra
puleuſe, au reſte il eſt très poſſible, & même
très-probable qu'nne de fes tantes fût la digne,
prêtreſſe d'un de ces temples. - -

(d). C'aſt-à-dire pour être ſervante de cabaret ;


( 22 ) .
•u'il pourrait peut-être par la fuite ,
s'il venait à bout de me plaire , m'offrir
ſa main.
C'était une fortune pour moi ; je n'a
vais aucun bien à eſpérer de mon pere,
qui , étant devenu aveugle , avait été
obligé de quitter ſon commerce (a). Je
ſortis donc de chez ma tante pour aller
prendre les rênes de la maiſon de Van
Bruyn ; j'y aurais été heureuſe fi ce
vieux paillard ne fût pas devenu amou
reux de moi : d'abord il voulut me fé
duire , mais il n'était ni d'âge , ni de
figure à être dangereux ; ma réſiſtance
qui n'était que l'effet, du dégoût, lui
parut un effort de vertu, & fa paſſion
· pour moi en redoubla au point qu'il mit
à mes pieds ſa fortune, qui était conſi
dérable, & m'offrit ſa main glacée : je
refuſai l'une & l'autre ; il en fut furieux,
mais déguiſant ſon reſſentiment, il ne
s'occupa plus qu'à tirer une vengeance
éclatante & cruclle de mes mépris. Mon
cœur avait réſiſté ſans peine aux atta
,ºººllº magicienne que cette Madame Pineau !
tout devient or fous ſa main.
| Go De favetier pour ſe faire mendiant. .
( 23 )
ques de Van Biuyn, mais ce cœur était
tendre, il n'attendait qu'un vainqueur ; il
ne tarda pas à ſe préſenter. Parmi ceux
qui venaient habituellement à l'eſtaminet
de Van Bruyn, je diſtinguai un jeuné
homme nommé M. Michel, valet-de
chambre de Madame la baronne de Scho
enfèld ; le même trait frappa nos deux
cœurs ; il me déclara ſon amour ; je ne
lui cachai pas mes tendres fentimens
pour lui, mais inſtruite par ma pre
miere aventure , & en garde contre la
ſéduction , je lui déclarai que je lui ſa
crifiais ſans peine la fortune & la main
de Van Bruyn, mais que malgré la ten
dreſſe que j'avais pour lui , j'avais trop
de vertu pour être autre choſe que ſa
femme. Il m'aſſura qu'il n'avait jamais
eu d'autre but , mais il me demanda quel
que tems pour y préparer la baronne ,
dont la chronique ſcandaleuſe diſait qu'il
partageait la couche.
· Ma liaiſon avec Michel n'échappa pas
aux yeux jaloux de Van Bruyn ; ſa
haine contre moi s'augmenta encore de
la préférence que je donnais à un valet,
diſait-il , ſur un honnête bourgeois ; dès
-
( 24 ) . -

turs il ne garda plus de meſure, & ne


fut content que lorſqu'il m'eut enlevé
d'un ſeul coup, l'honneur, la liberté &
mon époux. Voici le tour affreux que
lui ſuggéra ſa rage. -

| Le couvent des carmes était en face


de la maiſon de Van Bruyn ; plufieurs
d'entr'eux étaient liés avec lui , & ve
naient ſouvent paſſer l'après-midi à la
maiſon. Leurs viſites mêmes devenaient
plus fréquentes & plus longues depuis
que Van Bruyn avait ſait venir chez lui
ſa belle niece , car pour éviter les mau
vais propos , il m'avait donné ce titre ;
mais le plus affidu de tous était le perè
Viâor, procureur de la maiſon, homme
de quarante-cinq ans , le pius beau moine
de tout ſon ordre ; du premier jour qu'il
me , vit , il me prit en amitié , & voulut
m'avoir non-ſeulement pour pénitente,
mais même pour écoliere : je vous ai
dit que mon éducation avait été fort né
gligée, il eut la complaiſance de la re
·travailler, & je lui dois le peu que je
ſais. Comme Van Bruyn ne voulait pas
par jalouſie que je paruſſe le ſoir à l'eſ
taminet, je remontais dans ma chambre
à huit heutes de f.ir & n'ea redeſcendais
* ( 25 ) ·
qu'à onze heures, lorſque tout le monde
était retiré ; je profitais de ces heures de
retraite, & je les donnais à l'étude ,
mais comme il n'eût pas été décent que
le pere Vicior vînt dans ma chambre ;
il me donna une clef de la petite porte du
jardin du couvent ; à neuf heures qui
était le moment du grand travail de Van
Bruyn , je ſortais de chez lui ſans qu'il
s'en apperçût , & j'allais trouver le perc
Victor, qui m'apprenait à lire, à écrire,
& avait la complaiſance de me donner
des leçons d'hiſtoire. Le jaloux Van
Bruyn s'apperçut de ces échappades noc
turnes ; il me ſuivit un jour , & quand il
ſe fut bien aſſuré que j'entrais dans le
couvent des carmes, voilà le trait af
freux qu'il me fit.
Un ſoir (a) que j'étais à prendre le
çon chez le pere Vicior, il va trouver
l'Amman, le réveille, lui dit qu'il vient

(a) Ce n'était pas un ſoir , Madame Pineau ,


c'était une nuit, & vous le prouvez vous-même,
puiſque vous dites que Van Bruyn réveilla M.
vander Noot ; il était donc déjà couché ; il avait
donc déja ſoupé, & l'Amman de Bruxelles ne
ſe couche pas à neuf heures du ſoir. . -

Tome II. · C ·
( 26 ) ,
dc voir des voleurs eſcalader les miIrs
du couvent des carmes. M. Vander Noot,
le pere de mon Vander Noot , ſe leve,
auſſitôt , il fait entourer le couvent par
toute la garde municipale , & fait faire
dans la maiſon la perquiſition la plus
exacte : j'étais alors dans la cellule du
pere Vicior, qui me faiſait une démonſ
tration de phyſique; nous entendons le
bruit que font les perquifiteurs : le R. P.
ne voulait ni pour lui, ni pour moi que
je fuſſe trouvée dans ſa cellule : pour
éviter le ſcandale , nous deſcendons dans
l'égliſe, nous nous blotiſſons dans la
chaire, car comme je tremblais de tous
mon corps , il eut la complaiſance pour
me rafſurer , de ſe cacher avec moi. Mais
nous comptions en vain échapper à la
recherche des inquiſiteurs ; après avoir
viſité tous les coins de la maiſon, ils
viennent dans l'égliſe, & nous trouvent
le pere Victor & moi cachés dans la
chaire (a) ; jugez de notre confufion ;
" (a) Vous ne dîtes pas, Madame Pineau, dans
quel état on vous y trouva ; vous ne dites pas
que vous étiez dans les bras l'un de l'autre.,
que vous étiez tous | es deux nuds en chemifes,
oº qui auuonce que le démonſtration de la phy.
( 27 ) .
Vander Noot pere était l'homme le plus
dur & le plus méchant qui ait jamais
exiſté ; j'eus beau me jetter à ſes pieds,
les baigner de mes larmss, il fut inexo
rable , & m'envoya dans un couvent (a)
où je reſtai trois mois ſans voir perſon
ne , pour le pere Viāor, il fut livré à
ſes moines; je ne ſais pas comment ils
le traiterent , car j'ai eu beau faire toutes
les perquiſitions poſſibles, jamais je n'ai
pu en ſavoir aucune nouvelle, , peut
être eſt-il mort dans un de leurs cachots
ſacrés. - - -

Ce fut ainſi que Van Bruyn ſe vengea


de mon indifférence, & que je ſortis de
chez lui : mais ce qu'il y eut de plus
cruel pour moi , ce fut d'appercevoir
Michel dans la foule de ceux qu'il avait
choiſis pour être ſpectateurs de ma triſte
aventure. Je vis dans ſes yeux toute ſa .
fureur, car il me crut coupable (b),
ſique du pere Victor était toute nature fle ; vous
ne ſavez donc pas que j'ai lu les notes de Vander
noot, & qu'il eſt plus véridique que vous. .
(a) Ce couvent où la Pineau fut enfermée
trois mois, eſt la maiſon de correction où l'on
met les racrocheufes. -

(b) Il me ſemble qu'on pouvait Yle -,croire.


. . ( 28 ) -

& je ſentis que j'avais pour jamais perdu


ſon eſtime ; heureuſement il conſerva
pour moi le même amour, mais ſe faifant
un titre de mon malheur , il en changea
ſeulement le but , & ne ſongea phus à
m'épouſer. - ,

Au bout de trois mois je fortis de


mon couvent (a), Michel m'attendait
à la porte , & me conduifit chez Madame
de Schoenfeld, à laquelle il me préſenta
comme une niece orpheline , pour la
quelle il avait la plus tendre amitié , &
dont it voulait prendre ſoin , il obtint
d'elle la permiſſion de me garder auprès
de lui pour veiller à ma conduite , &
empêcher qu'on n'abuſât de mon inno
cence : la vieille Baronne n'avait rien à
refuſer à Michel, ainſi le jour même que
je ſortis de mon couvent , j'entrai chez
elle comme dèmoiſelle de compagnie (5).
La Baronne était vieille , exigeante &
connaiſſeuſe en amour, elle s'apperçut
que les complaiſances de Michel dimi
nuaient conſidérablement depuis mon

(a) On fait ce que c'était que ce couvent,


| Cº) De fa cuiſiniere, puifque Madame Pineau.
y entra laveuſe de vaiſſelle,
( 29 )
entrée dans fa maiſon , elle nous épia .
' & comme ni Michel ni moi, nous ne
nous tenions ſur nos gardes , , elle nous
ſurprit un jour dans une attitude qui ne
tenait en rien de la pareiIté.
Cette vue l'enflamma de colere ; c'était
la femme la plus violente de Bruxelles.
- Michel le ſavait, il prit donc le parti
prudent d'éviter ce premier mouvement
de fureur , mais il eut la lâcheté de m'y
abandon ncr. ·
La Baronne n'écoutant que la rage
fz la jalouſie, ne s'en tint pas aux injures
ordinaires , elle m'accabla de coups, me
traîna en plein jour par les cheveux
hors de chez elle, me roula à la vue de
tout Bruxelles dans ſon ruiſſeau, & ce ne
fut qu'avec peine, que le peuple m'arra
· cha des mains de cette affreuſe mégere.
Je retournai chez ma tante (a), mais
je ne lui fus pas long tems à charge ;
M. de Quénonville , un de ſes antis , me
vit, me demanda, & m'obtint pour nue
mettre auprès de ſa fille, Demoiſelle de
vingt cinq ans qui , ayant renoncé au

fa) C'eſt-à-dire au bordel de la rue aux Fleurs


• * • - '
( 3o )
mariage & même à l'amour, tenait la
maiſon de ſon pere. -
Quoiqu'âgé de ſoixante ans , M. d
Quénonville ne put ſouſtraire ſon cœur
au pouvoir de mes charmes , il m'aima ,
:me le dit, me promit de m'épouſer, &
· ſur la foi de cette promcſſe, il me fit
· un enfant ; mais quand je le fommai de
réparer mon honneur, il crut me ſatis
faire en me faiſant une faible penſion de
J 5o florins que je touche encore ; je
cachai mon dépit en lui préférant ſon
fils , qui valait mieux à tous égards, &
avec lequel je vécus pendant quatre ans :
dès la premiere année de notre union
je le rendis pere. Quelle joie pour un
jeune homme de dix-neuf ans de preſſer
dans ſes bras une petite créatute, à la
quelle il a donné l'exiſtence : Quénonville
penſa devenir fol de plaiſir, quand je
lui remis entre les mains une petite fille
que je lui recommandai les larmes aux
yeux : yvre de ſon bonheur, rien ne peut
l'arrêter, il cache ſa fille ſous ſon man
teau , l'emporte, va la dépoſer aux pieds .
· de fon pere, auquel il communique une
partie de l'enthouſiaſme qu'il éprouvait.
- -
-
- ( 3I ) -

M. de Quénonville était bon, il fut


ſenſible à la joie de ſon fils, qui ne ſe
releva de ſes pieds que pour-me rappor
ter un contrat de 5oo florins de rente
pour Marianne ; car c'eſt elle qui fut
le gage de mon amour pour Quénonville.
Au bout de quatre années d'une liai
ſon douce & ſans nuages, nous nous
ſéparâmes à l'amiable (a) , & c'eſt à
eette époque que je me liai avec Van
| der-Noot ; il n'a tenu qu'à moi d'être
ſon épouſe , mais j'ai penſé comme Hé
loiſe & Ninon, que le mariage était un
joug humiliant, & que pour bien aimer ».

il fallait avoir la liberté de ceſſer d'aimer;


je ne dis pas cependant que ſi Vander
Noot parvient, comme je l'eſpere , à ſe
faire déclarer duc de Brabant, je ne con
ſente alors à l'époufer, pour partager lcs
douceurs de la ſouveraineté. ! -

Ce fut dans ces termes que la Pineau


me racouta ſa vie : elle me crut la dupe
de ſes menſonges ; malheureuſement nOur
ſa vanité, j'avais lu les notes de Van
cao Vander Noot, dans ſes notes, rapporte
cette féparation un peu moins amiable. -
( 32 )
der-Noot ; mais, maman, lui dis-je, tes
union avec Vander-Noot a t-elle été
ſans nuages, & ne lui as-tu jamais fait
d'infidélité ? -- Quelques-unes par-ci par
là ; -- Mais quel eſt ce buſte, lui deman
dai je, en lui montrant celui d'Olivier
qui, dans ſon taudis, faiſait pendant à
eelui de Vander Noot : ah ! me dit-elle,
e'eſt celui d'un homme qui m'a chérie
tendrement, mais que je n'ai jamais aimé,
voilà pourquoi je ne compte pas comme
· une infidélité faite à Vander Noot les
trois années que j'ai vécu avec lui ; il
brûlait du doublc feu de l'amour & du
génie, mais il l'éteignit trop tôt dans
mes bras , il mourut à trente ans d'épui
ſement ; s'il eut pu ſe ménager davan
tage, ſon nom eût été placé à côté des
plus célebres ſculpteurs de ce ſiecle.
Feu le prince Charles en faiſait le plus
grand cas , & le comblait de bienfaits ; .
mais il venait tous me les facrifier ;
cependant je n'ai jamais eu que de l'admi
ration pour ſon talent ; j'étais orgueil
1euſe de ſa réputation, & notre liaiſon
fut, l'effet de ma vanité plutôt que de
mon amour. •
( 33 ) •

Comme la Pineau achevait ee réeit ,


elle reçut cette lettre de Vander-Noot,
» Demain, ma chere Pinette, nous
ſerons enfin réunis pour ne nous plus
» quitter ; demain je te ſerrerai dans mes
2
bras après une ſi cruelle abſence, &
2 mes careſſes te dédommageront de tous
2 les chagrins , de toutes les perſécu
tions que tu as ſoufferts pour moi ; nous
»
ſommes partis ce matin de Breda, pour
)
rentrer vainqueurs & vengés dans notre
patrie. Notre ſortie de Bréda , notre

marche était un triomphe perpétuel ;
2, Il faut que je t'en faſſe la deſcriptioni
3 j) Nous formions une file de ſoixante
52 carroſſes ou autres voitures ; j'étais

dans le premier avec M. Van Eupen,
2» grand pénitencier d'Anvers & le baron
d'Hooſt, premier noble du Brabant :
3 dans les voitures qui formaient notre
2 ſuite , étaient les membres des Etats
22 de Brabant, du comité de Flandres ,
»» tous les chefs de le nation Belgique,
3 les abbés de Tongerloo, de S. Miehel,
du Parc, & autres prélats & doyens e
2» nous ſortimes à huit heures du matin
99
ſous l'eſcorts d'un corps nombreux de
( 34 )
3) dragons en uniforme & ſous les armes ,
3 - que m'avaient envoyés les villes de
3
Gand & d'Anvers; il ſe joignit même
2
à ce corps parfaitement équipé & èn
3
plein coſtume militaire, un gand nom
3
bre de jeunes gens de Bréda, la plu
5
part de bonne famille , qui voulurent
2
me ſervir de gardes du corps , & qui
2 entOurerent ma voiture ſeule : tous
3
avaient mon portrait en médaillon
3
ſur la poitrine attaché à un ruban

orange ; c'eſt une galanterie de mon
2X
bien bon ami M. l'abbé Van Eupen ,
3
qui a fait frapper cette médaille à
22
Bréda, & l'a diſtribuée comme la
2» marque diſtinctive des défenſeurs de la
2X .
caufe patriotique. Je ſortis de la porte
2» - de Ginneken au milieu d'une affluence
2)
de monde extraordinaire. Mon cortege
2
prit ſa route ſur Meel , Hoogſtraaten
2 S. Sourſel. A Meel les dragons voyant
2» ! les armes de l'Empereur encore afſi
35" chées, les abattirent à coups de ſabre,
2» & renverſerent le poteau. Dans la ſei


igneurie de Hoogſtráatcn, l'on me fit
>>
une réception ſolennelle comme au
2)
ſouverain du pays. Nous dinâmes
- *
( 35 )
3 · tous à Sourſel, & nous paſſerons ſa
2 , nuit à l'abbaye des religieuſes de Na
25 zareth près de la ville de Lier ; demain
22 nous nous remettrons de - bonne heure
en route pour arriver avant midi à
Bruxelles. En quittant la ville de Bré
da , j'ai témoigné aux habitans toute
ma reconnaiſſance , & le militaire ar
mé nous a rendu à notre départ tous
les honneurs dûs à une aſſemblée
ſouveraine. A

» A demain, ma chere Pinette ! avec


2» quel plaiſir je reverrai ma petite mai
ſon ! avec quel plaiſir j'y retrouverai
celle qui partagea ſi courageuſement
mes maiheurs & mes perſécutions !
» P. S. Sitôt ma lettre reçue, fais
en tirer des copies, & répands les par
la ville, afin que demain mon entrée
ſoit auſſi brillante que ma marche
Ceci eſt pour toi ſeule. »
D'après ce Poſt-ſcriptum que me com º

muniqua la Pineau , nous fîmes ſur le


champ tirer pluſieurs copies de la lettre
de Vander-Noot, nous en envoyâmes
au comité ſecret, au jardin de S. George,
dans.les différentes gardes, & daas tous
· les endroits publics,
( 36 ) -

Notre travail ne fut pas infructueux,


Hier , dès le matin, toute la ville ſavait
que Vander-Noot devait arriver : à onze
heures tous les corps de la milice bour
geoiſe à pied & à cheval ſe ſont formés
dans les principales rues, fur la -nou
vclle que Vander-Noot était ſur la route
de Malines. c'était une joie, une ivreſſe,
une folie univerſelle : la fraternité reſpi
rait ſur tous les viſages , la plupart des .
habitans & des milices allerent juſqu'à
deux lieues au-devant de lui, la ſolitude
des rues & des places était telle, qu'il
ſemblait que ce n'était pas ſeulement les
boutiques, mais la ville même qui était
fermée ; enfin Vander-Noot entra par
Ia porte de Laeken à deux heures , au
bruit de toutes les cloches, & de toute
I'artillerie de la ville : ſon cortege était
magnifique. Il était dans une voiture dé
couverte traînée par fix chevaux ; il avait
à ſa gauche le grand pénitencier Van
Eupen ; la ducheſſe Durſel ſuivait ſa
voiture dans un cabriolet découvert, elle
conduifait eIle-même ſes petits chevaux ;
ſa voiture s'étant arrêtée un inſtant , un
· - º - t efficier
|
( 37 ) -

officier de la garde patriotique a ſaiſi


ce moment pour lui adreſſer un diſcours
ſi touchant au ſujet des traitemens indi
gnes qu'elle a reçus du Trautmansdorff
& du d'Alton, qu'attendrie juſqu'aux
larmes , elle a tendu les bras à cet ofli
cier & l'a embraſſé ; j'étais dans la
troiſieme voiture avec Marianne & la
Pineau qui feignait de ſe cacher, en
, faiſant l'impoſſible pour ſe faire remar
quer. Ces bons Erabançons , pour mieux
, témoigner leur reconnaiſſance à Van
der-Noot, la fêtaient au point que notre
voiture, ainſi que celle de Vander Noot
& celle de la ducheffe Durſel , était
· pleine de lauriers, de fleurs, de rubans,
que toutes les Dames jettaient des croi
ſées ſur les trois voitures, autour deſ
quelles éclataient principalement la joie
du peuple ; après une heure de marche ,
Vander-Noot arriva à l'égliſe de ſainte
Gudule, à travers les larmes de joie &
les acclamations d'un peuple immenſe,
· & eſcorté de plus de I2.ooo hommes ar
més tant à pied qu'à cheval. Le clergé
eſt venu le reeevoir à la porte de l'é
gliſe. La garde noble l'a conduit l'épée
Tome II. - D
( 38 )
à la main juſques dans le chœur, où il
, a été entouré des halebardiers & des
gardes-du-corps de la cour. Après le
Te Deum chanté avec la plus grande
ſolemnité, il s'eſt rendu à l'hôtel d'An
· gleterre où les Dames de Bruxelles lui
avaient fait préparer un ſuperbe ambigu,
pendant lequel on a exécuté un grand
concert , & chanté force- couplets très
plats en ſon honneur & gloire ; car i1
faut l'avouer, les muſes Brabançonnes
ne ſont ni brillantes ni heureuſes : Ma
dame Pineau s'eſt tenue debout derriere
la chaiſe de Vander-Noot, elle avait |
les larmes aux yeux , mais c'était de
rage de ce que la ducheſſe Durſel, qui
était à côté de Vander-Noot, a fait
ſemblant de ne pas l'appercevoir, & loin
de la faire aſſeoir , comme elle s'y at
tendait , ne lui a pas ſeulement adreſſé
· la parole. - - -

A ſept heures Vander-Noot s'eſt rendu


à la comédie , où l'on a repréſenté la
mort de Céſar. La ſalle était comble ,
, mais ce qui a indigné tous les gens hon
- nêtes, c'eſt que Vander Noot a eu l'im
· Pudence de ſe placer dans la loge de LL.

( 39 )
AA. RR. les gouverneurs - généraux ,
loge qui leur appartient, & qu'ils payent
aux comédiens ; Bultoz & Adam créa
tures & amis de la Pineau qui leur avait
promis la direction du ſpectacle, avaient !
eu la hardiſſe de faire arracher leurs ar.
mes placées au cintre de l'avant-ſcene ;
tous les vers qui faiſaient allufion à la
révolution ou qui pouvaient s'appliquer
à Vander-Noot, étaient applaudis avec
fureur & redcmandés aux acteurs avec en
thouſiaſme : VanderNoot était ivre d'or
gueil, & s'eſt oublié au point de donner
le fignal d'applaudiſſement à pluſieurs
vers qui prêchent ouvertement le régi
cide.
On ne voulut pas entendre l'éloquente
apologie qu'Antoine fait de Céſar à la
fin de la piece : le ſpectacle fut terminé
· par la Roziere de Saiency qui n'avait
d'autres rapports avcc cette célebre
· journée, que de ramener aux jeux des
Brabançons vainqueurs la lune encocar
dée & couronnée de lauriers ; après cette
piece, il y eut force couplets en l'hon
neur du dieu du jour, ſur la tête du
quel le fieur Mieſſ, un des acteurs, vint
D 2
( 4o )
poſer la • . aux applau
diſſemens réitérés de toute la ſalle. Après
le ſpectacle Vander-Noot revint dans
ſa maiſon , devant laquelle il trouva
une ſuperbe illumination montée ſur une
charpente , formant un arc de triomphe :
deſſus ſa porte était cette inſcription en
tranſparent : -

T E M P L E
D E L' H O N N E U R
E T
D E L A L I B E R T É.

Il y eut dans toute la ville iſlumination,


bals, ſpectacles particuliers , concerts,
feux d'artifice, galas ; & pendant que
Vander Noot retiré dans ſa maiſon, ne
pouvait plus cntendre les cris de vive
Vander Noot ! vive la Nation ! le bruit
des pétards , les décharges de mouſque
terie tirés de tous les coins de la ville,
I'avertiſſaient encore de ſa gloire , de
l'ivreſſe & de la reconnaiſſance publique.
Walckiers lui avait préparé un grand
ſouper, mais il le refuſa, s'excuſant ſur
la fatigue de la journée : le véritable mo
( 4I )
tif de ſon refus , fut que la Pineau .
n'était pas engagée , & elle exigea de
lui qu'il fît cetre impoliteſſe à Walckiers,
qui n'a pu s'empêcher de lui en témoignet
ſon mécontentement d'une maniere dure,
en lui diſant, qu'ayant ſi long tems fait
les frais de ſa table à Breda, il aurait
cru qu'il lui donnerait auſſi ſon premier
repas à Bruxelles. -

Vander-Noot n'a rien répondu, mais


il a rougi de colere : ces deux homInes
là ne corderont pas long tems enſemble,
l'un a trop obligé pour n'être pas exi
geant ; l'autre eſt trop en faveur pour .
être reconnaiſſant.
Au lieu du grand ſouper de hValc
kiers, Vander - Noot vint manger la
poularde chez la Pineau , après être
ſorti incognito de chez lui ; alors il dé
pouilla le grand homme, il quitta le
maſque du vengeur de la patrie, pour
n'être plus que Vander Noot , c'eſt-à
dire , un vieux pécheur , ivrogne & cra
puleux. Nous n'étions que cinq - Van
der-Noot , Van Eupen, la Pineau,
Marianne & moi. "- * , . -

, Je ne ſalirai pas vos yeux ,


D
y -
( 42 )
neur, du tableau dégoûtant de ce fou
per : ouvrez le plus ordurier de tous .
les livres , cherchez y la deſcription de
l'orgie , non la phus gaie , mais la plus
ſale & la plus crapuleufe , e'eſt celle de
notre ſouper. Je ne puis cependant me
diſpenfer de vous en rapporter un trait
qui vous peindra le Van-Eupen & toute
fon hypocriſie : nous chantions les chan
ſons les plus libres & les plus ordu
rieres ; le tour de Van-Eupen étant
venu , il ſe défendit , en difant qu'il ne
ſavait aucune chanſon, qu'il n'avait
jamais chanté de ſa vie, mais que pour
nous prouver qu'il n'y avait qu'impofſi
bilité & non pas entêtement de ſa part,
il allait nous dire une petite piece de
vers, qui pouvait faire ſuite à mon can
tique, c'était celui de la Madelaine que
je venais de chanter ; il nous déclama
cette piece de vers :
Aux pieds du CHRIsT, humblement proſternée,
- MA D E LA I N E ſe lamentait ;
Sur une gorge autrefois patinée ,
Sa chevelure au gré du vent flottait.
- Oh ! la friponne qu'elle était !
N'eût-on Pas dit, jugeant ſur l'apparence,
Que de bon cœur elle ſe repentait
- ( A3 )
De n'avoir pas plutôt fait pénitence ?
Elle y penſait comme j'y penſe,
Tout en difant ſon peccavi,
Elle lorgnait JEsus d'un œil de complaiſance :
Comme D1E y , diſait-elle, il eſt pure ſubſtance ,
Mais que f.... domme homme, il doit avoir un v...

Je ne ſais de qui eſt cette piece , elle


n'eſt ni de Grécourt, ni de Piron. Je
ne connais rien de plus joliment impie,
mais était-ce Van-Eupen, était ce un
grand pénitencier qui devait me l'ap
prendre ? -

| Vander-Noot m'y porta le défi du


boire , je l'ai mis ſous la table , & lui ai
verſé ſur le viſage la moitié d'un bol
de punch , après avoir bu l'autre moitié
d'un ſeul trait mon pied ſur ſon ventre.
La Pineau dans un coin de la chambre
ſe faiſait tenir la tête par Marianne
pour diminuer les efforts qu'elle faiſait
en payant le droit du trop-bu. Van Eu
pen dormait, ou plutôt faiſait ſemblant
pour mieux nous examiner; car je me
ſuis apperçu que pendant tout le repas
le tartuffe noyait toujours ſon vin,
& jettait la liqueur & le punch ſous la
table. J'étais brûlant ſans être gris , i'a
( 44 )
vais paſſé-une partie de mon feu à Ma
rianne, à côté de laquelle j'étais à table ;
je l'avais échauffée, & nouvelle Erigone,
l'amour & le vin animaient ſes yeux ,
& ſoulevaient ſon ſein par les élans de
ſon cœur ; je vis que l'heure de ſa dé
faite était ſonnée, & quand nous eûmes
relevé de deſſous la table le Francklin
Brabançon, & que nous l'eûmes jetté
ſur le lit de la Pineau , je me gliſſai
dans la chambre de Marianne qui m'y vit
entrer ſans rien dire : cependant quand
Van-Eupen & la Pineau furent couchés,
, elle rentra dans ſa chambre, feignit d'être
, ſurpriſe de m'y trouver, me pria, m'or
donna d'en ſortir, me menaça d'appeller
ſa mere, mais tout cela d'un ton fi doux,
d'un ton ſi bas , que je vis bien qu'elle
ſerait encore plus fachée de mon obéiſ
ſance que de ma témérité : je ne m'amuſai
pas à parlementer ni à capituler; je
fermai la bouche de ma prêcheuſe : par
un baiſer brûlant, & la prenant en même
tems dans mes bras , je la portai ſur le
pied de ſon lit, où j'obtins mon premier
triomphe qui fut délicieux ; pour s'éviter
Ia peine de la défenſe , elle avait feint
".
( 45 )
d'avoir perdu , connoiſſance , & ne la .
reprit qu'à l'inſtant où le ſacrificateur &
la victime conſommaient en même tems
le ſacrifice ; elle m'appella indigne en
me retenant dans ſes bras , laiffa coulet
quelques larmes , en me donnant un bai
ſer tout de flamme ; pour mériter mon
pardon , je renouvellai ſur le champ ma
faute, qu'elle partagea ſans remords :
nous nous abandonnames également à
toute l'ivreſſe de ia volupté, & ne nous
· diſputâmes que l'honneur de faire à l'a
mour la plus ardente libation.
: Cette ſeconde victoire remportée ,
1Marianne ſe rendit à diſcrétion , & pro
voqua elle-même un troiſieme combat en
ſe déshabillant & ſe mettant dans le lit.
J'allais en faire autant ; nouvel athlete,
j'étais dans l'état de nature , brillant
encore d'amour & de courage , lorſque
la - Pineau entra dans la chambre de ſa
fille ; l'état dans lequel elle me vit , la
fit trembier pour Marianne, & en mere
généreuſe , elle la couvrit de ſon corps
pour la ſouſtraire â mes coups ; mais en
femme prudente, craignant ſans doute,
les effets de mon reſpect pour la mater
( 46 )
nité, elle eut ſoin , par un mouvemenr
adroitement mal - adroit , d'éteindre la
feule lumiere qui nous éclairait. Alors,
aidé de l'illuſion de l'imagination , j'im- '
molai la Pineau ſur le corps même de
ſa fille , dont d'une main brûlante je
parcourais les appas , tandis que de l'au
tre je lui faiſais partager les plaiſirs de
ſa mere ; enfin, nageant tous les trois
dans un torrent de volupté, nous pouſ
ſâmes preſqu'en même tems le cri de
victoire, & je ſortis encore vainqueur "
de ce troiſieme combat. La Pineau, ju
jeant à mon état , que ſa fille ne s eou
rait plus de danger bien preſſant , nous
quitta, après nous avoir ſouhaité une
bonne nuit; ſon ſouhait fut accompli ;
quatre fois encore je donnai à Marianne
des preuves de l'amour le plus ferme &
le plus brûlant , & le jour m'arracha de
fes bras, avant que : la laffitude m'en
eût chaſſé.
Voilà, Monſeigneur, comme par la
voie des plaifirs , j'ai atteint le but que
vous m'aviez marqué, & fuis parvenu
à me rendre maître des ſecrets de Van
der Noot, à le forcer à une confiance
( 47 )
fans réſerve; je m'en ſervirai pour vous
faire paſſer les myſteres de ſon admi
niſtration.
Je ſuis avec reſpect , &c.

x ;….<xxxx
SIX I E ME R A P P O R T°

Jacques le Sueur devient le confident


intime de Vander Noot. Ses projets
ambitieux. Le comte de la Marck
paraît ſur la ſcene. Jalouſie de Van
der Noot ; deux partis ſe diſputent
la ſouveraineté ; ligue contre la no
bleſſe & le tiers état. Contre-ligue de
la nobleſſè. Vander Noot & Van
Eupen triomphent , & ſe font déclarer
Excellences. -

De Bruxelles le 27 décembre 1789,

M O N S E I G N E U R,

Après avoir brillé dans les intrigues


amoureuſes de la cour de Vander Noot,
je ſuis jetté dans le tourbillon des affaires
"2
( 48 ) -

de la politique ; je tiens dans ma main


· les rênes de la Belgique, & le deiiin de
cette république naiſſante. Vander Noot
n'eſt plus uii ſimple avocat , c'eſt une
excellence ; l'abbé Van Eupen n'eſt plus
· un pauvre chanoine d'Anvers, c'eſt une
excellence, & j'ai vu l'inſtant où votre
eſpion, Jacques le Sueur, était auſſi une
excellence. Je vais, Monſeigneur , vous
détailler par quelles filieres ont paſſé
Vander Noot & Van Eupen pour ar
river à la toute-puiſſance & devenir les
ſouverains du Brabant , car ils le ſont ,
& c'eſt hier qu'ils ſont montés ſur le
trône. -

Grace à la Pineau dont le crédit aug


mente tous les jours , qui m'aime comme
ſes yeux , & qui, paree que je continue
de coucher tous les ſoirs avec ſa fille,
croit fermement que je l'épouſerai, ce
que je Iui jure tous les jours, je ſuis de
venu le confident, l'ami intime de fon
excellence Monſeigneur Henri Vander
Noot; fi Van Eupen eſt ſon bras droit,
je ſuis ſon bras gauche, & s'il a plus
d'eſtime pour Van Eupen, il a plus d'a
mitié pour moi ; il eſt vrai que j'ai la
complaiſance
| complaifance de le griſer tous les ma
tins, de le fouler tous les ſoirs, de par
• ler filles avec lui , tandis que Van Eu
Pen ne boit que de l'eau rougie, & ne
l'entretient † d'affaires. Son plan eſt
· ſuperbe & de la plus grande hardieſſe ;
il faut que Vander Noot ſoit duc de
· Brabant ou pendu, & de la maniere dont
tournent les choſes , je ne ſais pas le
· quel des deux paris je tiendrais ; d'abord
je regarde la Belgique comme perdue
· pour l'empereur ; jamais ni lui ni ſes .
troupes n'y remettront les pieds; le der
nier Bclge périra plutôt que de redeve
· nir ſujet de Jºſeph II ; ainſi de ce côté,
Vander Noot n'a rien à craindre ; mais
· les plus grands obſtacles à ſa ſouverai
| neté s'élevent au ſein de Bruxelles mê
| me, & ſes ennemis les plus dangereux,
ſont ccux qui l'ont aidé à faire la révo
lution ; à leur tête eſt le comte de la
| Marck ; il porte un nom cher aux Bel
| ges, & la cécité de ſon frere le prince
d'Aremberg le rend le chef de la mai
ſon , la prcmiere de la Beigique , & la
ſeule qui puiſſe prétendre à lui donner
des maîtres , ſi elle ne préfere pas le gou
Tome II. E
- ( 5o ) \

vernement républicain. Je ne doute pas


qu'avec du courage & de l'adreſſe, il ne
vînt aiſément à bout de ſe faire recon
naitre duc de Brabant ; les yeux ſe por
tent plutôt ſur ſon beau - frere le duc
Durſel, que l'on attend d'un jour à l'au
tre : quoi qu'il en ſoit, le comte de la
Marck nous occupe encore plus que les
Autrichiens. ll eſt arrivé à Bruxelles le
I8 de ce mois , le jour même que Van
der Noot y faiſait ſon entrée triomphan
te : on était inſtruit de ſon arrivée, &
malgré l'enthoufiafme qu'inſpirait Van
der Noot , qui ce jour-là fixait tous les
regards, il eut le dépit de les voir ſe
· détourner un intiant ſur le comte de la -
Marck. La garde nationale ſortit au-de
vant de lui, & l'accompagna depuis la
porte d'Aloſt juſqu'à l'hôtel de la du
· cheſſe Durſel ſa ſœur ; il ſe rendit ſur
le champ avec elîe à la comédie, dans
la loge de ſon frere le prince d'Arem
berg, qui eſt vis-à-vis de celle des gou
verneurs généraux, dans laquelle Van
der Noot avait eu l'impudence de ſe
placer. -

Le public en le voyant paraître avec


- /
|
( 51 ) -

la ducheſſe Durſel ſa ſœur , fit retenttr


la ſalle d'applaudiſſemens , & l'on re
marqua que , lorſqu'il ſalua l'aſſemblée
pour lui témoigner ſa reconnaiſſance , il
affecta de ne point ſe tourner du côté
de Vander Noot ; le ſoir il fut ſouper
chez Walckiers avec tous les membres
du comité ſecret , ſouper que Vander
Noot avait refuſé, & quelqu'un ayant
porté la ſanté de Vander Noot, le comte
de la Mai ck la couvrit ſur le champ par
celle du comité de Bruxelles ; on n'a
pas laiſſé ignorer ce trait à Vander
Noot qui ne le lui a pas pardonné.
Le peuple avait été préparé à ſon
retour par deux de ſes lettres répandues
adroitement & avec profufion dans le
public, & inſérées dans tous les papiers
publics. Dans la premiere, adreſſée au
comité de Gand, après s'être plaint avec
amertume du ſilence que Vander Noot
gardait à ſon égard, il diſait :
,, Pour moi, Meſſieurs, qui verſerai
» juſqu'à la derniere goutte de mon ſang
2
» pour recouvrer la liberté de mon pays ,
» & même en faire une heureuſe répu
» blique fédérative, moi qui ne veux .
- - E 2
( 52 )
rien , & à jamais rien pour moi , niº
pour les miens, que'l'honneur de
22 ſervir les Belges, & de contribuer à
la fondation de leur république naiſ
ſante ou à la reſtauration de leur
conſtitution antique libi e, s'ils pré
ferent cet état de choſes ; je déclare
que je ne conſentirai jamais à don
ner mon pays à une autre puiſſance ,
à un autre prince, & même que je
m'oppoſerai de toutes mes forces à
· une révolution qui ne tournerait qu'au
| profit de çuelçues ambitieux ſubal- .
j» ternes & perfides. »
Ces derniers mots déſignaient claire
ment Vander Noot & Van Eupen , &
perſonne ne s'y méprit.
Dans la ſeconde lettre , adreſſée à l'af
ſemblée nationale de France , voici com
me il s'exprimait :
» Je vais profiter de la permiſſion
3» de m'abſenter , que l'aſſemblée natio
y) nale veut bien m'accorder. Puiſſé je
>> trouver l'occaſion d'être utile à mon
3 pays adoptif, la France, & de montrer
à l'atſemblée nationale que je me ferai
J» gloire de porter partout tes leçons,
ſes ſentimens & ſes principes. »
- | ( 53 )
· Ces deux lettres avaient fait la plus
· grande ſenſation, & l'on reçut le comte
· de la Marck comme le la Fayette bra
bançon. . .

Le I9 les Etats de Brabant s'aſſemble


rent pour la prémiere fois, Vander
Noot & Van Eupen s'y rendirent : le
peuple , le même partout , s'était attrou
pé à la porte de Vander Noot pour
lui témoigner de nouveau ſa reconaiſ
ſance ; il defcend , il monte dans ſa voi- .
ture, & ordonne au cocher de le con
- duire aux Etats , un affidé de la Pineau
- fait la motion de dételer les chevaux
|| de ſa voiture, & de les traîner aux Etats,
| La propoſition eſt acceptée avec enthou
ſiaſme, déjà on ſe diſpoſait à dételer les
:| chevaux, Vander Noot le plus orgue
leux de tous les hommes les regardait
, faire avec complaiſance , ſe rappellant
qu'en 1787, il avait lui-même rendu
cet honneur aux gouverneurs-généraux ,
& leur avait ſervi de cocher , mais van
Eupen plus fin que lui , qui veille ſans ,
ceſſe ſur lui , le pouſſa · vivement, &
| iui fit voir l'inconſéquence de ſe prêter
- E 3 *

- -
( 54 )
à une pareille folie, dont tout le ridi
cule retomberait ſur eux ; Vander Nooe
vaincu par ces raiſons, remercie le peu
pie, commence par le prier doucement
de ſe retirer , lui déclare qu'il ne don
nera pas le ſpectacle de la ſervitude la
plus abjecte dans une ville libre, &
voyant que le peuple ne l'écoute pas ,
extrême en tout & colere , il deſcend
de voiture , donne un coup de poing
dans l'eſtomac d'un de ces trop obligeans
·ſatellites, & lachant des f. & des b., il
écarte le peuple qui reſte la bouche béan
te, incertain s'il doit applaudir ou huer
cette groſſiereté républicaine , & très
étonné du genre d'éloquence de ſon dé
moſthene. #

C'était la premiere fois que ſe raſſem


blaient les Etats de Brabant, depuis qu'ils
avaient été ſupprimés par l'Empereur ;
il fallait un chancelier , le comte de la
Marck eut le crédit de faire nommer M.
Delmalmol à la place de M. de Crum
_Piven, & les avocats Mori & Moſſèl
man, conſeillers. Ces trois hommes n'é
taient point créatures de Vander Noot,
auſſi fut-il furieux de leur nomination,
( 55 ) /
il reçut encore une ſeconde mortification,
ee fut de voir malgré lui & ſon oppoſi
tion le tiers-Etat fiéger & délibérer avec
les deux autres ordres, il rentra chez
lui furieux , & jura qu'il rendrait plu
tôt le pays à l'Empereur, que de laiſ
ſer le comité de Bruxelles maître des
élections.
· L'après-midi nous tînmes chez Van
der Noot un confeil ſecret compoſé de
vingt-deux perſonnes.
Je vous en envoye la liſte, pour que
vous puiſſiez l'apprécier. -

La Pineau, préſidente. N
Vander Noot. ,

Van Eupen.
• J. le Sueur, ſous le nom du baron de
Bamberg.
L'Archevêque de Malines.
Son ſecrétaire l'abbé du Vivier.
L'Evêque d'Anvers.
Les abbés de Tongerloo ,
de S. Michel,
du Parc,
de Grimbergh ,
de S. Bernard , ·
de Gembloux , · · ·

|
( 56 ) - !

L'abbé de Vlierbeck. • , '


Le baron d'Howe. · · ·
· Vander Hague. . - -

| Le comte de Lîmminghe. ,
Le comte de Loretan.
M. Baillet Gewes.
, La Pineau avait fait entrer à ce co
mité ſecret trois ſcélérats ſubalternes,
qui lui font tout dévoués , & prêts à
commettre indifféremment toutes les baſ
feſſes ou tous les crimes pour un mor- .
ceau de pain ; c étaient Françuen, Van
Hamme & Deslondes ; on arrêta dans, *
ce conſeil ſecret. 1°. De retenir l'au
torité dans les mains du clergé 2°. D'é
craſer les maiſons de Ligne, d'Arem
berg & Durſel, les ſeules qui euſſent
des droits ou des prétentions à la ſou--
veraineté ; 3°. De maintenir l'ancienne
conſtitution dans tous les les points; 4°.
De ne pas ſouffrir l'adjonction du tiers
Etat ; 5°. D'empêcher toute innovation .
& ſurtout ce qui pourrait ſe rapprocher
de l'aſſemblée nationale de France ; 6v.
Enfin d'anéantir le comité ſecret de
Bruxelles, de lui reprendre tout pou
voir, & de proſcrire toute aſſemblée
-,
*, ' ( 57 )
particuliere , ſous quelque dénomination
qu'elle fût formée, -

Après avoir arrêté ces fix articles, on


ſe partagea les places & le pouvoir ſou
verain, & l'on convint que Vander Noot
ſerait miniſlre & agent plénipotentiaire
des Provinces belgiques ; Van Eupen,
ſecrétaire d'Etat ; l'évêque d'Anvers ,
préſident des Etats ; le baron d' Hotves,
préſident du conſeil de guerre ; Vander
Hague, commandant de la place ; Fran
quen , ſur ſa demande, lui fut donné pour
adjoint avec le titre de major ; Deslon
des & Van Hamme furent choiſis pour
être les exécuteurs des hautes œuvres ,
déclarés chefs de meute ; on me pro
poſa différentes places, mais je les re
fuſai toutes , promettant ſeulement de
ſurveiller Franquen, Deslondes & Van
Hammes, & de me porter partout où
l'on me croirait néceſſaire pour le bien
& l'avantage du comité. Je vais à pré
fent vous donner quelques notes ſur cha
cun des membres de ce comité. Vous
connaiſſez déjà Vander Noot , Van Eu
pen & le Cardinal. Je vais vous faire
paſſer les autres en revue,
( 58 )
L'évêque d'Anvers eſt l'ame de la
théocratie belgique, il eſt ſubjugué par -
une ſeconde Pineau , avec laquelle il
vit publiquement : cette femme le mene
par le nez , il en a pluſieurs enfans. La
Pineau m'a promis de me raconter ſon
roman amoureux, & ſur le champ je vous
le ferai parvenir.
L'abbé de Tongerloo eſt auſſi riche
que bête, & c'eſt dire immenſément,
on ne peut pouſſer plus loin le fanatiſme
& 1'orgueil. -

L'abbé de Grimbergh eſt un ſecond


jVan Eupen, mais avec moins de génie
& d'impudence : la Pineau m'a promis
également une hiſtoire ſcandaleuſe de ſes
amours avec ſa niece.
L'abbé de S. Bernard eſt un moine
abruti par le vin , aiufi que celui de
Vlierbeck.
Celui du Parc joue le politique , &
diſpoſe à ſon gré des trônes & des cou
ronnes ; il eſt cependant ſi ignorant qu'il
ne ſait point de différence entre l'océan
& la méditerranée , qu'il croit qu'A
lexandre & Céſar, Louis XIV & Crom
*el étaient contemporains. .
( 59 )
Les autres abbés n'ont pas un ſeul
· trait de caractere, ce ſont des moines
dans toute l'étendue du terme, c'eſt-à
dire des automates, buvant , mangeant
& digérant.
Le baron d'Howes eſt au phyfique &
au moral l'être le plus meſquin que je
connaiſſe.
· Le Vander Hague a le cœur auffi
plat que la bourſe, & couvre ſa nullité
du maſque de l'impudenee.
Le comte de Limminghe eſt pauvre,
ſans eſprit, mais fourbe & méchant : à
la férocité du tigre, il joint la bêtiſe
de l'âne, & la timidité du daim : c'eſt
un animal que la faim rend furieux ,
mais qu'on apprivoiſe avec un morceau
de pain ou un bâton.
Le Baillet Gewes eſt le génie de ce
comité : ſes dehors ſont ſéduiſans , il a
de l'eſprit, de l'amabilité, de la poli
teſſe, des manieres , mais il eſt faux
comme judas, & joue l'homme de con
ſéquence. -

| Le comte de Loretan eſt Français


de naiſſance ; il a fait à Gand un ma
riage qui lui donne quatre-vingts mille
( 6o ) '
livres de rente ; il eſt cependant ſi avare ,
que ſon frere qui eſt un très pauvre ca
det, a eu toutes les peines du monde à
ſe faire payer ſa légitime , qui ſe mon
tait à I8oo livres de rente. Il eſt riche,
craſſeux , mauſſade & borné. -

Faites un compoſé de tout ce que la -


nature a formé de plus vil & de plus
dégoûtant, joignez enſemble le fiel & la
boue, amalgamez la lâcheté, l'impu
dence, la baſſeſſe & la férocité , formez
en trois cœurs , ce ſeront ceux de Fran
· çuen, de Deslondes & de Van Hamme,
les trois ſcélérats , les plus bas que j'aie
jamais connus. - -

, , Tels ſont, Monſeigneur, les mem


, bres qui compoſent le conſeil ſecret de,
Vander Noot.
D'après notre arrêté , nous nous ré
pandîmes dans la ville, & notre premier
ſoin fut de décrier le comité ſecret en
- général & en particulier, d'en repré
ſenter tous les - mcmbres : comme autant
. de démagogues qui ſous le prétexte de
- prendre les intérêts du · peuple, ne cher
- chaient qu'à s'emparer de l'autorité ab
' , ſolue ; & qui, imbus de tous les prin
cipes
-
f( 61 )
cipes du galliciſme , voulaient former
une aſſemblée nationale, pour détruire
la ſainte religion & s'emparer de tous
les biens eccléſiaſtiques.
Il n'eſt pas de peuple plus ſtupide,
plus borné , plus changeant dans ſes
opinions qne lc Bruxellois ; il eſt tou
jours prêt à renverſer l'idole qu'il ado
rait la veille , il a la lourdeur & l'é
tourderie du hanneton , & n'eſt conſiant
que dans un ſeul point, ſon monachiſ
me. Nous n'eûmes donc point de peine
à détruire la faveur du comité ſecret ,
& dès le lendemain nous eumes la har
dieſſe de répandre avec profuſion dans
les endroits publics cet avis ſéditieux :
» Le peuple brabançon déclare qu'ayant
» combattu pour ſes privileges & ſes
» droits , il ne reconnait pas d'autres
» repréſentans de la ſouveraineté , que
» les ordres du Clergé , de la Nobleſſe
» & du Tiers Etat; que rien ne peut
» exiſter que par le concours de ces
. »» trois corps qui ne doivent en faire
» qu'un ſeul , que ſi quelqu'un s'ingere
» à vouloir former ou continuer de for
- » mer des comités d'un genre ou autre ,
Tome II. ...3
( 62 )
» s'ils ne ſont choiſis par leſdits repré
» ſentans de la nation , qu'il ait à s'en
» écarter ſous l'eſpace de quarante huit
» heures , ou bien le peuple brabançon
» indigné ſaura lui faire ſentir le poids
» de ſa colere. Ainſi, plus de comité ;
» mais des commiſſions légitimement dé
« léguées par nos repréſentans , des tro1s
» ordres. Que l'un avertiſſe l'autre. »
L'effet de cet avis ſurpaſſa nos eſpé
rances, le peuple crut bonnement l'avoir
dicté, & dans les 24 heures, tous les
membres du comité ſe retirerent, & nous
laiſſerent ſans cômbat le champ de ba
taille, nous abandonnant toute autorité
ſouveraine & municipale.
Cependant les bons citoyens, le pe
tit nombre des gens éclairés , devinerent
le projet de Vander Noot, & trop pru
dens pour s'y oppoſer ouvertement, ils
formerent une contre-ligue, pour veiller
à la ſûreté publique dans le filence, &
oppoſer, quand il ſerait tems, une digue
redoutable à l'ambition de la théocratie.
Cette contre-ligue prit le titre mo
deſte de Société patriotique , & s'aſſem
bla ſur le Parc à l'hôtel du prince de Gal
( 63 )
les. Elle ſe forma des débris du comité
ſecret de Bruxelles & de la haute nobleſ
ſe. Vonck en fut élu préſident, Walc
lkiers en eſt le bras, mais il lui manque
un chef, le comte de la Marck a ſenti
qu'il n'avait pas aſſez de poids pour en
impoſer au peuple & à la nation, & l'on
a député courier ſur courier au duc Dur
ſel, qui eſt en route pour ſe rendre à
Bruxelles ; ainſi nous avons dans ce mo
ment deux partis bien marqués dans
Bruxelles , mais hier celui de Vander
Noot a complettement triomphé, & les
démocrates, c'eſt ainfi que nous nom
mons les membres de l'aſſemblée pa
triotique, ſont ſous nos pieds. Ce fut
hier 26 que le coup de mort leur fut
porté: les Etats de Brabant s'aſſemble
rent pour la ſeconde fois , mais nous
avions fi bien diſpoſé les eſprits, que
perſonne n'a oſé bouger. Vander Noot
s'eſt fait déclarer agent plénipotentiaire
de la nation belgique, avec le titre
d'Excellence ; Van Eupen avec le mê
me titre eſt ſecrétaire d'Etat ; l'évêque
d'Anvers eſt préſident des Etats ; le ba
ron d'Howes, préſident du conſeil de
F 2
- ( 64 )
guerre ; Vander Hague , commandant de
Bruxeiles, le Franquen, major de Bruxel
les, l'abbé de Tongerloo , ſupérieur ſpi
rituel de toutes les troupes belgiques,
& M. d'Jonghe créature de Vander Noot,
conſeiller au conſeil ſouverain , a été
nommé Penſionnaire de la ville.
Voilà le réſultat des réſolutions pri
ſes dans cette fameuſe aſſemblée. -

I°. Que la ſouveraineté exercée ci


· devant par le Duc , ſera dorénavant
exercée par les trois Etats de Brabant.
2°. Qu'en ſus la conſtitution de cette
province reſtera intacte dans tous ſes
points, -

3°. Que le conſeil de Brabant retien


dra toutes ſes prééminences, droits &
prérogatives.
4°. Que tous les membres des Etats,
des tribunaux , & tous ceux qui poſſe
dent quelques charges dans le Brabant ,
prêteront ſerment d'obſerver ſtrictement
l'ancienne conſtitution dans tous ſes
points.
Les Démocrates ſont écraſés ; tout le
pouvoir eſt entre les mains de Vander
Noot, de Van Eupen & de l'évêque
d'Anvers, ils forment le triumvirat.
( 65 )
Il eſt évident qu'à partir de ces arrê
rés , le peuple n'eſt rien, & que les
" prêtres & les nobles ſont tout. On ſe
révolte contre cette doctrine , l'on dit
tout bas que ce n'était pas la peine de
verſer tant de ſang, pour mettre Van
der Noot, Van Eupen, & l'évêque d'An
vers à la place de Joſeph II.
Tous les bons eſprits, les ames no
bles, fortes, élevées, échauffées par le
voiſinage de l'aſſemblée nationale de
France , voudraient l'imiter & régénerer
la nation belgique , mais elle n'eſt pas
encore mûre, elle eſt encore dans l'en
fance ; & le haut clergé, tout-puiſſant
dans ces provinces, ſe gardera bien d'y
laiſſer pénétrer la lumiere ; on inſinue
au peuple dans les ehaires, dans le con
feſſional, dans tous les lieux publics,
qu'il ne faut rien innover, que la conſ
titution belgique eſt un chef d'œuvre de
politique, & le gage aſſuré du bonheur
des Belges ; on excite fa défiance & ſon
averſion pour tous les comités particu
liers ; il ne reconnait que les Etats, &
les Etats ſont dominés par
-
#,º
F
( 66 )
& les abbés : de tout tems ils y ont eu
une prépondérance marquée , & elle eſt
encore phus forte dans ce moment, puiſ- '
que ce ſont eux qui ont fait la révolu
tion , & qu'ils ne l'ont faite que pour
eux. Hs ont dans les mains l'argent, &
ce qui vaut autant, & même plus, ſur
l'eſprit des Belges, le pouvoir de la fu
perſtition, & au beſoin le don des mi
racles. -

| Voilà , Monſeigneur, l'état dans le


quel ſe trouve la Belgique, j'ai bien peur
que le Belge , après avoir recouvré ſa
liberté par la diviſion des miniſtres de
I'Empereur, ne la perde par la méſin
telligence de ſes chefs ; je vais ſuivre
tous , leurs mouvemens ſecrets, j'aurai
P'honneur de vous en inſtruire, à moins
· que, regardant la révolution comme ter
minée , vous ne me rappelliez. J'atten
drai vos ordres pour quitter le Brabant ,
ſur lequel je vois cependant un nouveau
nuage s'élever.
' Je ſuis avec reſpect &c.
( 67 )
•ººººººººoºeºeºeº - r.
S E P T I E M E R A P P O R T.

· Guerre ouverte entre les ariſtocrates &


les démocrates : Valckiers forme une
compagnie , l'abbé de Tongerloo leve
un régiment , plaiſante aventure d'un
bâtard de l'évêque d'Anvers ; amours
de l'évéque d'Anvers & de Madame
Cognau ; arrivée des ducs Durſel &
d'Aremberg à Bruxelles; le duc Dur
ſel ſe déclare chef du parti démocra
'tique; il ſe retire des états ; lettre
du prince de Ligne; van der Merſch
vient à Bruxelles ; ſa réception ; ef
forts innutiles de Vander Noot pour '
le ſéduire , ilſe décide pour les démo
crates ; le Sueur va à Namur avec
Vander Noot; entrevue de Vander
Noot & de van der Merſch; premiere
tentative des démocrates ; danger de
Vander Noot; le Sgeur le ſauve;
prcmier coup manqué , mort de l'emi
pereur; quel effet elle produit ; Van
der Merſch vient incognito à Bruxel
( 68 )
les : conſeil ſecret chez le duc Durſel ;
le Sueur y ajiſte ; il trahit Vander
Noot; Walckiers leve le myque ;
humiliation de Vander Noot; triom
phe de Wulchiers ; ſecond coup man
que.
De BruxelIes le premier mars 179o.

M o N s E 1 G N E U R,
-

!
Peu s'en eſt fallu que, grace à moi,
le peuple brabançon n'ait joué hier à la
lanterne, & que LL.EE. Henri Vander
Noot & Van Eupen n'en aient été les
premiers acteurs : cette nouvelle ne vous
ſurprendrait pas beaucoup, mais ce qui
vous eût étonné, c'eût été d'apprendre
que c'était Jacques le Sueur qui avait
filé leur corde; c'eſt cependant la vérité
pure , j'avais tout préparé pour un ſi
beau coup de théâtre, mais Walckiers
l'a fait manquer ; prêt de toucher le
but , il s'eſt trouvé ſans énergie , il a
perdu le fruit de deux mois de travaux
employés à ourdir ſa trame, & Vander
Noot & Van Eupen ſont ſanvés,
( 69 )
Bruxelles eſt dans un moment d'anar
chie & de déchirement ; il eſt preſqu'im
poſſible de deviner quel ſera le dénoue
ment de la farce qui s'y joue : hier les
démocrates ont triomphé ; mais ils n'ont
pas ſu écraſer leurs ennemis : ſix pintes
de ſang ſuffiſaient pour changer la face
des provinces belgiques ; les démagogues
n'ont pas oſé les répandre, & peut-être
avant quinze jours s'en repentiront ils ,
& m'entraîneront ils dans leur chûte.
- La guerre eſt ouverte entre les ariſto
crates & les démocrates ; Vander Noot ,
les Prêtres & les Etats combattent pour
l'ancienne conſtitution ; la nobleſſe &
tous les citoyens éclairés en demandent
une nouvelle & l'aſſemblée nationale à
l'inſtar de celle de France ; Vander
Noot ſolde tous les journaliſtes & écri
vains des pays bas , calotins de profeſ
ſion , pour décrier toutes les opérations
françaiſes ; ils ne ceſſent de répéter au
peuple : plutôt mille fois le deſpotiſme,
Jyeph II, d'Alton , Trautmansdorff,
que la philoſophie des Mirabeau, des
Barnave & des Robertspierre. Vander
Noot ne marche plus qu'entouré de cha
#
O N
noines & d'abbés # il entre dans
une égliſe, le doyen, la mître en tête,
vient le recevoir à la porte, lui pré
ſente l'eau bénite, & le conduit au chœur,
où il lui donne la bénédiction excluſive
du ſaint Sacrement des miracles. Il ap
pelle l'évêque d'Anvers l'Auguſtin, le
Tertulien de ſoi, ſiecle; & le ſaint Pré
lat ne manque pas de lui ripoſter ſa ſa
lutation en le nonmant le Brutus bel
gique : ce Brutus cependant , n'eſt rien
moins que populairc ; il s'eſt déclaré
ouvertement contre le tiers Etat , & cet
avocat - trouve la Joyeuſe Entrée bien
| ſupérieure à notre déclaration des droits
de l'homme & notre conſtitution. .
| - La mort de l'Empereur que nous ve
nons d'apprendre, a été pour les deux
partis le ſignal du combat; cette mort
, a produit ici deux effets bien contraires ;
Vander Noot & les moines, en la re
gardant comme une punition de Dieu,
ne ſont que plus déterminés à conſerver
leur ſouveraineté ; la nobleſſe au con
traire, regardant les fautes comme per
ſonnelles, dit que Joſeph FI emporte
au tombeau & ſes crimes & ſa punition P ,
- | ( 71 ) * .. • -

& • que ſi ſon ſucceſ


ſeur rend à la nation ſes privileges vio
lés , la nation ne peut ſe refuſer à le
regarder comme ſon légitime ſouverain.
Telles ſont , Monſeigneur , dans ce mo
ment les diſpoſitions des deux partis,
qui ne tarderont pas à armer les ci
toyens contre les citoyens : déjà deux
chefs des deux factions font ouvertement
leurs préparatifs guerriers ; le vicomte
de Walckiers ſous le prétexte de for
mer une ſeconde compagnie du ſerment
de S. Sébaſtien , enrôle ſous ſes dra
· peaux 5oo volontaires dévoués à ſes or
dres, & prêts à exécuter ſes moindres
volontés ; comme ſa fortune eſt confidé
rable , il les habille , les nourrit , &
leur donne une ſolde ſupérieure à tous
les autres aorps, de ſorte qu'il les écréa
me. De ſon côté l'abbé de Tongerloo
ne s'eſt pas tenu au ſimple titre de ſu
· périeur eceléſiaſtique de toutes les trou
pes belgiques, il a arboré le cafque, &
a levé a ſes frais deux régimens, l'un
de cavalerie , l'autre d'infanterie ; il a
, confié le commandement de celui d'in
fanterie à un mauvais ſujet chaſſé de
2 ) -

France pour ſes # nommé ,


de Lor, qui ſe fait appeller le cheva
lier de Montejauieu ; on ne rencontre
que de ces aventuriers qui viennent of
frir leurs épées à l'illuſtre Vander Noot ; "
malheureuſement la qualité de français
eſt un titre d'excluſion pour eux. A ce
fujet il eſt arrivé un trait aſſez ſingu
Iier à l'un d'eux, nommé Rouvroi, an
cien laquais de la du Barry, qui s'eſt
fait officier & gentilhomme en Hollan
de , & croupier de banque à Spa , où il
a ſéduit une jeune Demoiſelle fort riche
* & l'a , épouſée malgré ſes parens. Ce
Rouvroy ne ſachant où donner de la
tête , s'eſt aviſé de haſarder la réjouiſ
:ſance , en courant la fortune des pre
miers patriotes révoltés, & comme c'eſt
un hableur , & un excellent joueur de
gobelets, les bons Brabançons l'ont pris
· pour un héros, & l'ont déelaré major de
leurs troupes ; mais l'eſcamoteur les a
- lachement trahis au premier feu, en les
abandonnant au ſabre autrichien ſous les
: murs de Dinant ; il s'était enfui à Gi
- vet, où le commandant l'a fait mettre
· en priſon ; au bout de deux mois il en
- eſt
( 73
eſt ſorti, & # le- ſuccès mira
culeux des patriotes, il s'eſt rendu en
poſte à Namur, pour reprendre ſon rang
de major ; mais les patriotes trahis n'ont
plus voulu le reconnaître & l'ont chaſſé
ignominieuſement.
Rouvroy n'a pas perdu courage, il .
eſt venu à Bruxelles , s'eſt préſenté chez
S. E. Henri Vander Noot avec un mé
moire juſtificatif, dans lequel iI préten
dait avoir mérité des récompenſes au
lieu de reproches.
Vander Noot infiruit par la voix pu
blique, de ſa trahiſon , a refuſé d'écou
ter ſa juſtification ; alors le ſaltimban
que lui a joué un tour de gobelet; il
lui a déclaré qu'il aimait mieux mourir
que de vivre ſans l'eſtime d'un grand
homme, & qu'il allait lui montrer qu'il
ne craignait pas la mort. En même tems
il a tiré ſon épée, il en a appuyé le
pommeau contre la muraille, & en pré
ſence de trente perſonnes qui étaient à
1'audience de ſon Excellence , il s'eſt
précipité ſur la pointe de ſon épée de
toute ſa force : tous les aſſiſtans effrayés
ent cru qu'il était percé , mais le drôle .
Tome II.
- ( 74 )
n'était pas fi dupe. Il portait à fa bott
tonniere le portrait de Vander Noor
en guiſe de croix ; il a habilement fixé
| la pointe de ſon épée ſur cette médail
le , & fe précipitant avec force ſur la
lame, il l'a fait ſauter en trois éclats ;
tout le monde a regardé ce tour de gi
beciere comme un vrai miracle , & le
portrait du grand homme comme une
ſainte relique ; Vander Noot lui-même
ſlatté de cette idée ſublime, & ne cher
chant qu'à l'accréditer , a tendu la main
à Rouvroy , l'a reconnu pour un bon &
loyal chevalier , l'a renvoyé à l'armée
patriotique avec le grade de major gé
néral, & injonétion à tous les officiers
de lui porter reſpect , de lui obéir, &
de le regarder comme un guerrier pré
cieux à la patrie & cher au ciel même.
J'étais témoin de ce fait, & le ſoir en
ſoupant avec ce Rouvroy , je lui ai dé
montré clairement que je n'avais pas
été la dupe de ſon eſcamotage.
Un autre trait auſſi plaiſant a donné
un capitaine à l'abbé de Tongerloo.
Il y avait grand gala chez la Pineau,
nous étions neuf à table : l'évêque d'An
~~ ~~~~
|
|

- --
---
· ( 75
vers, Madame Cognau l,
maîtreſſe , fem
me de quarante ans , encore fraiche &
aimable , Madenoiſelle Julie ſa fille,
âgée de ſeize ans , jeune perſonne char
mante, & déjà initiée au culte de l'a
-|
mour, l'abbé de Tongerloo, la Pineau,
Marianne, vander Noot, van Eupen &
moi ; nous étions au deſſert , le cham
pagne écumait , tantôt ſous la main po
telée de Madame Cognau, tantôt ſous
les doigts bénis de Monſeigneur l'évê
que d'Anvers, déjà le Vander Noot en
tonnait ſes chanſons érotiques coupées
par ſes hoquets bacchiques, déjà les
mains libertines commen aient à s'éga
rer, lorſqu'on nous annonça un jeune
cordelier qui venait faire la quête pour
ſon couvent ; on le fit entrer pour s'en
amuſer, car c'eſt une remarque que j'ai
faite partout, ce ſont toujours les pré
lats ou les riches bénéficiers qui ſe font
un plaifir d'humilier la robe monacale »
& de lui inſulter ; ce fut auſſi l'évêque
d'Anvers qui inſiſta pour.qu'on le fît en
trer afin de le griſer. Nous applaudî
mes tous à ſon idée , en nous préparant
à bafouer le petit frere-lai ; mais en le
- G 2,
( 76 )
voyant un tcrdre intérêt changea nos
diſpoſitions à ſon égard ; je n'ai rien vu
de ma vie de plus doux , de plus char
mant que ce petit frere, il ſemblait réa
liſer la fable de l'Amour Quêteur. C'é
tait ce dieu charmant ſous le froc d'un
cordelier ; nous pouſſâmes tous en Ie
voyant le même cri d'étonnement , nos
femmes ne ſe laſſaicnt pas de l'admirer,
de flatter le duvet de ſes joues, d'ad
mirer la blancheur de ſa peau, d'en tâ
ter la douceur ; le petit frere ſe prêtait
à leurs careſfes d'une maniere à nous
faire juger qu'elles ne lui étaient point
étrangeres. Parbleu , dit la Pineau, nous
ne ſommes que quatre femmes, vous êtes
cinq hommes , la partie n'eſt pas égale ;
il me vient une idée : habillons le petit
frere en fille , je gage qu'il ſera char
mant, nous le donnerons à van Eupen,
qui ſeul n'a point de compagnie ; effec
tivement hors van Eupen nous étions
tous appareillés ; ſa ſainteté l'évêque
d'Anvers avec Madame de Cognau, l'abbé
de Tongerloo avec Mademoiſelle Julie ſa
fille , vander Noot avec ſa vieille Pi
#eau, & moi toujours fidele à ma petite
»
( 77 )
Marianne, que toute la compagnie con
naiſſait pour ma maîtreſſe, & regardait
comme ma prétendue. Van Eupen ſeul
reſtait les mains vuides. -

On applaudit donc avec enthouſiaſme


à la propoſition de la Pineau ;nos qua
tre femmes ſe leverent , paſſerent avec
le jeune frere dans le cabinet de Mar
rianne, & l'habillerent en fille , non ſans
égarer plufieurs fois leurs mains ; au bout
d'un quart-d'heure elles le ramenerent ,
& fi bien métamorphoſé, que nous héſi
tions à le reconnaître ; on le fit aſſeoir
à côté de van Eupen qui , contre ſon
ordinaire , ſe dérida , & S'enflamma au
point que je lui dis à l'oreille : ah b...
de jéſuite , voilà qui vaut bien Sophie !
vous penſez rire, me répondit-il tout bas,
mais je veux mourir ſi je ne crois pas
la voir. -

La vue de notre nouveau convive ,


les careſſes dont l'accablait van Eupen,
& auxquelles il ſe prêtait de bonne gra
ce, tout augmenta ' notre gaieté , & la
porta juſqu'au délire; on ne voyait plus
que bouches amoureuſement collées les
unes contre les autres , ou recevant en
G 3 -

|
-
\ ( 78 )
tre deux levres brûlantes, le champagne
& le tckai. --

Enfin , dans l'intervalle qui ſépare le


moka des vins d'Eſpagne & de Hongrie ,
l'idée vint à Madame Cognau de s'in
former quel était le charmant frere
qu'elle dévorait des yeux, & pour lequèl
elle éprouvait le plus tendre ſentiment.
Nous applaudîmes tous à fa eurioſité, &
ayant formé un cercle autour du jeune
frere, il commença ainfi ſon hiſtoire :
Je ſuis un enfant inconnu de l'amour,
abandonné par mes parens à l'inſtant
même de ma naiffance. - Comrnent , dit
Madame Cognau un peu émue, vous ne
connaiſſez pas ceux de qui vous tenez le
lour ?
Alexis. Non ; Madame , j'ai ſu ſeu
lement que j'étais le fruit d'un amour
que l'himen n'avait pu couronner, &
qui me rendit à la providence qui ne
m'a point abandonnée. -

Mad. Cognau. Et dans quelle ville vi


tes vous le jour ?
Alexis. Dans la ville d'Anvers. . -

Mad. Cognau. En quelle année ? .


Alexis. Dans l'année 1773.
K.

9 )
Mad. Cognau. Savez-vous dans quel
mois, à quelle date ? A- #

Aleris. Oui, Madame, c'était le pre


mier avril. -

Mad. Cognau. Quel nom vous donna


t-on ? -

Aleris. Alexis; c'eſt celui que je


rte encore.
Dans ce moment Madame Cognau
renverſe le guéridon ſur lequel on allait
ſervir le café , ſe précipite ſur le petit
frere, le ſerre dans ſes bras , en s'écriant,
c'eſt mon Aleris ; c'eſt mon fils, c'eſt
le fruit de mes premieres amours. Voilà
ton pere, voilà ta ſœur, lui diſait-elle,
en lui montrant Mademoiſelle Julie &
le ſaint évêque d'Anvers : ce digne pré
lat n'étouffa pas le cri de la nature ;
il prit Alexis dans ſes bras, il le ſerra
eontre ſon ſein , il laiſſa même couler
quelques larmes de ſenſibilité , que je
trouvai ſublimes , verſées par un ecclé
ſiaſtique,
Mad. Cognau. Tu as une eroix mar
quée au deſſous du teton gauche ? "
Alexis. Oui, la voilà : en même tems
( 8c )
il nous découvrit un eſtomac auffi blanc
que l'albâtre.
Mad. Cognau ne ſe laſſait pas d'ad
mirer ſon fils , de le couvrir des plus
tendres careſſes ; Julte partageait ſes teri
dres ſentimens, & rien n'était plus dé
licieux à voir que le charmant Alexis
dans les bras de l'aimable Julie. ,

, On ne s'occupa plus que d'Alexis ;


il fut bien vîte décidé qu'il jetterait aux
orties ſon froc de cordelier , & comme
on était embarraſſé de ce qu'on cn ferait,
j'en fais un eapitaine, s'écria l'abbé de
Tongerloo, & je lui donne un eſcadron
dans mon régiment. Mad. Cognau lui
ſauta au cou de joie ; le ſaint évêque lui
ſerra la main que lui baiſa reſpectueuſe
mentAlexis;ſur le champ on envoya cher
cher le tailleur du régiment, à qui l'on or
donna un habit d'ofiicier pour le lende
main ; ce fut ainſi que l'abbé de Tonger
loo fit ſon premier officier, car ſon ré
giment n'était encore qu'in petto.
L'hiſtoire du jeune Alexis ne nous
donna que plus d'envie de connaître celle
de ſes illuſtres parens. Nous l'avouâmes
( 81 )
à Mad. Cognau , qui , ſans ſe faire prier,
ſatisfit ainſi notre curioſité. -

Née d'une famille qui tient encore un


rang diſtingué dans une des premieres
villes du Brabant , vous me permettrez
de vous cacher mon véritable nom : c'eſt
le ſeul ſecret que j'ai fait vœu de gar
der toute ma vie , que Julie elle-même
ignore, & qu'elle n'apprendra , ainſi que
mon cher Aleris, que lorſque la mort
aura fermé mes yeux ; je perdis mon
pere que j'étais encore au berceau ; ma
mcre qui était riche , jeune & jolie ,
ne manqua pas de conſolateurs ; avant
l'année de ſon deuil expirée , elle avait
déjà formé de nouveaux nœuds avec un
jeune chevalier qui l'avait aimée du vi
vant de mon pere ; elle fut une ſeconde
fois mere ; mais plus heureuſe , elle mit
au jour un fils qui en venant au monde,
m'enleva le cœur & les careſſes de ma
mere ; toute ſa tendreſſe fut pour mon
frere ; bientôt je ne fus plus pour elle
qu'un objet indifférent, & cette indiffé
rence fut pouſſée juſqu'à la haine , lorſ
que mon frere devenu un peu plus grand,
& abuſant de l'empire qu'il avait ſur ma
- ( 82 )
mere, devint mon tyran; fes eapriees
furent pour moi des loix ; tels ridicules -

qu'ils fuſſent, j'étais obligée de m'y fou


mettre pour me ſouſtraire à ſes mauvais
traitemens", à ceux de mon beau
pere & de ma propre mere. Elle eut la
cruauté de me refuſer même la grace
que je lui demandai de m'enſevelir dans
un cloître, ſous le prétexte affreux qu'A
lexandre, c'était le nom de mon frere ,
avait beſoin de quelqu'un pour l'amuſer.
• Objet continuel de douleur, je n'avais
pas même la confolation d'infpirer la
pitié ; mon exiſtence était ignorée de
toute la nature ; les parens de mon pere
brouillés avec ma mere depuis ſon ſe
cond mariage , m'avaient oubliée , & les
étrangers qui venaient à la maiſon, ne
voyaient en moi qu'une des gouvernan
tes du jeune Alex andre , & ne pouvaient
ſoupçonner que je fuſſe ſa fœur, puiſ
qu'il m'êtait défendu de lui donner le nom
de frere , & d'appeIler ma mere autre
ment que Madame : ce fut ainſi que je
paſſai les dix-ſept premieres années de
•MI13l VIC. . - . -. . . - , . - • • •• •• - -

Si le chagrin changeait les traits ,


- ( 83 )
j'aurais fans doute été affreufe, mais ,
en dépit même de ma mere, ils ſe dé
veloppaient tous les jours, & tandis que
ceux d'Alexandre devenaient affreux,
que ſes yeux ſe tournaient, que l'épine
de ſon dos ſe courbait , ma taille s'élan
çait , mes yeux ſe fendaient en s'ani
mant, & de jour en jour je devenais
plus jolie ; ma beauté fut un crime de
plus ; il ſemblait à ma mere que la na
ture ne me la prodiguait qu'aux dépens
de ſon cher Alexandre, & dès-lors je
fus tout à-fait confinée dans une petite
chanbre iſolée au bout d'un long corri
dor, ne voyant plus qu'une vieille ſer
vante qui m'avait élevée , & qui ſeule me
conſervait de l'amitié.
Vous croyez peut-être que la vie que
je menais était douloureuſe ; hélas! je
puis le dire, jamais je n'ai paſſé des
momens plus délicieux ; la fenêtre de ma
chambre donnait ſur le jardin d'un ſémi
naire, je plongeais ſur cinquante jeunes
apprentifs prêtres, qui tous faîſaient de
moi la dame de leurs penſées , & ne
s'occupaient dans leurs heures de récréa
-
( 84 )
tion qu'à mériter de ma part un eoup
d'œil de bonté.
Tous les jours ils venaient ſous ma
fenêtre faire de petits concerts, & heu
reux celui dont j'avais diftingué la voix
tendre ou la touche brillante ; pendant
quelque tems mes yeux errerent ſans s'ar
rêter ſur cette troupe de jeunes adora
teurs , mais mon cœur les fixa bientôt
ſur les deux yeux les plus tendres & les
plus paſſionnés ; c'étaient ceux du char
mant comte François : je ne vis plus que
lui, je n'eus plus d'oreille que pour lui ;
vous partageâtes , Monſeigneur, dit Mad.
Cognau, en s'adreſſant à l'évêque d'An
Vers , mes tendres ſentimens ; dès-lors
ma ſolitude devint un éliſée ; je n'aurais
pas donné ma petite chambre pour tous
les palais des rois de l'univers. L'amour
eſt le dieu des miracles , il n'eſt point
d'obſtacles qui ne s'applaniſſent ſous ſa
main ; nos deux cœurs s'entendaient ,
nos yeux nous l'avaient dit , bientôt nos
plumes nous le confirmerent. Une pierre
adroitement jettée m'apporta les premiers
ſermens du comte François. Je ne con
naiſſais ni les menſonges de la pudeur,
tn1
( 85 )
ni les déguiſemens de la coquetterie, la
même pierre lui rapporta ma réponſe
auſſi vraie , auſſi brûlante que ſes ſermens;
deux fois chaque jour j'attachais un bil
let à une guirlande de lierre artificiel
que je gliſſais à travers le lierre natu
rel qui entourait ma croiſée & couvrait
tout le mur ; ma guirlande deux fois cha
que jour me rapportait un billet de mon
amant ; nous attifions ainſi nos feux ;
bientôt leur fureur s'accrut , ils nous dé
vorerent , & nous ne ſongeâmes qu'à les
éteindre , ou, pour parler plus juſte,
qu'à les entretenir ; bientôt le comte
François joignit à ſes billets des pelot
tes de ſoie que je treſſai nuit & jour ;
bientôt j'en fis une échelie , & mon amant
fut dans mes bras ; quelles nuits déli
cieuſes nous paſſâmes pendant deux mois !
mais hélas ! l'amour & la prudence mar
chent rarement enſemble; enivrés , aveu
glés par notre bonheur, nous négligeâ
mes les précautions , nous prolongeâmes
nos nuits , l'aurore fut témoin de nos
plaiſirs, l'aurorè nous dénonca ; le mê
me jour les parens du comte Françºis
vinrent l'enlever dans une chaiſe de poſte,
, Tome II. H
( 86 ) -

' # ma mere entra furieuſe dans ma cham


bre , après m'avoir accablée de reproches
& de coups, elle me fit quitter cette
· chambre tant aimée, & m'enferma dans
une eſpcce de grenier dont une ſeule fe
nêtre qui ne laiſſait voir que le ciel ,
était encore armée d'une double grille ;
jugez de ma douleur & de combien de
larmes j'arroſai ma couche ſolitaire que
ne partageait plus mon amant ; mais je
devais encore voir augmenter ma peine ;
j'étais mere ; je portais dans mon ſein
le gage de l'amour de mon cher comte ;
avec quel cflroi je vis cette douce & dou
loureuſe découverte ! heureuſement ma
bonne vieille ne m'abandonnait pas ; la
menace qu'elle avait faite à ma mere de
découvrir à mes parens les tourmens
que j'endurais , ſi on l'empêchait de me
ſervir, la promeſſe contraire de ne ja
mais parler de moi, pourvu qu'il lui fût
permis de me continuer ſes ſervices &
- ſes ſoins , avaient forcé ma mere à me
la laiſſer; elle avait ignoré mes amours,
mais je fus obligée de lui en faire l'aveu,
· en lui confiant le fccret des ſuites de ma
faibleſſe. Cette bonne mere me gronda,
( 87 )
mais ne m'abandonna pas ; elIe me raf
ſura, elle eut foin qu'aucun indice ne
pût me trahir ; un pigeon que nous égor
| gions tous les mois , était le garant de
mon honneur, aux yeux de ma mcre.
Comme je ne voyais que ma vieille ,
j'avais peu d'autres précautions à pren
dre , enfin, le terme fatal arriva , je m'ar
mai de courage, & je vous mis au jour ,
mon cher Alexis, le premier avril 1773.
Ma bonne vieille vous reçut, & vous ar
Tacha auſſitôt de mes bras , malgré mes
larmes & mes prieres : elle fut vous met
tre entre les mains de la providence , &
la providence ne nous a pas trahies, puiſ
qu'erle vous remet entre les bras de la
plus tendre des meres , & qu'elle vous
rend un pere illuiire & généreux.
- J'étais convenu avec ma vieille qu'elle
indiquerait le nom d'A'exis, pour celui
ſous lequel vous deviez être baptiſé , &
qu'au deſſous du teton gauche , elle vous
marquerait du ſigne dc la croix ; vous
voyez qu'elle m'a ponctuellement obéi ,
& ſa mémoire m'en devient pius chere.
Mad. Cognau s'interrompit dans cet
endroit de ſon récit, mais nous étions
H 2,
, ( 88 )
trop curieux d'en connaître la ſuite pour
ne pas la preſſer de le continuer ; elle
ſe fit un peu prier, & ne céda que lorſ
que Monſeigneur l'Evêque d'Anvers l'y
eut lui-même engagée ; elle reprit donc
, ainſi la parole : . - ,

Il manquait à mon malheur de perdre


ma vieille mere , & ce malheur m'arriva
deux mois après le ſervice eſſentiel qu'el
le m'avait rendu ;je ne doute pas qu'elle
n'ait été empoiſonnée, elle-même le crut ;
elle ſentait la mort dans ſon ſein , elle
dépériſſait tous les jours , & la derniere
fois qu'elle me vit , elle me ſerra ten
drement dans ſes bras , m'arroſa de ſes
larmes & me dit :,, Ma chere fille, mon
, amitié pour vous me coûte la vie ,
,, mais je ne la regretterais pas ſi je
,, vous laiſſaiS plus heureuſe ; ne perdez
,, pas courage cependant, offrez à Dieu
, vos douleurs , il ne vous a pas aban
, donnée , il ne vous abandonnera pas :
,, Voilà , ajouta-t elle en me donnant
,, trois clefs, des clefs que j'ai fait faire
,, en différens tems , qui vous aideront
,, à ſortir de votre priſon ; cachez-les
», bien, & ne vous en ſervez qu'avec
- ( 89 )
32 prudence : cette clef eſt de 1a porte
22 du veſtibule qui donne dans la cour ;
22 cette ſeconde eſt celle de la grille du
22 jardin ; enfin cette troiſieme eſt celle
25 de la petite porte qui donne dans le
2• bois : tant que j'ai pu vous donner mes
32 ſoins, je ne vous ai pas parlé de ces
clefs , mais je ſens que je puis vous
être enlevée au premier moment ,
alors, ma fille , il faudra vous ſau
ver , mais prenez y bien garde , ne
faites pas de fauſſes démarches ; vous
2» ſeriez perdue ſans reſſources. Voilà ,
2» ajouta-elle un petit coffret que je vous
2, donne & que vous emporterez avec
22 vous , n'y manquez pas ; je ne vous
22 en donne pas la clef, parce que vous
32 ne devez l'ouvrir que quand vous ſe -
32 rez en ſûreté & loin d'ici. Je vous
32 dis adieu , mon enfant , car je crois
22 que je vous vois pour la dcrniere fois ,
2» j'en ai un preſſentiment funcſte : du
97 courage , ma pauvre fille , vous en
aurez beſoin , du courage & de la
confiance en Dieu , c'eſt le ſeul ami
des malheureux , & † ou l'in
H
( 9o
,; voque de bon #? il ne nous aban
,, donne jamais. ,,
Hélas ! ſon preſſentiment n'était que
trop bien fondé , je ne la revis plus cette
digne mere , & je ne puis y penſer en
eore ſans répandre des larmes.
- Effectivement Mad. Cognau pleurait ,
& ſoit ſympathie, ſoit que réellement !
ce récit nous eût affectés , nous fîmes
tous la ſcene du mouchoir. - ,
Quand ce moment de ſenſibilité fut
paſſé, & que Mad. Cognau eut eſſuyé ſes
beaux yeux, elle continua ſon récit.
Un ruſtre qui le lendemain vint m'ap
porter ma nourriture, m'apprit que ma
bonne vieille était ſi malade , qu'elle
avait été obligée de ſe mettre au lit, &
quelques jours après il m'annonça qu'elle -

était morte ; je la pleurai preſqu'autant


que j'avais pleuré mon amant, c'était la
ſeule perſonne qui avait eu pitié de moi,
& dans le ſein de laquelle j'avais verſé
mes ſecrets & mes larmes.
Privée de cette tendre mere, je ne
m'occupai plus que du projet de fuir
de la maiſon de ma marâtre. Je devins
plus attentive à tout ce qui ſe paſſait
( 91 )
dans la maiſon ; je rernarquai qu'à enze
heures du ſoir , on fermait tous les jours
le veſtibule , que tout le monde était
alors rentré, qu'à onze heures & demie,
on ſonnait une petite cloche qu'on ap
pellait le couvre-feu, & qu'alors toutes
les lumieres étaient éteintes. Une choſe
cependant m'inquiétait, c'eſt qu'alors on
lâchait dans la cour un très gros chien ,
qui, au moindre bruit, faiſait retentir
toute la maiſon dc ſes aboyemens, &
pouvait réveiller & les maîtres & les do
meſtiques ; mais comme ſi ma vieille eût
prévu cet obſtacle , & eût cherché à
mettre ce Cerbere dans mes intérêts ,
elle ne venait jamais dans ma chambre
ſans me l'amener. Je le careſſais beau
coup , & cet animal , comme s'il eût
connu ma peine , me mangeait de careſ
ſes , me lechait les pieds , & ne ſortait
jamais qu'avcc peine de ma chambre ; le
ruſtre qui avait ſuccédé à ma bonne
vieille, n'avait pu l'empêcher de le ſui
vre, quand il m'apportait à dîner & à
ſouper ; je redoublai de, careſſes pour
Cerbere, je pleurais même devant lui .
& ce pauvre chien paraiſſant partager
| ( 92 )
ma douleur , me regardait trifterhent ;
par des hurlemens plaintifs , il ſemblait
mêler ſes plaintes aux miennes. Je m'ar
rête longtems ſur ce chien , parce qu'iî
- joue un grand rôle dans mon hiſtoire ,
& que je lui dois preſqu'autant qu'à ma
vieille. Quand j'eus fait toutes mes ob
, ſervations, je préparai ma fuite ; je pris
toutes les précautions poſſibles pour l'aſ
ſurer. La premiere fois que je deſcendis ,
je ne pris avec moi aucune clef , & ma
lampe à la main , je m'approchai de la
porte du veſtibule ; j'en frottai les gonds
& lcs verroux avec mon huile , j'en in
troduiſis également dans la ferrure, &
je remontai tranquillement chez moi :
pendant trois nuits de ſuite je fis la même
choſe, & pendant que je graiſſais ainſi
les gonds & les verroux, je me haſardai à
appeller doucement Cerbere , il reconnut
ma voix,& je devinai qu'il lechait la porte
au lieu d'aboyer ; il y avait à la porte
une petite chatiere , j'eus la hardieffe de
l'ouvrir , & de lui paſſer ma main ; le
pauvre animal la dévorait de careſſes.
Ainſi raſſurée contre les aboyemens de
Cerbere, & l'ayant en quelque ſorte mis
( 93 )
dans ma confidence , je me haſardai en
fin de fortir de ma captivité ; je fais un
petit paquet de mes hardes les plus pro
pres , je n'oublie pas le coftret de ma
vieille , je me jette à genoux , je me re
commande avec la ferveur d'une ſainte à
la Providence , je prends mes trois clefs,
& m'armant de courage , je deſcends
l'eſcalier. Le cœur me battait comme fl
j'euſſe commis le plus grand des forfaits ;
j'arrive enfin à la porte , je commence
Par appeller mon ami Cerbere par la cha
tiere, il vient à moi, & me fait ſes ca
· reſſes accoutumées , alors je me mets à
tirer les verroux , ils gliſſent ſans faire
le moindre bruit , je place d'une main
tremblante la clef dans la ſerrure, elie
tourne avec facilité , la porte roule en
filence ſur ſes gonds ; je ſuis déjà au
milieu de la cour. Cerbere pouſſe un hur
lement de joie. Je lui poſe ma main ſur
la gueule , il comprend que je lui impoſe
ſilence , il ſe tait & marche à côté de
moi ; j'ouvre la grille du jardin , je veux
la refermer ſur Cerbere , il redouble de
| careſſes , & me ſuit dans le jardin ; je
vais droit â la petite porte, j'ouvre la
)
( 94 ) · -*

ferrure , je me crois dehors , mais je


m'apperçois alors qu'un cadenas, nou
vellement attaché , s'oppoſe à ma ſortie ;
que faire ? je cherche en vain à l'ébran
ler , je me mets les mains en fang , rien
ne me réuſſit ; alors : le déſeſpoir me
prend, je mc couche contre la porte ,
je verſe des torrens de larmes , je re
pouſſe Cerbere qui veut me careſſer , je
me maudis , je maudis toute la nature ;
dans ce moment Cerbere s'éloigne de
moi rapidement ; je m'écrie douloureu
ſement : Et mon chien auſſi m'aban
donne ! Je frappe la terre avec ma tête,
& j'y reſte abſorbée de douleur ; bientôt
je me ſens tirer par mon jupon ; l'effroi
me prend , je crois être arrêtée ; je ne
veux pas même voir celui qui me faifit ;
je dis douloureuſement, tuez-moi , tue{
moi , on continue de tirer avec force mon
jupon, alors je mie releve , mais que
vois-je ? Cerbere qui ſemble me dire ,
leve-toi, & ſuis-moi ! je me leve, il mar
che devant moi , je le ſuis ; il me mene
dans un endroit du jardin où l'on amaſ
fait contre le mur les feuilles mortes ,
& les immondices, ce qui faiſait une pe
( g5
tite montagne # contre le mur ,
auquel il ne reſtait plus que deux pieds
de hauteur. Cerbere monte ſur le mur, .
& comme pour me donner l'exemple, il
s'élance de l'autre côté, & par un aboye
ment de plaiſir , m'annonce que la chûte
n'eſt ni haute, ni dangereuſe; je la riſque,
je me gliſſe ſur le mur, en me ſoute
nant cependant avec les deux mains ,
mais je ſens alors Cerbere qui me leche
les pieds, je calcule que je n'ai que ſa
hauteur à ſauter, je lâche le mur , je
ſaute hardiment, & je ſors ainſi de la
maiſon maternclle qui ne m'avait jamais
ſervi que de priſon; je baiſe alors mon
chien que je regarde comme mon libé
rateur, & peut-être ſans lui ne me ſerais
je jamais échappée. Je lui dis , comme
s'il m'eût entendu : mon pauvre Cerbere,
tu m'as ſauvée, conduis-moi : vous re
gardez tout ceci comme un conte , com
me la faibleſſe d'une imagination bleſ
ſée; rien cependant n'eſt plus vrai : je ſuis
certaine que mon chien m'entendait ; il
ſe mit à marcher devant moi , d'abord
à travers une prairie fort étendue ; en
ſuite il trouva un petit ſentier qui me
( 96 ) -

mena dans un bois ; je marchai ainſi pen


dant fix heures; de tems en tems Cerbere
s'arrêtait , & alors je m'afſeyais & me
repoſais quelques minutes ; enfin au le
ver du jour je me trouvai devant une
ferme qui était au milieu de ce bois, la
porte n'en était pas encore ouverte. Je
m'aſſis auprès , ſous la garde de mon
chien, qui me donnait courage & eſpoir ;
au bout d'un quart-d'heure la porte s'ou
vrit enſin , le cœur me battait ; cet inſ
tant allait décider de mon ſert ; je vis
paraître un vieillard de 6o ans , qui fut
très ſurpris de trouver ſi matin une jeune
fille à ſa porte , & une jeune fille qui
annonçait la fatigue & la laſſitude, mais
nullement la miſere ; d'ailleurs j'étais
jolie ; & mon vieillard me parut l'avoir
remarqué ; il me demanda d'un ton doux
& même reſpectueux, par quel haſard
je me trouvais fi matin à ſa porte , &
s'il pouvait m'être bon à quelque choſe :
Vous pouvez, lui répondis-je , me fau
ver à la ſois & l'honneur & la vie. --
Que faut - il faire pour cela , ma belle
Demoiſelle ? -- Me donner l'hoſpitalité,
& me tenir cachée ehez vous à toute la
- IlàtuTes
( 97 )
nature. -- Rien de plus aiſé, me dit
il ; cette ferme m'appartient , vous pou
vez la regarder dès ce moment comme
la vôtre; elle eſt ſituée au milieu de ces
bois peu fréquentés , & perſonne ne tra
hira votre ſecret, car je n'ai aucune
femme à mon ſervice. Venez donc , ma
belle Demoiſelle ; quand nous aurons
fait connaiſſance enſemble, vous verrez
que vous ne pouviez trouver une retrai
te plus sûre & peut-être plus agréable.
En même tems il prit mon petit paquet
ſous ſon bras , & me préſentant la main
# & ſon bâton , il me conduifit dans un
petit corps de logis charmant , & meu
blé avec une propreté & une élégance
qui m'étonnerent ; il ſourit de ma ſur
priſe, & me dit : vous comptiez être
chez un pauvre payſan ; je ſuis à la
vérité payſan à préſent , mais je ne l'ai
pas toujours été ; quand je ſaurai qui
vous êtes , je vous dirai qui je ſuis ;
confidence pour confidence : dans ce mo
ment vous avez plus beſoin de dormir
que de cauſer ; buvez ſeulement ce pê
tit verre de liqueur ; mettez-vous dans
Tome II. - I - -
| ( 98 )
ee lit qui eſt bon : dormez tranquille
ment ; quand vous ſerez bien repoſée , .
nous dînerons enſemble, & nous ferons
alors plus ample connaiſſance. En mê
me tems il me fit boire un grand verre
de catſis , dans lequel je trempai un pe
tit morceau de gâteau qu'il me préſenta ;
il me ſouhaita un bon ſommeil , me fit
voir qu'il y avait deux verroux à la
porte , & ſortit en emportant la clef, &
me laiſſant mon cher Cerbere, que je le
priai de ne pas emmener. Je fermai les
verroux ſur lui , & je me jetai toute
habillée ſur le lit , & m'endormis à
l'inſtant avec autant de ſécurité que fi
j'euſſe toujours été chez mon bon fer
mier.
· Je dormis d'un ſeul ſomme juſqu'à
trois heures après midi, que mon hôte
vint frapper à ma porte. Cerbere aboya ,
je me réveillai , je ſautai à bas du lit ,
& fus ouvrir. Mon hôte me dit gaie
ment qu'il avait interrompu mon fom
meil afin que je puſſe encore le retrou
ver la nuit. Il me fit ſervir par ſes gar
çons de ferme, un excellent dîner, au
quel je fis honneur : à préſent, ma belle
demoiſelle , il faut que je vous diſe qui
je ſuis , afin de vous mettre à votre aiſe
avec moi, & , de vous faire voir que je
ſuis digne de votre confiance ; je ſuis
Français , mon véritable nom eſt de la
Vigne; j'ai fervi longtems avec hon
neur dans le régiment de la Reine , je
méritai même la croix , je ne la porte
plus ſur mon habit, mais elle eſt tou
jours ſur mon cœur , il me la fit voir :
la majorité du régiment vint à vaquer,
j'y avais des droits, & comme premier
capitaine , & comme chevalier de St.
Louis ; le miniſtre , à la ſollicitation
de mon colonel , me fit un paſſe-droit,
& le ſecond capitaine me , paſſa ſur le
corps. Il était mon ami, je le tuai, & je
fus obligé de m'expatrier. Je vins me
cacher à Bruxelles, le dégoût de la vie
me prit, l'ombre de mon ami me pour
ſuivait ſans ceſſe , vingt fois je fus ſur
le point de me brûler la cervelle, je ne
tenais à rien dans la nature, je ne ſais
quel pouvoir inviſible me retenait tou
jours la main : je vins par haſard me
promener dans cette forêt , la ſituation
de cette ſerine me plut, je m'informai
I 2.
( 1oo )
, à qui elle appartenait, j'appris qu'elle
dépendait de la Manſe abbatiale de
l'abbaye de *** qui eſt à une petite
demi-licue d'ici ; l'idée de me faire fer
mier me vint , j'avais quelques milliers
de louis,, j'eus bientôt fait marché avec
celui qui tenait la ferme , & renouvellé
Ie bail avec l'abbaye. Je m'établis ici ,
perſonne ne ſe doute que je ſuis un an
cien officier , j'ai changé le nom du che
valier de la Vigne contre celui du pere
Cognau ; il y a quinze ans que je vis
dans cette retraite , & quinze ans que
j'y ſuis content ; ſi vous pouvez vous
y fixer , je ſens que je pourrai même y
être heureux. En attendant, diſpoſez
de toute ma niaiſon & de ma perſonne :
eommandez-y en ſouveraine , & ne me
dites de votre ſecret que ce que vous
voudrez bien.
La confiance du chevalier de la
Vigne que je n'appellerai plus que M.
Cognau, excita la mienne, au point que
je ne lui cachai rien de mes aventures ;
j'eus le plaiſir de le voir ſouvent ré
pandre des larmes, enfin quand j'eus
fini, il me pºit tendrement dans ſes bras,
( IoI )
m'embraſſa ſans façon, & me dit : mon
enfant, ne regrette point une nicre in
juſte & cruelle, de ce moment je t'adop
te pour ma fille, & nous ne nous ſé
parerons qu'à la mort. II baifa auſſi mon
pauvre Cerbere , & ce baiſer me ſit au
tant de plaiſir que celui qu'il m'avait
donné : nous briſâmes alors le coffret
que m'avait donné ma bonne mere ,
| j'y trouvai pluſieurs bijoux en or , con
-

venables à ſon état, & une bourſe de


- laine verte dans laquelle étaient quatre
paquets cachetés : nous les ouvrîmes , je
trouvai dans le premier deux doubles
ſouverains , dans le ſecond, cinq louis
-d'or de France , dans le troiſieme, dix
ſept ducats d'Hollande , & dans le qua
trieme , quinze couronnes de la Reine.
Tout cela était accompagné d'un pe
tit billet dans lequel ma bonne mere me
priait d'accepter ces petites épargnes
de vingt années de ſervice, ne me de
mandant autre choſe qu'un tendre ſou
venir, & me recommandant toujours de
ne point déſeſpérer de la providenee :
je n'avais jamais vu tant d'argent, je
nue croyais auſſi riche que r -
I
A

, ( 1oz )
Reine , & je crus témoigner une eon-,
fiance ſans bornes en remettant ce tréſor
à M. Cognau : il s'apperçut de mon
idée ; pour la rectifier & m'en donner
une plus juſte de mon prétendu tré
ſor, il accepta ma bourſe , en me diſant,
mon enfant , nous ne compterons pas
enſemble, & nous ferons bourſe commune
en même tems il ouvrit un tiroir de
ſon ſecrétaire dans lequel je vis plus de
mil e pieces d'or, il vuida dedans ma
bourſe, & mes pauvres pieces s'y mêle
rent comme l'onde d'un petit ruiffcau
vient ſe perdre dans l'Efcaut.
Dès le lendemain M. Cogºau fut à
la ville, pour s'informer de - l'effet qu'a
vait produit mon évaſion , il fallut qu'il
s'introduiſit dans la maiſon même de ma
mere pour en ſavoir des nouvelles, tant
on y avait mis peu d'importance ; cette
indifférence de ma mere me tranquilliſa,
& je me livrai toute entiere à l'étude ;
M. Cognau avait une bibliotheque choi
ſie , il était beaucoup plus inſtruit que
ne le font ordinairement les militaires
français, il ſe plaiſait à réparer le dé
faut de mon éducation, & il me donna
( 1o3 ) ,
une legere teînture de toutes les eon
naiſſances agréables : je l'aimais comme
un pere , il m'adorait comme ſon enfant ;
enfin, il me demanda un jour fi je ſe
rais fâchée de changer ce titre de pere
contre celui d'époux , me déclarant qu'il
n'en aurait jamais que le titre, ſans pou
voir faire uſage des droits, par une
ſuite malheureuſe - d'une aventure ga
lante qu'il avait eue dans ſa jeuneſſe, &s
qui l'avait mis hors d'état de jamais rem
plir les devoirs phyſiques d'un époux :
cette raiſon fut celle qui me détermina
le plus à accepter ſa main : le jour de
notre mariage fut arrêté , mais comme
nous ne voulions ni. l'un ni l'autre y
donner aucune publicité , nous convîn
mes que nous le célebrerions clandettine
ment dans l'abbaye , dont l'abbé nouvel
lement nommé ferait tout pour lui.
En effet il fut le trouver, il convint
avec lui que nous arriverions à minuit
à l'abbaye , que nous ſerions ſur le champ
introduits dans l'égliſe , qu'il s'y trou
verait avec deux de ſes moines qui nous
ſerviraient de témoins , qu'il nous don
merait la bénédiction nuptiale, & que
( 1e4 )
nous nous en retournerions ſur le champ :
tout s'exécuta comme l'abbé l'avait pref
crit, nous nous rendîmes M. Cognau &
moi à l'abbaye comme minuit ſonnaient ;
on nous introduiſit dans l'égliſe qui n'é
tait éclairée que par deux cierges qui
ne ſervaient qu'à mieux faire voir les
ténebres qui nous enveloppaient : nous
étions aux pieds des autels , le prêtre
paraît , il célebre la meſſe. Le cœur me
battait, j'avais toujours tenu les yeux
baiſſés , arrive enfin l'inſtant de la céré
monie, le prêtre defeend de l'autel pour
nous unir, , il me demande ſi je jure
fidélité à mon futur époux , ſa voix
me fait treſſaillir , je leve les yeux,
je reconnais mon cher comte Francois,
le pere de mon Aleris, mon amant ;
je pouſſe un cri , & je tombe évanouie
fur les marches mêmes de l'autel , on
fit de vains efforts pour me rendre l'uſage
de mes ſens ; M. Cognau me ramena
ſans connaiſſance à la ferme , & quand
j'ouvris les yeux , je me trouvai dans
mon lit, auprès duquel était aſſis mon
époux , qui tenait une de mes mains
dans les fiennes & l'arrofait de ſes larmes.
( 1o5 )
Je crus ſortir d'un ſommeil profond , je
lui demandai pluſieurs fois ſi tout ce que
je me rappellais n'était pas un ſonge ,
il me confirma tout ; alors, comme mon
cœur ne pouvait avoir un ſecret pour
un ſi digne époux , je lui expliquai la
cauſe de ma pamoiſon , en lui avouant
que ce prêtre qui allait nous marier,
était le comte François, mon ancien
a maIlt, - " .

M. Cognau ne me répondit rien, il


ſe promena pendant quelques minutes à
grands pas dans ma chambre , dont il
ſortit ſans me rien dire , en tirant douce
ment la porte ſur lui : je ne ſavais qu'au
gurer de ce-ſilence , je ne ſavais ſi ma
confidence l'avait affligé , je me la repro
chais, je m'habillai à la hâte pour aller le
trouver, on me dit qu'il était ſorti , ſans
dire où il allait, mon inquiétude augmen
tait à chaque inſtant, je fus me renfermer
dans ma chambre, & j'y pleurais ſans ſa
voir pourquoi je pleurais, lorſque M. Co
gnau entra ; il fut ému de l'état dans le
quel 1l me trouva , & me dit : eh bien ! ma
fille, que ſignifie donc cela ? ah ! mon
papa , lui dis-je en lui fautant au col ,
| ( 1o6 ) -

& l'embraſſant avec la plus vive ten


dreſſe , votre fille craint d'avoir affligé
votre cœur- -- Que tu es enfant ! mais
eſſuie bien vîte tes yeux, car je t'amene
compagnie à dîner, j'ai vanté les char
mes de ma fille , & même ſon bonheur;
que penſerait-on de moi, ſi l'on te voyait
toute en larmes ? --- Oh , mon papa ,
rermettez-moi de ne point paraître. ---
I'u me demandes la choſe impoſſible ,
mon enfant, & tu vas la juger toi-mê
me, c'eſt le comte François que je
t'amene dîner avec nous. -- Le Comte...

--- Le comte François, mon enfant.


" En même tems il me prit la main ,
il me portait plus qu'il ne me ſoute
nait , car mes genoux tremblaient , &
mes jambes pliaient ſous moi : ce fut
dans cct état qu'il m'amena dans la ſalle
à manger, cù le comte François m'at
tendait. Quel moment ! il m'eſt impoſ
ſible de vous le rendre , mais vous de
vez tous le ſentir. M Cognau affecta
tant de gaieté dans ſa converſation ,
qu'il nous mit enfin le Comte & moi à
notre aife : il fit lui même le récit au
/ Comte & des chagrins que j'avais ef
- - -
· ( 1o7 )
fuyés , & de la naiſſance de mon fils, 3e
de mon évaſion ; enfin je m'accoutumai
à lever les yeux ſur mon amant , &
à le fixer : il m'apprit à ſon tour com
ment ſes parens, in iruits ſans doute de
notre liaiſon, quoiqu'ils ne lui en euſ
ſent jamais parlé, étaient venus l'enle
ver de ſon féminaire, COmme on 1'a
vait forcé de prendre la prêtriſe, & com
me il ſe trouvait abbé de ". M. Cognau
avait la complaiſance de nous laiſſer
ſeuls de tems en tems, & mon cher
Comte en profitait pour me renouveller
ſes ſermens de ne vivre que pour moi,
de m'adorer ſans ceſſe , mais comment,
lui dis je , mon cher Comte, pouvez
vous me jurer de m'aimer ſans ceſſe ,
quand votre état éleve entre nous deux
un mur de ſéparation : il me raſſura
par des raiſons , bien faibles ſans dou
te, mais que l'amour me faiſait trou
ver ſans replique. Nous - nous voyons
tous les jours ; enfin Monbeur Cog
nau m'épouſa , vous devinez , aiſément
le reſte ; j'eus un nom & un état. J'a
vais un pere dans mon époux , & un
époux dans mon amant, Mais hélas !
( 1c8 )
je le perdis trop tôt pour mon bonheur
ce digne epoux , il mourut dans mes
bras au bout d'un an de mariage. Je
le plcurai , j'oſe dire , plus que je n'au
rais pleuré mon amant : je fus fix mois
inconſoiable , il fallut m'arracher des
lieux qu'avait habités ce digne homme :
mon amant m'amena à Anvers , j'y fixai

· ma demeure, j'y vivais dans le ſilence


du bonheur, mais lorfqu'il fut nommé
à l'évêché de cette ville cagote & fa
natique , je fus obligée de la quitter &
de me réfugier dans la petite ville de
Lier, qui en eſt à deux lieues : j'eſ
pere cependant que la maniere dont
Monſeigneur vient de ſe montrer dans
la révolution, étouffera les cris du ca
gotiſme anverſois, & que lorſqu'il rend
la liberté à ſon pays , on ne lui enviera
pas celle de fon cœur. Mais je ne m'y
rendrai que lorſque la citadelle ſera tom
bée ſous les coups de nos braves pa
triotes. ^ -

' Ce fut ainſi que Mad. Cognau nous


raconta ſes ameurs avec le ſaint évê
que d'Anvers : je ne me rends nullement
garant de la vérité du récit ni des faits ,
je
( 1c9 )
je n'ai point eu le tems de les vérifier ;
& je ne les crois pas aſſez conſéquens
pour m'en donner la peine, tout ce que
je puis dire, c'eſt le dicton italien :
Si non è vero, è bene trovato.
Cependant le parti démocratique re
gagnait tous les jours quelques pouces
de terrein, le duc d' Arenberg & le due
d' Urſel étaient arrivés à Bruxelles, &
avaient été reçus du peuple avec tous
les témoignages du reſpect, de l'eſtime
& de la confiance : tous deux s'étaient
déclarés ouvertement contre Vander
Noot & ſa cabale ſacrée. -

Les Etats avaient nommé le due


Durſel préſident du département de la
guerre ; cette place le mettait à même
d'éclairer la conduite de Vander Noot,
il fallait donc l'en débuſquer, mais on
ne le pouvait à force ouverte : la ca -
bale ſacrée crut qu'elle en viendrait
plutôt à bout en lui donnant des dés
agrémens : on commença par refuſer
ouvertement les ſervices du comte de
la Marck , ſon beau frere; & pour met
tre le comble à la malhonnêteté de ce
procédé, Van-der Noot, de ſon chef,
Tome II. K
( 11o )
donna le grade qu'il poſtulait à un pruſ
ſien nommé le baron de Schönfeld :
tous les officiers protégés par le duc
Durſel furent rejettés , & on leur pré
féra des aventuriers , Pruſſiens , Hol
landais & Anglais, à l'excluſion de
tous les Français. 4
Le duc Durſel outré, donna ſa démiſ
ſion de la place de préſident du conſeil
de guerre, c'était ce que demandait Van
der - Noot.
La retraite du duc Durſel fit la plus
grande ſenſation; on vit avec étonne
ment & avec douleur que les ſoi-diſant
ſouverains avaient écarté de leur con
grès ſuprême, celui de tous les ſeigneurs
dont l'intégrité & le patriotiſme étaient
généralement reconnus , & qui réuniſſait
au plus haut degré l'eſtime, l'amour &
la reconnaiſſance de la natièn. On diſait
hautement que c'était témoigner bien
du mépris pour la nation , que c'était
vouloir lui faire fentir toute ſa nullité,
que de dédaigner ainſi celui qu'elle
çmême avait nommé.
Le bruit s'étant répandu que le duc
Durſel venait de donner ſa démiſſion,
( III )
Walckiers aſſembla ſur le champ tous
les volontaires, & après leur avoir peint
des plus vives couleurs l'affront fait à
ce ſeigneur , leur avoir rappellé ſes an
ciens ſervices , ſes ſacrifices récens , il
leur propoſa de lui envoyer une dépu
tation ; cette idée fut vivement adoptée.
La députation des volontaires ſe ren
dit à l'hôtel de M. le duc Durſel. Ce
qu'il y eut de ſingulier, c'eſt que ce fut
le ſcélérat de Vander-Hague qui, en qua
lité de commandant de la place , lui
porta la parole, & lui remit une copie
de l'arrêté des volontaires.
M. le duc Durſel était inſtruit minute
par minute de tous les mouvemens de la
machine que montait Walckiers, il re
# cut cette députation avec la plus grande
» attabilité, & voici quelle fut ſa réponſe,
Meffieurs, je ſuis profondément péné
tré de la confiance que vous avez bien
voulu me témoigner dans cette occaſion,
je puis vous aſſurer que, loin d'avoir
renoncé au deſſèin de ſervir ma patrie,
je m'y dévouerai ſans bornes tout auſſº
ſouvent que je pourrai le faire d'une
maniere utile & honorable.
K 2,
( 112 )
· Vander-Hague vint le ſoir même
fouper chez la Pineau , & nous raconta
toute cette ſcene ; Vander-Noot à ce
récit écumait de rage, la Pineau jurait
à faire trembler le ciel & la terre, &
voulait arracher les yeux à Vander
Hague qui ſe mit à pleurer comme un
enfant; Van-Eupen ſe pinçait les levres
& ne diſait mot ; après avoir ruminé
pendant quelques minutes : il nous dit
qu'il fallait faire coup pour coup ; qu'il
partirait le lendemain pour la Haye , &
qu'il trouverait bien le moycn d'écraſer
encore une fois les démocrates,
· Il partit effeétivement le lendemain ,
il ſe rendit à la Haye , vit la princeſſe
d'Orange, la ſomme de tenir la parole
qu'eilc nous avait donnée, à Vander
Noot & à moi , lui prouva la néceſſité
de reconnaître enfin l'indépendance bel
gique , & la perfuada ſi bien qu'il lui fit
faire une démarche, qui l'a couverte de
ridicule & l'a rendue la fable de toute
la Hollande.
Cette princeſſe ſe rendit le 3o jan
vier à l'aſſemblée de LL. HH. PP. , &
leur propoſa de reconnaître de concert
- "
- ( 113 )
avec la Pruſſe dont elle répondait, I'in
dépendance des provinces Belgiques , &
d'augmenter l'armée de terre, pour être
en état de foutenir efficacement cette
: nouvelle puiſſance , dont S. E. Van
Eupen, ſecrétaire d'Etat, venait offrir
l'amitié & l'alliance. Tout le monde
reſta ſtupéfait à cette propoſition ; & le
préſident , ne ſavait trop que répondre ;
chacun gardait le plus profond ſilence ;
enfin les députés de deux Provinces ( la
Gueldre & la Friſe) mirent fin à cette
incertitude en ſe retirant de cette aſſem
blée ; tous les autres députés les ſuivi
rent , de ſorte que la princeſſe reſta abſo
lument ſeule dans la ſalle d'aſſemblée
avec Van-Eupen, que de colere elle
voulait étrangler. :

Cette fauſſe démarche , qui fut bien


tôt répandue , malgré les efforts que
nous fimes d'abord pour l'étouffer , en
ſuite pour la démentir, fut un ſecond
coup de maſſue ſur la tête de Vander
Noot.
Mais le plus fort de tous , celui dont
Vander Noot ni ſon parti ne ſe releveront
pas, & qui m'a déterminé à me retour
- K 3
t

^.

( II.4 )
ser du côté des démocrates , fut l'arti
vée de Vander-Meijch à Bruxelles.
Tous les volontaires ſortirent , au
devant de lui à cheval & ſous les armes,
& lui ſervirent de cortege ; il entra par
la porte de Louvain , il était entouré
d'un grand nombre d'officiers étrangers
que l'amour de la gloire a raſſemblés
ſous ſes drapeaux. Sa femme & ſes enfans
le ſuivaient dans une des voitures qui
fermaient cette marchè triomphale.
Il ſe rendit à l'églife collégiale de
ſainte Gudule pour y dépoſer aux pieds
du Dieu des armées les lauriers cueillis
à Turnhout, à Dieſt , à Termonde. Au
ſortir de l'égliſe le même cortege l'ac
eompagna & le conduifit au travers d'un
peuple immenſe, qui lui témoignait toute
ſa reconnaiſſance , chez M. le baron de
Peuty, où il dina au ſein de ſa fa
mille.
Le ſoir il ſe rendit à la ſalle de la
«omédie ; le Brabançon jaloux de voir
ſon héros, s'y était porté en foule, &
ba ſalle, quoiqu'immenſe , ne ſe trouvant
pas aſſez grande pour contenir tous eeux
qu'une curioſité reconnaiſſante y avaie
1

( II 5 )
sttirés, les corridors , les couliſſes, le
théâtre ſe trouverent inondés de ſpecta
teurs: loin d'imiter l'impudence de Van
der Noot , qui s'était inſolemment placé
dans la loge de LL.AA. R R., Vander
Merſch parut modeſtement dans la loge
du baron de Peut y au milieu de toute
ſa famille : à ſon arrivée l'orcheſtre joua
une fanfare que le public fit recommen
cer. Alors une nuée de vers patriotiques
dictés par l'enthouſiaſme & le ſentiment
tombât du cintre ſur tous les ſpectateurs.
Tous ces applaudiſſemens , tous ces
hommages étaient autant de coups de
poignard pour l'envieux Vander-Noot,
il penſa en crever de rage, mais Van
Eupen plus adroit que lui, le força de
diffimuler ſa , jalouſie , & lui fit ſentir la
néceſſité d'attirer Vander-Merſch dans
le parti des Etats ; mais leurs efforts fu
rent vains , les démocrates s'en étaient
emparés , & en quittant Bruxelles , il ſe
déclara ouvertement pour le peuple con
tre la ſouvcraineté des Etats.
Chaque jour ébranlait le trône de.
Vander Noot : le duç d'Aremberg mal
sré ſa cécité fut élu chcf des cinq ſer-,
( II6 )
mens ; il devait jurer fidélité aux Etats,
le duc refuſa nettement.
- Le refus formel du duc d'Arember
de prêter le ſerment aux Etats, fut le
ſignal de i'inſurrection démocratique ;
Je comité ſecret de Bruxelles n'avait
changé que de titre , il exiſtait toujours
ſous ceiui de Societé patriotique, & tous
les jours il acquérait de nouveaux mem
bres & un nouveau crédit ſur l'eſprit du
peuple ; Vander Noot ſe voyait arrachet
les rênes du gouvernement , & jurait
comme un enragé, Van Eupen plus fin,
prévoyant ſa culbute, la prépara, & fit
paſſer 7oo mille florins en Hollande, il
acheta une maiſon ſuperbe à Berg-op
zoom, & y dépenſa en meubles ſeuls
15o mille florins : la Pineau ſuivit ſon
exemple, elle fit comprendre à Vander
Noot que, s'il avait le malheur d'être
culbuté ; il ſe trouverait dans la der
niere miſere, tandis que Van Eupen,
• de ſon palais d'Hollande , inſulterait à
leurs beſoins, & ne leur offrirait pas un
verre d'eau ; des-lors il renonça pour
un moment à ſes idées de grandeur &
de ſouveraineté, pour ne s'occuper que
( 117 )
de fa retraite ; ce fut à Londres qu'il .
la choiſit, & ſur les trois millions de
florins que prêta Anvers pour les frais
de la guerre, Vander Noot & Van
Eupen s'en partagerent un : il y eut huit
· cent mille florins pour Vander Noot ,
qu'il plaça ſous differens noms à la ban
que de Londres, & 2co mille pour Van
Eupen.Je puis répondre de cette opéra
tion, puiſque c'eſt moi qui en fus chargé.
Quand la Pineau qui , de ſon côté,
grapillait en ſe faiſant payer tous les
brevets d'oſſiciers qu'elle vendait publi
quement , eut aſſuré ſon ſort & celui .
de Vander Noot, elle l'excita à faire
un dernier effort pour regagner l'auto
rité ſouveraine : il était clair que le parti
qui aurait l'armée dans ſes intérêts,
finirait par écraſer l'autre ; Vander
Merſch qui avait la confiance du ſoldat,
était parti de Bruxelles en ſe déclarant
pour les démocrates, mais il n'avait en
, core rien fait pour eux : nous tinmes
un comité ſecret chez la Pineau, où
aſſiſterent les chefs du parti ariſtocrati
que ; le cardinal de Malines, l'évêque
( 118 )
d'Anvers, 1 abbé de Tongerloo, étaient
à la tête : on forma une ſoumiſſion de
trois cent mille florins, que Vander
Noot fut chargé d'offrir au général , s'il
voulait faire prêter à l'armée le ſerment
d'obéiſſance aux Etats, & en faire re
eonnaître la ſouveraineté. -

En conſéquence , je partis le lende


main avec Vander Noot pour Namur.
Nous deſcendîmes à l'hôtel d'Hollande
& nous fîmes avertir le général de no
tre arrivée , en l'invitant à dîner : Van
der Merſch vînt avec l'état-major ren
dre vitite à à Vander Noot , & refuſa
le dîner. Le général , dans la converſa.
tion , s'étant plaint avec hauteur de la
conduite des Etats & de leur négligence
à pourvoir à la formation de l'armée &
à ſon entretien, Vander Noot annonça
qu'il recevrait bientôt un ſecours effec
tif des Puiſſances alliées ; Vander
Merſch lui dit tout net qu'il était tems
de déſabuſer le public à cet égard, qu'il
fallait annoncer enfin au peuple qu'il
n'avait que ſes propres forces pour con
quérir ſa liberté , il lui cita le trait de
( I 19 )
- la princeſſe d'Orange qui s'était fait ba
fouer en propoſant à LL. HH. PP. l'al
liance des Brabançons; Vander Noot ,
pouſſé dans ſes derniers retranchemens ,
étouffant de colere, & ne ſe poſſédant
plus, s'oublia juſqu'à donner un démenti
formel à Vander Merſch qui lui frappa
la joue de ſon gand , & ſe retira : en
vain je courus après lui , en vain je re
tournai deux fois dans la journée à ſon
hôtel, pour lui porter les excuſes mê
mes de Vander Noot, & lui deman
der un cntretien particulier, je ne pus
rien gagner ſur lui , il me dit en pro
pres termes qu'il regardait Vander
l• Noot & Van Eupen comme deux ſcé
lérats, avec leſquels il ne voulait rien
avoir de commun, & que ſi les volon
taires & le peuple de Bruxelles n'avaient
pas le courage de ſecouer le joug des
Etats, il marcherait lui-même à la tête
de l'armée vers Bruxelles, & ferait deſ
cendre ces Etats plus dangereux pour
· la liberté belgique, que les Autrichiens
mêmes. |

Tel fut le réſultat de notre miſſion.


- ( i2o )
M'ander Noot me paya mon ſilence fur
l'affaire du ſoutflet, & fit ſon rapport à
ſa fantaiſie. On réſolut dès-lors la perte
de Vander Merſch , & l'on fit revenir
d'Anvers le baron de Schoenfeld qui de
vint l'ame du comité ſecret, & m'en
leva non-ſeulement la confiance de Van
der Noot , mais même le cœur de Ma
rtanné, avec laquelle la Pineau le fit
coucher le ſecond jour de fon arrivée.
J'en fus inſtruit le lendemain même ,
& j'avoue que j'en fus-plus . piqué que
fâché , car Marianne commençait au
tant à m'ennuyer , que tout le tripot
de la Pineau me dégoûtait, mais j'au
rais voulu la quitter le premier : je voyais
d'ailleurs que le crédit de la cabale fa
crée diminuait en proportion que celui
de la Société patriotique s'augmentait.
Je voyais le moment où Van Eupen
allait ſe retirer à Berg-op-zoom, & Van
der Noot dans la cité de Londres. J'ai
donc cru qu'il était tems de - les aban
donner à leur malheureux ſort , & de
me retourner vers le ſoleil levant. C'eſt
ce que je fis, en conſervant toujours le
maſque d'ariſtocrate.
Vous
- ( f2 f )
Vous ſavez ſans doute, Monſeigneur,
que M. de la Fayette nous a décoché
dans le Brabant, un de ſes aides majors
en politique ; le fameux Sémonville ; il
était l'ame du parti démocratique, &
cehui qui propoſait avec le plus d'ardeur
l'aſſemblée nationale belgique. Ses deux
adjoints ſont le petit comte de Proli,
tIn de nos anciens joueurs déterminés de
la rue Vivienne , qui , après avoir été
un des martyrs de l'agiotage français,
s'était fait auteur, bel eſprit, & poli
tique à Bruxelles, & un aventurier écof.
fais, nommé le chevalier For, employé
au ſervice de France , qui croit retrou
ver dans le Brabant , la fortune qui lui
eſt échappée en combattant pour les pa
triotes hollandois : ces trois hommes,
Sémonville, Proli & Fbx, forment un
petit triumvirat fous l'influence premiere
de M. de la Fayette. Ils trompent éga
Iement les démocrates & les ariſtocra
tes brabançons, & préparent au duc d'Or
léans le trône du Brabant, au défaut de
celui qu'il a manqué le 6 octobre der
nier. Car quoique la Fayette & Phi.
lippe d'Orléans ſoient brouillés en Fran
Tome II. , L•
( I22 )
ee, malgré la menace du ſoufflet , tout
cela n'eſt que gentilleſſe , pour cacher
leur jeu aux yeux des Pariſiens qui ſont
de ſi bons croyans. Moi qui connais ces
deux grands hommes, je ſais, comme
vous le ſavez ſans doute, Monſeigneur,
que Philippe d'Orléans, la Fayette,
Mirabeau & le maire Bailly n'ont ja
mais ceſſé un inſtant d'être parfaitement
un1s.
Je connaiſſais particuliérement Sémon
ville, Proli & For; ils me connaiſ
faient également , j'ôtai donc le maſque
du baron de Bamberg , & me préſentai
tout bonnement à Sémonville , comme
Jacques le Sueur. Je lui fis part du rôle
que j'y jouais, & lui offris mes ſervices
& mes découvertes. Il me reçut comme
le meſſie, & je fus dès le jour même
aſſocié au triumvirat , & initié dans la
conjuration gallo-brabançonne : en voici
le plan. Nous nous ſervirons de la fac
' tion démocratique compoſée de bonnes
gens , de têtes chaudes , mais ſans fineſſe
ni tenue, pour culbuter Vander Noot,
Van Eupen , les Etats & la cabale ſa
erée ; quand nous aurons abbattu ce c•
\ . ( 123 )
· loſſe ariſlo-théocratique, nous conve
-querons une aſſemblée nationale belgi
que , dans laquelle nous aurons nos
aboyeurs ; alors le duc d'Orléans ſe
montrera, & nous le ferons déclarer duc
de Flandre. La Fayette viendra com
mander les armées , Mirabeau s'empa
rera des finances , & Proli aura ſous
lui la garde du tréſor royal ; Sémonville
ſe réſerve la place de chancelier.
Voilà, Monſeignenr, le plan ſecret
elui me fut communiqué , & qui , dans
tout le Brabant , n'eſt connu que de qua
tre perſonnes, car j'ai oublié de vous
dire que Ruel, chargé des affaires de
France , eſt auſſi du ſecret. Je vous en
voie ce plan pour connaître vos inten
tions , & j'attends vos ordres pour le
ſuivre ou l'éventer ſelon que vous le ju
gerez à propos.
' Je fis part à Sémonville de l'entrevue
de Vander Noot & de Vander Merſch
à Namur, des propoſitions ſecretes que
le miniſtre était chargé de faire au gé
néral , & du refus du général : il ſe char
gea d'en inſtruire la Société patriotique,
mais nous convinmes que je n'y parai
L 2
( 124 )
trais pas, & que je continuerais à bien
vivre avec la cabale ſacrée pour être au
courant de leurs opérations.
D'après la dénonciation ſecrete que j'a
vais faite à Sémonville, il éclaira l'hôtet
Durſel, où ſe tenait le petit comité com
poſé des Princes de la maiſon d'Arem
erg, de Walckiers, de Sémonville, de
Proli & de Ruel. On y arrêta qu'il était
tems de porter le grand coup & de mettre
le feu à la meche ; on dépêcha un cou
rier à van der Merſch qui ſe rendit la
nuit même à l'hôtel Durſel , où les con
jurés s'aſſemblerent une ſeconde fois ;
Vonck y fut appellé avec ſix des prin
cipaux membre de la Société patrioti
' que ; & voilà ce qui fut réſolu.
Le jour de l'inſurrection fut ſixé au
lendemain , 2 5. Le point de réunion fut
donné à Ste Gudule. On réſolut d'y faire
prendre la cocarde nationale françaiſe
par quelques enfans perdus, pour ten
ter les diſpoſitions du peuple ; Walckiers
à la tête de ſa compagnie devait s'em
parer des iſſues de Ste Gudule, & ſelon
le mouvement du peuple, arborer la
ºocarde françaiſe ; Ruel & Fox ſe chart
-
- ( 12 , )
gerent de - faire arborer les coeardes.
Van der Merſch promit de ſon côté
de faire déciarer l'armée, de ſortir de
Namur, & d'avancer vers Bruxelles au
premier avis qu'il recevrait.
On ne devait point proclamer de Duc,
mais deſcendre les Etats , convoquer
l'aſſemblée nationale, & dans l'interim
rétablir le comité de Bruxelles. .
Le lendemain jeudi , 2 5 février , Fox
& Ruel ſe rendirent à Ste Gudule, où
l'on célébrait la grand-meſſe, avec une
douzaine de déterminés ; Walckiers fit
armer fa compagnie , & s'empara de tou
tes les avenues ; au coup de midi , Ruel
& Fox donnent le ſignal, auſſitôt un cri
· s'éleve , de vive le peuple ! plus d' Etats
ſouverains ! vive la ſouveraineté du peu
ple / le peuple applaudit à ce cri, &
le répete avec enthouſiaſme , alors les
cocardes françaiſes paraiſſent, mais elles
ſont huées, Fox & Ruel n'oſent les ar
borer, & viennent rendre compte à Walc
kiers du mauvais effet qu'elles produi
ſent , Walckiers perd la tête , & au lieu
de les ſoutenir, & de l'arborer lui-même
ainſi que ſa troupe, il ſe contente de
+
( 126 ) - -

faiſir eeux que le public avait remar


qués, & de les ſouſtraire à la fureur
du peuple , qu'un peu plus de fermeté
eût déterminé à la prendre également,
Ce premier coup fut donc manqué. Ce
pandant le cri de liberté, de ſouverai
neº é du peuple, ſe répandait partout:
Vander Noot l'entend avec effroi, il
veut prendre la fuite , Van Eupen le
traîne malgré lui aux Etats , dont les
membres arrivent tremblans, & à moitié
morts de peur. Van Eupen ſeul conſerve
ſa tête , & promet de conjurer l'orage en
ſignant & faiſant ſigner par Vander
Noot cette déclaration.
Nous ſouffignés, déclarons que le ma
nifeſle du peuple brabançon aura lieu
en tous ſes points, & que tout ce qui
ſe ſait, ſe fuit au, nom du peuple , en
qui la ſouveraineté réſide , & que les
Etats n'ont jamais prétendu y contre
jV€n lr. -

| Fait à Bruxelles, dans l'aſſèmblée des


Etats, ce 2 5 fèvrier 179o.
signé, H. C. N. Vander Noot,
- agent-plénipotentiaire du peuple
• krabançon. - -

· Fan Eſpen, ſecrétaire d'Etat.


º,
' ( 127 )
Cette déclaration eſt répandue, aſſº
ohée partout, & ſuffit pour appaiſer le
peuple qui ſe croit ſouverain , & s'en
contente ; van Eupen profite habilement
de la diſpoſition du peuple & du man
que d'énergie de Walckiers pour l'atta
quer directement comme chef déclaré du
parti démocratique ; en conſéquence , il
le ſomme au nom du département gé
néral de la guerre, de licencier ſa com
pagnie de volontaires, & dc remettre
aux Etats les pieces de canon qu'il fait
venir d'Angleterre : en même tems le
magiſtrat de la ville, rappellant les an |
Giennes coutumes qui fixent les cinq ſer-'
mens à une ſeule compagnie, chacun de
3oo volontaires , rend une ordonnance
qui ſupprime la ſeconde compagnie du
ſerment de S. Sébaſtien , levée par le
ſieur Walckiers , pour lui ſervir de ſa
tellites perſonnels , & attenter à la ſé
curité & à la liberté publique.
Walckiers répond avec hauteur au
département de la guerre , le foudroye
dans deux réponſes qu'il rend publiques.
· L'hôtel Durſel, la Société Patriot -
- - -
- -
-
4
( 128 ) -

que, le comité ſecret Gallo-belgique


le ſoutiennent ; une nuée de pamphlets
tombent ſur Vander Noot & les Etats :
Vander Noot y elt dénoncé à la nation
eomme un tyran qui l'abuſe.
Enfin lVulckiers a porté hier le der
nicr coup de matſue à l'ariſtocratie ;
loin d'adhérer à l'ordonnance du magiſ
trat de la ville qui fupprimait ſa com - ;
pagnie, il l'a fait armer , chaque volon--
taire avait ſon fuſil chargé, & 6o car- .
touches dans ſa giberne ; il s'eſt mis
hardiment à la tête, entouré d'un pe
loton de plus de 6o officiers français
déterminés à faire le coup de piſtolet ;
il s'eſt préſenté pour relever tous les .
gardes : partout où il paſſait , les rues , .
les places étaient pleines de citoyens qui
lui applaudiſſaient , toutes les fenêtres
étaient garnies des Dames de la villes
qui battaient des mains , le peuple criait ,
partout vive Walckiers ! Sa marche était
un vrai triomphe. La compagnie des
Eſcrimeurs qu'il relevait, lui a rendu
tous les poſtes au fur & à meſure qu'il
ſe préſentait. Le capitaine Monclergeon ,
brave gantois , qui çommande le ſer
|

- | ( 129 ) , , ,
# ment des Eſcrimeurs, & qui eſt bon pa
· triote, lui a rendu lui-même la grande
garde de la grande place , & en la lui
: rendant, il l'a embraſſé les larmes aux
yeux , aux applaudiſſemens de tout le
peuple , & après lui avoir rendu le poſte ,
il s'eſt mis à côté de lui comme fim
ple volontaire. Le ſoir Walckiers a
paru au ſpeclacle dans la loge du duc
· Durſel, & a reçu du public l'accueil
#
lc plus flatteur.
Enfin, Monſeigneur, le triomphe des
démocrates eſt complet, j'ai ſoupé hier
au ſoir chez la Pineau , & Vander Noot
ne s'eſt pas même griſé ; je ne ſais pas
. ſi l'on ſe méſie de moi , mais pendant
tout le repas on n'a pas dit quatre mots :
j'ai ſu qu'on avait paſſé la nuit à brûler
des papiers & à faire des paquets; mais
/Valckiers eſt déterminé à s'emparer des
perſonnes de vander Noot & de van
Eupen ; je lui en ai même répondu ſur
ma tête, & certainement ils ne m'échap
peront pas ; je me ſuis chargé de les
arrêter , & j'en attends l'ordre. Je ne
ſais encore qui oſera me le donner.
J'attends également les vôtres..
le ſuis avec reſpect, &c.
( 13c )
P. S. Voilà trois mois paſſés que je
ſuis employé par le gouvernement dans
les Pays-bas , je ſupplie Monſeigneur de
ſe reſſouvenir qu'il m'a été promis une
gratification de 3ooo livres , fi ma miſ
fion durait plus de trois mois ; je vous
prie de m'en faire expédier l'ordonnan
ce , ainſi que le rembourſement de mes
faux frais , montant à 4ooo livres, dont
je joins l'état à ce rapport. .
se3-.»+,»+ eºc'麻+ »+.# > -- ºhºº , -5« » 3º

| HUITIEME R A P P O R T.

Propoſition du grand duc de Toſcane ;


Linguet y répond. Serment des volon
taires. Adreſſe de la Société patrio
tique ; Linguet y répond Dernier
coup mancué par les démocrates, J.
le Sueur les trahit, livre leur Jecret
à Vander Noot & ſe réconcilie avec
lui. Journées des 16 & I7 Mars ;
fiiite genérale des démocrates. Van
der Merſch fait ſoulever l'armée. Le
baron de Schönfèld marche contre lui.
J. le Sueur eſt envoyé à Namur avec
van Hamnie & Deslondes ; van der
Merſch eſt trahi ; il ſe rend à Bruxel
les, y eſt ar été & envoyé à la cita
| delle d' Afnvers. Linguet eſt foudoyé
| par le congrés & envoyé en France.
Triomphe aſſuré de Vander Noot ;
adoration de ſon image qui CPere un
miracle.
De Bruxelles, le 16 avril 179o.

MON S EIG N EU R ,

J'ai vu partout les peuples inconſé


( I32 ) -

suens dans leur amour, comme dans


leur haine , retirant auſſi facilement leur
faveur qu'ils l'avaient accordée , briſant
aujourd'hui l'idole qu'ils adoraient hier ,
mais je le répéte encore , il n'en eſt pas
un ſeul auſſi hanneton que celui dc
Bruxelles ; il y a ſix ſemaines que j'ai
eu l'honneur de vous adreſſer mon der
nier rapport. A cette époque je regar
dais la chûte de vander Noot & de
van Eupen comme certaine, je n'atten
dais que l'ordre de les arrêter ; tout eſt
bien changé, Monſeigneur , aujourd'hui
vander Noot eſt non ſeulement le chef
abſolu de la nation , mais fait encore
des miracles. Vous avez vu dans les
papiers publics, comme ſur le cadran
d'une montre , la marche de la révo
lution belgique , je vais vous ouvrir la
boëte , & vous faire voir le mouvement
intérieur de cette pitoyable machine.
Le premier mars, la poſition des dé
mocratcs était ſuperbe : je voyais Van
der Noot & les Etats accablés par la
Société patriotique qui n'ambitionnait
que la vraie liberté de la nation , par
la cabale de la maiſon d'Aremberg qui ,
- - |. : voulait
( 133 )
voulait rendre à Léopold la fouverai
neté; enfin par le comité Gallo belgi
que, qui ne ne cherchait qu'à ruiner les
deux partis l'un par l'autre, pour éle
ver ſous leurs débris un trône au duc
- d'Orléans : quinze jours ont ſuffi, Mon
. ſeigneur , pour changer la face de la
* Belgique ; les démocrates viennent d'a
bandoner le champ de bataille, la So
ciété patriotique eſt anéantie , la maiſon
d'Aremberg en fuite, & le comité Gal
º lo-belgique au diable. J'ai heureuſement
º prévu leur chûte aſſez à tems pour m'é
| ioigner d'eux & faire ma paix avec Van

#
der Noot à leurs dépens.
A peine avait on reçu à Bruxelles la
nouvelle de la mort de Joſeph II, que
nos ex-gouverneurs-généraux adreſſerent
aux Etats de Flandre & du Brabant une
lettre, à laquelle était jointe une dé
claration du ſucceſſeur de Jyſeph, le
grand duc de Toſcane dans laquelle ce
prince, déſapprouvant la conduite de
l'Empereur & de ſes miniſtres, annon
çait à la Belgique qu'en montant ſur
· le trône, il ne voulait voir que ſes en
fans dans tqus ſes fujets, & ne regner .
Tome II. M
( 134 )
que par les loix , qu'en conſéquence,
il leur rendait non-ſeulement tous leurs
droits & privileges conſacrés dans la
Joyeuſe-entrée , mais qu'il leur offrait en
core d'augmenter ces droits, ſi la na
tion formait des deſirs nouveaux. Il faut
defirer la paix autant que le vertueux
Léopold paraît l'aimer , pour faire à des
ſujets rebelles des propoſitions auſſi pa
ternelles ; elles étaient même ſi avanta
geuſes que l'on aurait pu douter de leur
authenticité, ou de leur fineérité ſans la
ſignature de LL.AA. R R. qui s'en ren
daient garantes. - -

Certainement les Belges devaient re


cevoir cette déclaration à genoux , ce
fut ainti que la reçut la Société pa
triotique , mais la Société patriotique
ſeule ne voulait que le bonheur public ,
les Etats , les prélats , les prêtres, les
moines , Vander Noot, Sémonvtlle &
la cabale françaiſe voulaient conſerver
ou arracher la ſouveraineté. La voix des
Vonck , des Verlooy , des Daubreme{,
des Herbiniaux , des vrais amis du peu
ple, fut donc étouffée par les cris ſé
ditieux de tous les partis ; il fallait ce
( 135 )
pendant aveugler le peuple , il fallait
trouver un écrivain aſſez vil, aſſez mer
cénaire pour oſer publiquement violer
la vérité, & ſe louer du bonheur & du
ſang d'une nation entiere ; ce monſtre
littéraire exiſtait , il exifiait au milieu
de Bruxelles. Vous reconnaiſſez , Mon
ſeigneur , cet écrivain fameux par la vé
nalité de ſa plume , l'impudence de ſes
paradoxes, tour à tour apôtre du deſ
potiſme ou de la révolte , apologiſte de
"Tibere & de Néron , détraéteur de Marc
Aurele & d'Henri IV , l'avocat de d'Ai
guillon & de Morangiés. Linguet re
pouſſé de la Suiſſe, de l'Eſpagne , de
la France & de l'Angleterre , croſſait ſur
les bords de l'Eſcaut ; tous les partis
jetterent les yeux ſur lui , tous les par
tis le mépriſerent aſſez pour marchan-/
der ſa plume , il prit de toutes les mains,
& traça ſes obſervations d'un républicain
en réponſe au mémoire de Léopold.
Ce:te brochure pitoyable était ſuffiſante
| pour l'imbécille Brabançon , le plus ſtu
pide, le plus borné, le plus ignare de
tous les peuples, qui , ſur la parole de
Linguet, fut perſuadé que Léopold était
M 2.
( 136 ) -

un menteur & la princeſſe Marie-Chriſt


tine fa ſœur, & le due de Saxe-Teſchek
ſon époux, deux fauſſaires.
Vous êtes ſans doute curieux , Mon
feigneur, de ſavoir fi Linguet jouit à
Bruxelles de quelque conſidération ! d'au
cune, Monſeigneur , d'aucune ; il eſt gé
néralement mépriſé ; l'Empereur après
s'en être fervi dans l'affaire de l'Eſcaut,
s'en était dégoûté par le prix exceffif
qu'il mettait à ſes malheureuſes feuilles ;
le miniſtre le mépriſait & le repouſſait,
les patriotes le mépriſaient & le repouf
ſaient, enfin Vander Noot le mépriſait,
& juſqu'à ce moment avait repouſſé ſa
plume ; perſonne ne le voyait à Bruxel
les , où il vivait crapuleuſement avee
une eſpece de mégere qui , pour ſuivre
ce beau Paris , a abandonné ſon mari
& ſes enfans; Joſeph II avait ordonné
à Trautmansdorff de le faire pendre,
& je ne ſais comment il a échappé à
la corde qu'il a tant de fois friſée , 8s
qu'il eſt enfin allé filer à Paris , où quel
· que jour nos bons Pariſiens l'attacheront
fans doute à la lanterne, à côté de ſois
digue ami l'abbé Maury. · -
( 137
Les Belges regarderent les propoſitions
de Leopold, comme un piege que leur
tendait ſa faibleſſe , cn attendant qu'il
fût aſſez fort, pour ſe venger, & la ré
volution marcha ſon train ; mais le pe
tit nombre de troupes autrichiennes,
que Vander Merſch avait repouſſé au
delà de la Meuſe , & qui, ſe tenant ſur
la défenſive ſous le canon de Luxem
bourg, ne cauſaient aucune inquiétude
aux Belges , leur laiſſa le malheureux
loiſir de ſe diſputer le ſceptre que la
maiſon d'Autriche laiſſait échapper.
Vander Noot avaît vainement tenté
de déſarmer Walckiers ; Walckiers, le
>
28 février, avait bravé le magiſtrat , &
- l'avait forcé de retirer l'ordonnance qui
ſupprimait fa compagnie : les volontai
res faiſaient la force de Bruxelles ; ils
formaient ſix compagnies : quatre avaient
, pour capitaines le duc d'Arembers , le
baron de Loen, Walckiers & Montclerr
geon, tous quatre démocrates déclarés ;
les Etats nè pouvaient compter que ſur
la compagnie des chaſſeurs compoſée de
feélérats à gages, & ſur celle de Fran
guen qu'on appellait celle des francs
4
( 138 )
coquins, du nom de leur digne eapi
tâ1Ile,

La partie n'était pas égale, Vander


Noot le ſentait avec effroi, mais le fu
blime Van Eupen crut avoir trouvé un
expédient divin pour s'aſſurer de toutes
les compagnies ; il ſavait combien les
Brabançons étaient ſcrupuleux obſerva
teurs de leurs ſermens. Moyennant cent
louis donnés à Franquin , ce vil ſcélé
rat propoſa à ſa compagnie de jurer fi
délité aux Etats ſouverain-conſtitué. Sa
compagnie digne de ſon chef, promit
Je ſerment qui devait ſe prononcer le 6
mars. Tout le monde fut indigné de la
baſſeſſe de Franquin , lui ſeul n'en rou
git pas.
Il eut même l'impudence de ſe faire
adreſſer ces vers dans le journal de
Bruxelles. -

De notre ſainte liberté


L'on t'a vu le premier déployer la banniere »
Et le premier de l'aigle altiere,
Ton cœur républicain ſut braver la fierté.
Tu fus par tes conſeils préparer la victoire :
Ot: vit par ta valeur nos tyrans abattus ;
Caton dans le ſénat, Camille aux champs de
- gloire, -

',- -
\ -

( 13o )
Franquin joint la valeur aux plus douces vertus ;
Daigne accepter ce faible hommage
De tes amis , de tes eufans,
Et puiſſent tes longs jours égaler ton courage ;
Ce ſont là nos deſirs, ce ſont là nos ſermens.

· Ces vers ſont du rédacteur de ce pi


toyable journal, qui le faiſait pour un
morceau de pain , & qui, pour flatter le
bon goût des Bruxellois, le commençait,
_Au nom du Pere & du Fils & du St
Eſprit , par une lamentable vie des faints,
puis ſuivaient quelques ſarcaſmes contre
les philoſophes modernes & contre l'aſ
ſemblée nationale de Frauce, puis des
lettres des héros de l'armée brabançon
ne, & le tout finiſſait par de longs élo
ges des acteurs de Bruxelles : ces vers lui
furent payés cinq louis par un nommé
Moſſélman, volontaire de la compagnie
de Françuen , braſſeur, & deſcendant de
Charlemagne. C'eſt Vander Noot qui
fait les frais de ce journal (a).
(a) Avec la même fidélité que j'ai dit la vé
rité dans tous mes rapports, je dois & je fais
l'aveu de mes erreurs que j'ai corrigées autant
que je l'ai pu dans cette nouve Ile édition. C'eſt
donc avec plaiſir que je rétracte ce que je dts
ici d'un homme de lettre eſtimable & malheus
1eux, ſur lequel j'avais été trompé.
( I4o )
Les volontaires, de la compagnie de
Franquin chercherent à ſéduire ceux des
autres compàgnies , & à les engager à

M. de Beaunoir, loin d'avoir jamais été foldé


par Vander Noot, fut obligé de quitter furti
vement Bruxelles le 18 mai 179o, pour ſe ſouſ
traire à toute la fureur de Vander Noot qu'il
avait provoquée, en ofant écrire à ce dictateur
tout-puiſſant la fameufe lettre de Mad. du Buiſ
ſon, époufe de l'auteur auquel j'avais attribué
le Drame de Vander Noot , qui eſt de M. de
# Il le fit à Amſterdam , pour fe venger
e Vandez Noot qui, loin de lui folder le Jour
nal de Bruxelles, qu'il avait créé, lui en en -
leva le privilege au bout de deux mois, pour
avoir ofé jetter quelques fleurs fur la tombe de
3oſeph II, & avoir annoncé aux Brabançons -
les vertus & les droits de Léopold.
Je déclare donc que M. de Beaunoir, n'a jamais
été fol dé par le Vander Noot, que c'eſt lui qui
au milieu de Bruxelles jetta la premiere pierre
à Vander Noot, par la lettre de Mladame du
Buiſſon.
Qu'il fut obligé de fuir en Hollande, & que
ee fut lui qui couvrit de boue les Ariſto-théo
erates de la Belgique dans le célebre drame de
Vander Noot, chef-d'œuvre de politique dra
matique, & l'ouvrage le plus fort & le mieux
fait fur la révolution belgique, qui fans doute
lui fut triplement payé par LL. AA. RR. les
Gouverneurs-généraux, auxquels il alla exprès
en faire la lecture d'Amſterdam à Bonn , & par
Léopold auquel il le dédia , & par les Vonckt$
tes dout il a fait ſes héros,
- ^
( I4I )
prêter le même ſerment qu'eux ; Wale
kiers en ayant été inſtruit, adreſſa un dif
cours à ſa compagnie, qui fut reçu avee
les plus vifs applaudiſſemens, & produi
ſit le plus grand effet : les francs coquins
furent hués & repouſſés avec mépris ;
enfin le grand jour du ſerment arriva :
dès les huit heures du matin, le 8 mars,
· la compagnie de Franquin & celle des
Chaſſèurs étaient déjà ſous les armes ,
ſur la grande place , prêts à prêter le
- ſerment de fidélité aux Etats duement
conſtitués ſouverains. Vander Noot &
Van-Eupen arrivent , ils jouiſſent quel
que tems de leur triomphe & de la do
cilité des volontaires des deux compa
gnies , mais les quatres autres n'arrivent
pas ; celles de Walckiers & du baron
de Löen étaient au collége theréfien ;
eelles du duc d'Aremberg & de Mont
clergeon aux anciens jéſuites ; Vander
Noot s'y tranſporte ; mais il a beau ton
ner, jurer, pleurer, on lui ſignifie clai
rement que l'on ne prêtera pas ſon ſer
ment ; on fait plus, on délibere ſi l'on
ne purgera pas la Belgique de ce tyran ;
déjà le fer était levé, Walckiers a la
|

( I42 )
faibleſſe de ſe mettre au devant du coup,
& de le ſauver; dans le moment Mont
clergeon propoſe une autre formule de
ſerment, il cſt adopté par les quatre
compagnies qui deſcendent alors ſur la
grande place , entourent les deux com
pagnies de Chaſſeurs & des Francs-co
quins , prêtes à les hacher, s'ils ſe re
fuſent au ferment patriotique ; les trai
tres & les ſcélérats ſont toujours lâches ;
les deux compagnies ſe réuniſſent aux
autres volontaires , & le van der Hague
eſt encore obligé, au centre des fix com
pagnies, en préſence de Vander Noot,
qui écume de rage, de Van Eupen, qui
fe mord les levres, du duc d'Aremberg,
de Walckiers , du baron de Löen & de
Montclergeon qui triomphent , du baron
d'Houes & de Françuin qui tremblent
de peur , de lire à haute voix ce ſer
MlleIlt : - -

Moi, armé pour le maintien de la


tranquillité publique , jure fidélité au
peuple & obéiſſance à mes ſtpérieurs ;
ainſi çu à mes officiers, quant au ſer
vice, pendant le tems cue je reſterai
membre agrégé , & je jure l'union en
( 143 ) ,
tre tous les agrégés des ſermens reſ
peâifs.
Alors les fix capitaines des volontai
res s'avancent & prêtent à haute voîx
le même ſerment entre les mains trem
blantes de Vander Noot , tandis que
· Van-Eupen l'écrit ſur les regiſtres de
la république.
Tous les volontaires levent la maiu
en ſigne d'approbation, & mettent leurs
chapeaux au bout de leurs bayonnettes :
un peuple immenſe qui inonde la place,
leur applaudit avec cnthouſiaſme ; alors
le duc Durſel qui était rentré la veille
dans Bruxelles, eſt introduit au centre
du bataillon quarré , & déclaré généra
lifſime aux acclamations de tout le peu
ple ; on bénit ſon nom ; on ſe reſſou
vient alors qu'il a ſauvé Bruxelles en
1787, qu'il vient de faire à la liberté
le ſacrifice volontaire de tous ſes grades,
de tout ce qu'il tenait de la maiſon
d'Autriche ; on ſe rappelle avec indi
gnation la noire ingratitude dont vient de
le payer le Vander Noot, qui l'a chaſſé
des Etats & de Bruxelles même ; le mur
mure s'éleve, & le cri d'indignation ſe
4.

( 144 ) -

prononce, Vander Noot l'entend ; cer


tain de la faibleſſe ou de la généroſité du
duc Durſel , il ſe jette dans fes bras ,
& s'en fait une égide contre la juſte fu
reur , du peuple ; ce moment va décider
du ſort des démocrates & des ariſto
crates. Si le duc Durſel le repouſſe, il
eſt maſſacré , s'il lui rend ſon baiſer ,
Vander Noot eſt plus puiſſant que ja
mais. Le Duc lui rend ce baiſer perfide,
ce baiſer qu'il entend nommer autour
de lui à haute voix, le baiſer de Judas :
il n'a pas la fermeté de le repouſſer &
de le livrer à mille bayonnettes prêtes à
s'abreuver de ſon ſang, & de nouveau
les démocrates manquent leur coup.
Je vous avoue, Monſeigneur, que je
fus ſi indigné de leur peu d'énergie, de
leurs manque de courage , que , ſur le
champ , prévoyant que jamais ils ne vien
draient à bout de réuſſir dans aucun de
leur projets, je pris le parti , non-ſeu
lement de les abandonner, mais même
de livrer tous leurs ſecrets à Vander
IVoot.
Dès le ſoir même je me rendis chez
la Pineau, ou Vander Noot était en
- QQ1'©
- ( 145 )
•ore tremblant du danger terrible qu'it
avait couru ; je fis ma confeſſion géné
rale, je dénonçai tous les projets de
l'hôtel Durſel, de van der Merſch, de
la Société patriotique & du comité gallo
belgique. Vander Noot & Van Eupen
virent avec effroi qu'ils marehaient ſur
un volcan prêt à s'ouvrir : Vander Noot
avait la tête perdue , il voulait fuir , il
voulait ſe tuer; que ne voulait-il pas ?
JVan-Eupen plus froid & plus ſenſé , ſe
chargea du gouvernail du vaiſſeau dans
cette bouraſque, & manda ſur le champ
le baron de Schöenfeld qui était à An
vers ; il ramaſſa également les émiſſai
res ſeerets que la princeſſe d'Orange
ſoudoie pour ſemer la diſcorde dans le
Brabant. Un nouveau renfort lui arriva ,
ce furent Broekauſen , ſecrétaire privé
du miniſtre Hertzberg, & le fils du fa
·meux Ephraim, juif de Berlin, grand
fabricateur de fauſſe monnoie pour le feu
Roi de Pruſſe, & quelques officiers pruf
-ſiens, envoyés par la cour de Berlirr,
qui , quoiqu'elle ne ſe ſoit pas encore
euvertement déclarée , n'en attend que
le moment, & a acheté à Vander Noot :
Tome II. N
( I46 )
4 au comité de Bréda la Belgique qu'elle
doit partager avec l'Angleterre & la Hol
lande ; c'eft le grand 1ecret du comité
de Bréda : & vous voyez, Monſeigneur,
pourquoi Vander Noot re peut pas l'a
vouer à la nation ; je ne le lui arrachai,
moi, que ce ſoir même pour la premiere
fois , & c'eſi ce qui m'a donné la clef
de la nomination du baron de Schoen
fèld au grade de lieutenant générai, &
de gouverneur de la ville d'Anvers , & de
tant d'officiers pruſſiens placés dans l'ar
mée de van der Merych malgré lui. Je
l'ai mandé ſur le champ à M. de *** ,
qui a dû vous en informer, en vous de
mandant de ma part de nouveaux ordres
relativement à cette déeouverte impor
tante , & très conſéquente pour la Fran
ce ; j'ai vainement attendu ces nouveaux
ordres , 8 j'ai ſuivi le cours de l'eau.
Tandis que Van - Eupen raſſemblait
ainſi toutes ſes forces , les démocrates
fiers de l'humiliation de Vander Noot ,
& de la victoire complette qu'ils venaient
de remporter le jour du ſerment , arbo
· rent enfin l'étendard de la publicité : dès
Ie ſoir même de cette journée, ils ré
-
( 147 ) ,
pandent avec profufion un remercîment
imprimé de la Société patriotique de
Bruxelles., , à Meſſieurs les volontaires
agrégés aux ſermens de cette ville.
• Ce remercîment ne produit pas l'effet
qu'en attendent les démocrates, & qu'ils
s'en promettent ; les citoyens paiſibles
ſe demandent avec étonnemeirt , quelle
eſt cette ſociété patriotique, juſqu'à ce
moment particuliere , qui fait des remer
· cimens publics aux volontaires.
Les démocrates étonnés du mauvais
· effet qu'a produit leur premier acte
d'exiſtence publique, croyent y donner
· plus de force en en faiſant paraître un
nouveau muni d'un nom cher à tous les
Brabançons, & que la reconnaiſſance pu
blique a gravé dans tous les cœurs ; en
conſéquence on fait paraître une déli
bération des chefs , doyens & officiers
des volontaires agrégés aux ſermens de
Bruxelles, préſents les députés des com
pagnies reſpectives; Monſieur le duc Dur
ſel, commandant-général des volontai
res, ſiégeant en qualité de premier Pré
ſident perpétuel de l'aſſemblée.
-. . Cette délibération par laquelle on rap
N 2
·( 148 ) -

pelle les volontaires à leurs ſermens, eft


accompagnée d'une lettre particuliere de
M. le duc Durſel aux capitaines des
compagnies des volontaires.
Erfin la Société patriotique porte ſon
dernier coup en préſentant une adreſſe
aux Etats du Brabant , munie de la
fignature de quarante-un citoyens connus,
dans laquelle ils demandent une repré
ſentation légale du peuple à l'aſſemblée
des Etats. • .

Cette adreſſe eſt le tocſin qui donne


• le ſignal de la proſcription fignée chez
la Pineau, par le comité ariſto-théo
crate & pruſſien : d'abord pour combat
tre en apparence à armes égales, on
fait venir Linguet , & moyennant 8o
· louis qu'il demande, il ſe charge de faire
· une réponſe publique à l'adreſſe de la
· ſociété patriotique ; enſuite , nous tra
: vaillons tous à charger la mine : Fran
, quen, Deslondes & Vanhammes nous
amenent un nouveau ſcelérat digne d'être
le ſecrétaire de notre conciliabule : c'eſt
un nommé Gérard, banqueroutier, deſ
cendant du ſcélérat Gerard, l'aſſaſſin de
Guillaume, premier Stathouder d'Hol
( 149 )
1ande , vivant du prix du ſang de ee
grand homme , qu'il a oſé réclamer,
qui lui a été payé en terres dans l'Al
ſace , & ſecrétaire perpétucl de l'aca
démie de Bruxelles.
Ce miſérable nous fournit ce placard
que nous affichons hardiment dans tous
les lieux publics & aux portes de tou
- tes les égliſes.
;

AvIs AUx vRAIs PATRIOTES.

Comme il ſe trouve dans la ville un


- projet pour détruire la religion, la conſ
titution & la liberté, pour y placer
des intrigans d'un club marchand, ayant
pour chefs Walckiers, Chapel, d'Otran
· ge, Van-Schelle, nous prions tous les
: vrais patriotes de ſe rendre demain mar
di I6, à dix heures du matin ſur la
grande place, pour ſoutenir l'aſſemblée
du tiers-état, que ces coquins veulent
empêcher.
L'académicien Gerard, aufſi grand
verſificateur, qu'éloquent proſateur, nous
donne en outre ce joli petit quatrain
( I 5o )
que nous affichons ſur toutes les mai
ions des démocrates connus. . -

' ,, Cette maifon fera pillée,


,, Le propriétaire égorgé, :
,, Pour maintenir la liberté :
,, Qu'ainſi ſoit la publicité ! .
, Pendant que Gerard , ſecrétaire de
l'académie, ſert la bonne cauſe de ſa
plume, la Pineau ne reſte ni les bras
ni les jambes croiſés ; elle ſe rend
comme une ſeconde Amate au rivage,
elle aſſemble les chefs des capons, leur
remet la liſte des proſcrits, celle de
quarante-un citoyens qui ont ſigné l'a
dreſſe patriotique , & leur donse la pro
meſſe ſignée des Etats & de Vander
Noot de 3ooo florins pour les capons
qui ſe trouveront le lendemain I6
mars à huit heures du matin ſur la
grand'place de Bruxelles , & qui obéi
|
ront aux ordres qui leur feront donnés
| par M. Deslondes, ci-devant maître de
penſion à Anſtérdam, & maintenant ca
pitaine d'eſcadron dans le régiment d' Er
· betſfein , à M. Gerard, ſecrétaire per
pétuel de l'académie de Bruxelles, &
& M. Van4animes, condamné à être
"

( 1 51 )
Tendu par l'ancien conſeil ſupérieur de
1'Empereur : leſquels ſont votés par les
Etats pour venger la religion, & l'an
cienne conſtitution. \

Une promeſſe ſi ſéduiſante produiſit le


plus grand effet.
Pendant la nuit du I 5 au I6 , les
moines, nos aides-de-camp , diſtribue
rent aux capons, de petites images de
la vierge , pour les appliquer aux por
tes des vrais amis des Etats, ce ſigne
- devait leur ſervir de ſauve-garde.
Ce ſoir là même le peuple s'eſſaya
ſur l'avocat d'Outrepont , il était fort
tranquillement aux Jéſuites à 5 heures
du ſoir, pour y voir monter la garde ,
tout à coup , l'académicien Gerard le
déſigne à deux capons avec leſquels il
parcourait la ville pour faire afficher ſa
proſe & ſes vers : auſſitôt M. d'Outre
pont ſe voit aſſailli pour une troupe de
poliſſons, hué, infulté, & même ter
raſſé : il n'obtint la vie qu'en faiſant
amende honorable pour ſes écrits patrio
tiques, & baiſant le portrait de Van
der Noot. Cet eſſai fut ſuivi , le même
jour, de pluſieurs autres à peu-Frès ſers
-
- ( I J2 )
blables , mais qui n'eurent : pas d'iſſue
plus tragique. ·
· Enfin le grand jour qui devait éclai
rer le triomphe de vander-Noot, arri
ve : Vanlammes, Deslondes & I'aca
démicièn Gerard ſont avec le jour ſur
, la grande place , ils voyent bientôt ar
river les capons du rivage , on com
mence pour ſe mettre en haleine à caf
| ſer les vitres des quarante un. Quand
· les trois chefs voyent le peuple en ha
| leine, ils lui livrent pour premiere vic
time M. van - Schelle fils, que l'on
tranſpotta baigné dans ſon ſang & mou
rant dans un cachot par ordre de van
der Noot. Alors les trois chefs donnent
. le ſignal du carnage en criant vive
van der Noot : vivent les Etats ! on
, marche au pillage-, les maiſons de
MM. van - Schelle pere & fils , ſont
· pillées de fond en comble : on briſe tout,
juſqu'aux toîts , on jette dans les ca
naux ce qu'on ne peut emporter ; la
, maiſon de M le Coq eſt également fac
| cagée , on briſe les portes & les fenê
tres du banquier Chapelle , qui n'évite
le pillage total qu'en jettant de l'argent
- ( 153 )
par les fenêtres à cette vile populaee
qui ſe porte à ſa maiſon de campagne
hors la porte de Flandres , & la ra
vage ainſi que celle de M. van-Schel
le. Celles des fieurs Coekelberg, Cuy
len, Catoir & du chevalier d'Origon
éprouvent le même ſort : le peuple
veut attaquer celle de M. Simons,
mais il leur annonce avec fermeté qu'elle
eſt minée , que deux pompes ſont rem
plies d'eau forte, & qu'il les défie d'en
trer : le peuple toujours lâche & poltron,
ſe retire.
Les volontaires s'aſſemblent pour ré
primer ce déſordre, mais ils reçoivent
1'ordre de ne point faire feu , le peu
ple eſt inſtruit par vander-Noot même
de cet ordre qu'il intime aux volon
taires à haute voix en préſence de la
populace, auſſi partout où ils ſe pré
ſentent, ils ſont hués, ou accueillis
à coups de pierre.
M. le duc Durſel ſe , tranſporte aux
Etats, y demande des pleins-pouvoirs
pour rétablir l'ordre, on les lui refuſe,
en diſant que l'ordre ſe rétablira bien
/
#ans lui ; on lui fait même entendre qu'il
( I 54 )
s'eſt pas en ſûreté , & qu'il ferait bien
de quitter Bruxelles, ce qu'il fait la
nuit même, ainſi que le duc d' Arem
berg , le comte de la Marck, Wonck
& preſque tous ceux qui avaient ſigné
l'adreſſe de la ſociété patriotique.. Se
monville, Proli, le chevalier For en
font autant, Walckiers ſeul veut faire
tête à l'orage, il s'arme de fermeté, .
mais trop tard , il avait manqué ſon
eoup le 28 février & le 8 mars.
Le mercredi I7, le peuple ſe porte
dès le matin au nouveau marché aux
grains, force la maiſon du ſieur Moſ
ſelman , l'entrepreneur de la ferme du
Mesback ; il briſe ſes meubles , & allait
livrer au pillage cette maiſon, une des
plus agréablement baties , & : des , plus
élégamment meublées de Bruxelles , lorſ
que les patrouilles de la compagnie des
eſcrimeurs commandée par Montcler
geon , démocrate déterminé, arrivant
de tous côtés , viennent à bout , non ſans
peine , d'en déloger le peuple. Une de
ces patrouilles s'empare d'un homme fu
rieux , le garotte, mais trop faible pour
s'oppoſer à tout le peuple qui le récla
( 1 55 )
me, elle ie remet à une garde plus
forte de la compagnie de Walckiers
qu'il commandait en perſonne. Il le place
dans ſon centre pour le conduire à la
grand'garde : le peuple tente de l'arra
cher des mains des volontaires ; les pier
res pleuvent ſur eux de tous côtés, ar
taqués , preſſés, craignant même pour
leurs jours , ils oublient l'ordre que
Ieur avait donné Walckiers même, de
ne point tirer ſur les citoyens , ils
croyent écarter le peuple en faiſant feu,
la derniere ligne du peloton ſe retourne,
& dans l'intention d'aſſurer ſa marche ,
fait une décharge en l'air, mais deux
coups mal dirigés , atteignent deux de
ces furieux, ils tombent morts, & le
peuple épouvanté laiſſe enlever le ſcé
lérat; Walckiers le dépoſe à la grand
garde, & retourne appaiſer le tumulte :
un inſtant après arrive Franquen qui
reconnait ce forcené pour le perruquier
de Gerard ; il le fait délier, & lui
rend la liberté. - - -

Cependant les Etats mandent Walc


kiers. Ils lui déclarent que le peuple
ſur lequel fa, compagnie a fait feu ».
( 1 56 )
. »xige une réparation , une vengeanee ,
& que ſa démiſſion & celle de tous ſes
volontaires eſt néceſſairc au ſalut de la
ville : Walckiers a la faibleſſe de la don
ner , & de livrer ſa compagnie, croyant
peuple ; mais
ſe ſouſtraire à la fureur du
· vander-Noot voulait ſon ſang, il le
fait décreter, & allait le livrer au peu
ple , lorſque Mad. de Croquembourg,
niece du prince de Ligne, charmante
femme , à laquelle mºickier, n'était
point indifférent, & qui lui tenait en
core de plus près par Mlle Walckiers
qui était fa Sapho déclarée, inſtruite
par ſon mari, membre des Etats, que
/Valckiers eſt décreté de priſe-de corps ,
& doit être enlevé la nuit même, ſe
tranſporte chez lui, le fait monter dans
ſa voiture , l'amene dans fon hôtel, où
elle le tient caché un jour & une nuit,
' & obtient de la généroſité de ſon mari
de le ſauver. - -
Ce fut ainſi que vander-Noot, grace
, à van-Eupen, vint à bout de chaſſer la
| maiſon d'Aremberg , Walckiers, tous
· les membres de l'aſſemblée patriotique,
, le comité gallo-belgiqne, & d'écraſer à
- - | , , iamais
( 157 )
jamais la démocratie : dès qu'il fut cer
tain qu'ils avaient tous quitté Bruxelles,
· le peuple fut déſarmé, & le calme ré
tabli : le 18 au matin les capons du
rivage reçurent des mains de la Pineau,
dans la maiſon même de Vander Noot,
* les 3ooo fiorins qu'elle leur avait pro
- mis. - A- - -

| · Le foyer de la démocratie était pour


* jamais anéanti , mais il lui reſtait en
•!

; core trois filieres qui , en ſe réuniſſant ,


#! pouvaient former un nouveau noyau ;
# I'une était à Namur , où le général Van
- · der-Merſch commandait l'armée, l'autre
à Gand, la troiſieme en France. -

Les princes de la maiſon d' Arem


berg ſe retirerent auprès de Vander
Merſch qui fit ſoulever l'armée : le corps
des officiers, au nom de toute l'armée,
adreſſa une lettre fulminante aux Etats ,
leur déclarant que Vander-Merſch était
le chef qu'ils avaient choiſi , qu'aucun
pouvoir ne lui arracherait le comman
| dement d'une armée, dont il avait toute
1'eſtime, l'amour & la confiance, & que
l'armée entiere adhérait en tous points
à l'adreſſe de la Société Patriotique ;
-- Terne II. Q)
( I 58 ) · - - -

enfin que leurs vœux étaient : Iº. Que


8. E. le général Vander Merſch reſtât
généraliſſime de l'armée belgique. 2°.
que le duc Dufèl fût remis à la tête
du département général de la guerre ;
3°. que le comte d' Aremberg fût nom
mé commandant en ſecond de l'armée,
ſous les ordres du généraliſſime Van
der.Meſch ; cette lettre était ſignée de
2 5o ofiiciers. -

Les efforts des démocrates à Gand,


quoique moins publics , n'étaient , pas
moins dangereux ; ils avaient échauffé
le peuple contre les Eats de Brabant ,
qui affectaient la ſouveraineté ſur tou
tes les autres provinces belgiques , &
dans l'eſpérance de voir la cour aban
donner Bruxelles , & s'établir dans la
premiere ville qui rentrerait fous la do
mination autrichienne, Gand parlemen
tait en ſecret avec les gouverneurs-gé
néraux. . - - -

Enfin tous les chefs de l'affèmblés


patrioticue qui ſe réfugiaient en France ,
étaient autant de voix qui allaient s'éle
ver contre la révolution belgique, &
( 1 59 )
souvrir ſes chefs de ridiculc Sz de mé .
pris.
, Il fallait réſiſter en même tems à ees
trois attaqucs : il y eut un grand conſeil
tenu chez la Pineau , dans lequel van
Eupen déploya tout ſon génie jéſuiti
que. Voici le plan qu'il dreſſa.
Vanhammes, Deslondes & Gerard
furent envoyés à Namur ſous mon inſpec
tion pour ſoulever la bourgeoiſie contre
Van der-Merſch & l'égorger même ainſi
que la garniſon, en cas de beſoin. Tan
dis que nous devions travailler les bour
geois, le général Schoenfèld devait mar
cher ouvertement avec toutes les trou
pes qu'on pourrait raſſembler à Bruxel
,
les, de Louvain & d'Anvers contre Van
der-Merſch, & le combattre partout où
il ſerait. -

On envoya à Gand une miſſion de

prêtres & de moines, que van Eupen


jugea ſuſſiſante pour rappeller le peuple
à ſon premier fanatiſme. -

| Il fallait oppoſer en France aux cla


bauderies des démocrates réfugiés, un
aboyeur capable de couvrir leurs cris,
& aſſez impudent pour être l'apôtte du fa
- , - () 2.
\
( 16o ) -

»atiſme & de l'ariſto-théocratie belgiques;


JLinguet fut l'homme que choiſit van
JEupen. Moyennant trente mille florins
eomptans , & un traitement annuel de
douze mille florins , il conſentit à aller
braver la lanterne pariſienne , à repren
dre ſes annales, & à devenir l'apôtre de
Vander-Noot dans les Gaules.
Vous voyez , Monſeigneur, que ce
van Eupen n'eſt pas un ſcélérat ordi
naire, & que Cromwel pourra dans les
enfers lui donner l'acolade.
Tout a réuſſi ſuivant ce plan ſubli
me. Je partis avec - Deslondes, Van
homme & Gerard pour Namur : nous com
mençames à répandre ſourdement dans
la ville que Vander-Merſch avait fait
un traité ſecret avec Leopold pour lui
livrer Namur & l'armée ; à force d'ar
gent je gagnai le major de Piper , an
· cien page du Roi de Suede, celui mê
me , qui avait fait ſigner à tous les offi
eiers la lettre aux Etats de Brabant :
, il ne me fallut que trois jours pour
m'aſſurer de toute la bourgeoiſie & de
la municipalité : j'en donnai auſſitôt
· avis à van Eupen, & le quatrieme jour
( 161 ) -

le général Schoenfèld marcha vers N2 .


mur : Vander-Merſch à cette nouvelle
·ſortit de la ville avec I8oo hommes
& quelques canons pour aller au -devant
de Schoenfeld : auſſitôt que vander
Merſch fut ſorti, je fis fermer les por
tes , braquer le canon , & armer le peu
ple; vander-Merſch eſt déclaré traitre
à la patrie, ſes troupes même refuſent
de combattre celles du général pruſſien,
· & mettent bas les armes : Schoenfeld
rentre triomphant dans Namur, & prend
le commandement de l'armée. Vander
Merſch vient à Bruxelles pour ſe juſti
fier, & eſt envoyé priſonnier à la cita
delle d'Anvers. L'armée déſavoue la let
tre des officiers , les officiers avouent
qu'ils ont été ſéduits par vanderº Merſch
& ſes créatures, on en déplace quel
ques-uns , qu'on remplace par des Pruſ
ſiens, & toute l'armée eſt dévouée au
jourd'hui au roi de Pruſſe.
Le ſuccès fut égal à Gand , & les
prêtres & les moines ont ſi bien prêché
le peuple qu'après avoir redemandé à
grands cris le général vander-Merſch ,
Q 3
( 161 )
i! a fini par l'abandonner, par ehaſſer
blWalckiers & les démocrates bruxellois
qui étaient venus y former un nouveau
comité, & par arrêter enfin le duc
Durſel, & l'empriſonner dans l'abbaye
de St. Pier e.
Van-Eupen ne ſera pas moins heu
reux en France : déjà Linguet eſt à Pa
xis, déjà il a repris ſes annales , Se
fidele à ſa parole, dès ſon premier nu
méro, il s'eſt déclaré le digne chevalier
de Vander-Noot, & des moines de la
Belgique. -

Vander Noot jouit de ſon triomphe,


& hume à longs traits la coupe de I'or
gueil. Tout plie ſous ſon pouvoir, tout
ſe courbe ſous ſa verge ſacrée, ſon
buſie eſt promené en proceſſion dans
toutes les rues, dans toutes les places ſ
de Bruxelles ; ſes images ſont placées
dans tous les cabarets ; on allume des
cierges, on force les étrangers même à
s'agenouiller dcvant ces images ſacrées,
& à les baiſer ; enfin, Monſeigneur.,
pour finir par un trait qui vous peigne
la baſſeſſe de ſes créatures , & la ſtu
( 163 )
pidité de ee peuple , les payſans du
plat-pays étant venus prêter ſerment aux
Etats, on leur a donné la bénédiction
avec le buſte de Vander-Noot. Ces
bonnes btutes ont cru l'entendre parler,
ils l'ont dit, auſſitôt vander-Hague a
aſſuré ſur ſerment qu'il avait parlé ,
qu'il l'avait , entendu , & il a été pu
blier ce miracle par toute la ville qui
* le croit : voilà quel eſt le Brabançon !
voilà quels ſont ſes chefs.
Cette révolution, Monſeigneur, étant
abfolument finie, je ne puis vous être
d'aucune utilité dans ce pays , qui n'of
fre plus qu'un troupeau d'eſclaves ſans
lumieres, & ſans énergie, conduit par
deux ſcélérats , qui l'ont vendu au bou
cher pruſſien , qui viendra au premier
jour le tondre ou l'égorger. -

Je crois que je pourrais vous être


beaucoup plus utile , ſoit à Londres ,
ſoit à Turin, ou même à Rome : j'at
tends vos ordres pour me tranſporter
partout où vous daignerez m'envoyer.
Je n'ai point encore reçu de M. de ***,
la gratification de 3ooo liv. qui m'a
( 164 )
été promiſe de votre part, ni même le
rembourſement de mes faux frais mon
tant à 4ooo liv. Je ſupplie votre gran
deur de m'en faire expédier l'ordon
mance.
Je ſuis avec reſpect ,
M oN s E I G N E U R,

Votre très-humble & très


ſoumis ſerviteur,
J. LE S u E U R. ·
( 165 )
•ºººººººººº-eoeºeºeººº
NE U V I EM E R A P P O R T.

Le gouvernement devient ariſio théocra


tique. Vander Noot & Van Eupen
s'érigent en tyrans. Conjuration à
Courtray pour enlever Vander Merſch;
Jacques le Sueur la fait échouer. Far
-- ce jouée a Bruxelles ; enterrement du
Vonckiſme. Nouveau c aſfronts faits
au duc Durſel. Paix de Reichenbach :
premier effroi des Belges : les roya
| liſtes délivrent le duc Durſel. Au- :
dace du congrès belgique. Croiſade
brabançonne commandée par Vander
Noot. Défaite des croiſés. Marche
des Autrichiens dans les Pays bas :
les patriotes chaſſés du Limbourg ;
grande Proceſſion à Bruxelles ; hor
rible aſſaſſinat de Van Kriecken.
Amours du Révérend Pere Hu
gues , capucin , avec ſe niece.
Manifeſte de l'Empereur : réponſe
inſolente du congrès. La Pineau ſe
vend aux Autrichiens. Vander Noot
( I66 ) •'

& Van Eupen font leur traité ſecret,


&, de concert avec le général Schoen
fèld, livrent la Belgique : les Au
trichiens s'emparent de Namur.Red
dition de Bruxelles & de toutes les
prot inces des Pays-bas, Ligue ſecrete
ſign e à Lier. Retraite de Vander
Noot, de Van Eupen & de la Pineau.
De Bruxelles le 8 décembre 179e,

M oN c H E R L E C T E U R,

C'eſt à toi ſeul que j'adreſſe ce der


mier rapport ſur cette fameuſe révolu
tion belgique qui s'eſt ſoutenue pendant
une année entiere, ſur l'imbécillité des
peuples, le fanatiſme des prêtres, l'hy
pocriſie d'un tartuffe fin & ambitieux,
& l'impudente ſcélérateſſe d'un coquin
crapuleux qui , incapable de ſoutenir le
rôle de Cromwel, aurait dû finir com
me Pugatcheuv. ·
Léopold reſſent les heureux effets du
«alice amer que Frédéric lui fit boire à
Reichenbach, & la conquête des Pays
67 ) -

bas , enleve la tache # l'Europe voyait


à ſa- couronne d'olivier. -

Les Belges ont été les dupes du ca


binet de Berlin, & en euſſent été les
victimes ſans la généroſité de leur vain
queur ; c'eſt une grande & terrible le
çon pour les Liégeois, également dé
joués par un prince dont le machiave
liſme forme toute la politique , mais qui
peut être va voir fondre ſur ſa tête les
orages qu'il envoyait de Potzdam ſur
le reſte de l'Europe.
Mes rapports précédens t'ont fait con
naître aſſez, mon cher lecteur, & les
cauſes , & la marche , & les acteurs de
la révolution : mon ouvrage ſerait im
parfait, ſi je ne t'inſtruiſais pas égale
ment & des cauſes & de la marche de
la contre-révolution. -

· Ma plume va paſſer rapidement ſur


des faits que tous les gazetiers ont rap
portés ; elle ne s'arrêtera que ſur ces
anecdotes précieuſes que le cagotiſme,
la politique & la ſcélérateſſe ont ſoi
gneuſement enveloppées d'un nuage que
ſeul j'ai pu percer, que ſeul j'oſe diſſiper.
A peine Vander Noot ſe vit-il à la
( 168 )
tête de la nation belgique, qu'il oublia
qu'il ne devait ſon élevation qu'à ſon
maſque patriotique ; ſes yeux ſe ferme
rent ſur l'abyme que chaque pas vers
la grandeur , rendait plus profond ſous
ſes pieds ; aveuglé par des ſuccès fi peu
mérités, il ſe crut un grand homme ;
il devint l'ennemi juré de tous ceux qui
avaient réellement préparé & forcé la
révolution , & le tyran d'un peuple qui
croyait n'avoir combattu que pour la
liberté. Il oſa les frapper d'une verge
de fer, mais comme elle était ſacrée par
les prêtres , le peuple courba dévote
ment la tête, & plia le genou, devant
le ſcélérat qu'il regardait comme le dé
fenſeur de la religion , & qu'il s'était
accoutumé à nommer le martyre de ſes
droits & de la liberté. .
, Secondé par le génie fourbe & adroit
de Van Eupen, Vander Noot oſa tout :
les Vonckiſtes, les Déºocrates, les
Royalijles furent indifféremment per
ſécutés & dénoncés au peuple comme
ſes ennemis : leurs biens furent pillés ,
& ils n'échapperent aux cachots qu'en
· · · · -- • - , fuyant
( 169 )
fuyant une patrie ingrate, à laquelle iis
avaient fait les plus grands ſacrifices.
En vain les Vonckiſtes eſſayerent-ils
de ranimer leur parti en Flandres : en
vain appellerent-ils le Flamand à la
vengeance, en vain voulurent-ils fon
der la révolution ſur des baſes plus po
pulaires & plus juſtes , en l'aſſimilant à
celle qui vient de régénérer la France ;
le duumvirat, ſoutenu & averti par les
prêtres, déjoua tous leurs projets, &
n'eut pas de peines à les rendre ſuſpects
à un peuple qui ne voyait dans ſa li
berté, que celle de pouvoir plus libre
inent porter les fers du monachiſme.
Les Vonckiſtes s'étant portés en force
, à Gand , y réveillerent dans le cœur
· des Flamands l'attachement qu'ils de
vaient à leur brave compatriote, l'in
fortuné Vander Merſch dont le ſeul cri
me étah d'avoir deviné la cabale pruſ
ſienne, & d'avoir refuſé de livrer à Fré
| deria un peuple que lui avaient vendu
Pander Noot & Van Eupen.
Les habitans des villes de Courtray ,
Menin & Oſtende formerent le généreux
projet d'aller délivrer à force ouverte
Tome II. - P
( 17o )
•e général ; on fit une fouſcription fe- .
crete pour ſubvenir aux frais de cette
expédition ; & le 28 mai , un général
français arriva à Courtray, ayant ſous
ſes ordres plus de vingt officiers volon
taires de la même nation : M. Sandelin
avocat de Vander Merſch remit au ma
giſtrat & au député de la ville le plan
détaillé de cette expédition , qui fut
, diſcuté & approuvé : à cinq heures du
ſoir toute la garniſon de Menin tant
officiers que ſoldats arriverent, ainfi que
les volontaires de Tournay , tous de
vaieut marcher le lendemain vers la
ſainte ville d'Anvers. Le ſuccès de cette
expédition était immanquable, elle al
lait devenir lé tocſin d'une contre révo
lution, les Vonckiſtes & les Démocra
tes triomphaient ; mais Van Eupen fut
averti à tems par deux curés de Tour
nay : il me dépêcha dans la nuit même ,
les poches chargées d'or : j'arrivai avant
le jour à Courtray : je m'abouchai avec
les principaux officiers , je répandis l'or
à poignée, je promis tout au nom du
congrès ſouverain , je montrai les blancs
ſeings de Vander No3t & de Van Eu
( 171 )
pen : je perſuadai, j'éblouis, j'intimidat,
je ſéduiſis , S. je fis manquer cette ten
tative bien combinée ſans doute , mais
qu'on eut l'imprudence de confier à des
prêtres. Ce fut la derniere que firent les
Démocrates , & je portai le coup de mort
à leur parti, qui ne s'en eſt pas relevé.
Après m'être aſſuré des Tournaiſiens,
je me rendis à Courtray où je montrai
imprudemment un faux ordre du congrès
qui m'autoriſait à transférer Vander
Mercſh d'Anvers à Gand. J'annoncai que
l'ordre était exécuté , que Vander
Merſch était en route, & qu'il arrive
rait la nuit même à Gand : je m'abou
chai , ſecretement avec le commandant
de l'exécution, & ayant couvert de mille
louis la miſe des Vonckiſles, il con
gédia tous ceux qui l'avaient joint, &
je diſiribuai de l'argent à ceux qui en
eurent beſoin , ou qui en exigerent pour
retourner chez eux.
Vander Noot & van Eupen revenus
de leur frayeur, répandirent la terreur
& la méfiance dans les campagnes , &
ſignalerent leur triomphe par des em
priſonnemens arbitraires qui ſe ſucce
P 2.
( 172 )
derent par centaine pendant huit jours,
Raſſuré du côté des Vonckiſtes, les
Duumvirs fongerent à ranimer la fureur
des patriotes contre les Autrichiens; le
grand moyen de donner du courage aux
Belges, eſt de les faire trembler par leurs
Notre-Dames , ou le ſaint Sacrement ;
ee fut auſfi celui qu'employerent les deux
ſcélérats. , -

Ils eurent l'impudence de répandre


eet avis, qu'ils trouverent deux hom
mes aſſez vils & aſſez plats pour le ſigner.
Je le conſerve dans ce rapport , comme
une de ces pieces fi précieuſes à l'hiſ
voire pour peindre d'un ſeul trait l'eſ
prit d'un fiecle ou d'un peuple. Le voici.
» Le département général de la guer
» re, pour donner aux habitans des
,, provinces de l'union , une idée des
» horreurs, des impiétés , & des exé
y

» crations , auxquelles ils ſeraient ex


» poſés , ſi les Autrichiens , qui dans
» ce moment ont forcé les deux colon
, ,, nes de l'armée , & tentent de paſſer
» la Metſe, rentraient dans le pays ,
s, croit devoir imprimer & répandre dans
( 173 ) ·
» le public la déclaration qui fuit , dont
y» il conſerve l'original. »
» Le ſouſſigné déclare & atteſte par
3» cette , en faveur de vérité, & ſans
3» induction de perſonne, d'avoir cn
2» tendu dire au capitaine de Würtem
3» berg, de Ketelbutter, devant plu
25 ſieurs perſonnes , qu'iI ſe flattait
3» avec ſes gens d'aller chercher le
-3 »
diable en enfer, & que s'il avait le
2 bonheur de conduire ſes foldats à Ni
»
32
velles , il leur fèrait manger les ſain

tes hoſties en guiſe de pain de mu

nition, & que des vaſes ſacrées il
leur fèrait faire des boucles : décla
3» rant en outre que les dits diſcours
2 ont été tenus dans le courant de ce

,
23 mois , dans un village près de Lu
29
bin. En foi de quoi j'ai figné la pré
.29 ſente ;
» Signé Dagobert,
3» & plus bas moi préſent ,
» E. F. J. Cupis de Camargo. »
· , Pour prévenir ces malheurs affreux ,
ſ, le département général de la guerre ,
23. exhorte & conjure tous les bons ci
2} toyens au nom de la º# & de
- P
-

( 174 )
» la patrie, de s'armer pour la dé
» fenſe du pays , & de ſe réſoudre à
» mourir plutôt que de retomber au pou
» voir de leurs ennemis. »
· A cette imbécille déclaration , on joi
gnit pour le peuple la farce ſuivante ,
plutôt faite pour le I2eme que pour le
I8eme ſiecle.
» Le chapitre d'Anderlecht, le curé &
les gens de loi , avec plus de I 5oo vil
lageois armés, arriverent à Bruxelles au
bruit d'une muſique militaire : un char
de triomphe attelé de fix chevaux était
placé au centre de la troupe : des en
ſans ſuperbement vêtus portaient diffé
rens emblêmes ; l'un au milieu du char,
tenait un bâton , au bout duquel était le
chapeau de la liberté: un autre élevait
le portrait- de Vander Noot : un troi
ſieme portait les armes du Brabant. Mais
le principal ornement du char était un
· Chriſt qui en dominait la partie fupé
rieure : il était préſenté par une char
mante perſonne qui repréſentait la re
· Jigion , & montrait au peuple ce géné
ral crucifié ſous la protxction duqucl
ils combattent : (Je te préviens, moa
( 175 )
eher le 7eur, que dans cette pompeuſs
deſcription, je copie mot pour mot la
relation qu'en donna le lendemain la
ſpirituelle gazette de Biuxelles. ) Qua
tre petits canons de carton doré , étaient
au bord du char, & quatre enfans ha
billés en voiontaires , ayant mis le feu
au canon , une pluie de louis d'or en
eſt ſortie au lieu de boulets ; c'eſt un .
don que fait la ville pour l'acquiſition
de quatre canons.
» Les villageois d'Ohïn , de Houille
berg , de Duysbourg & de Tervueren .
avec ceux de Voſſem & de Nereyfſehe,
au nombre de quatre mille hommes.
tous bien armés & exercés , ont égale
ment mérité les applaudiſſemens de toute
la ville. - -

» Les viilageois de St.Jooſten-Noode,


& d'Eegenhove, au nombre de deux mille
hommes bien exercés , leurs ſeigneurs &
leurs curés à leur tête , ſont également
venus offrir leurs ſecours aux Etats &
au congrès. Pluſieurs autres villages avec
celui de Weſenbeek, leur ſeigneur à la
tête, ſe ſont également attirés les ap
plaudiſſemens des bons citoyens , enfix
( 176 )
pMus de dix mille de ces bons & vaitlans
villageois ont rempli la ville de leurs
acclamations & de leurs cris de Vivent
les Etats ! vive le congrès ſouverain !
vive Henri Vander Noot !
» L'affluence était ſi grande que depuis
Io heures du matin juſqu'à trois heures
de relevé, la grande plaee a été con
tinuellement occupée par ces villageois
qui ſe préſentaient ſucceſſivement aux
Etats. On compte déja plus de cent miIle
villageois qui ſont venus offrir leurs bras
aux Etats pour la défenſe du pays &
des légitimes repréſentans. Si, comme
on peut bien ſe l'imaginer , c'eſt l'en
terrement du Vonckiſme , on pourra dire
que jamais Duc de Brabant n'a eu de
eonvoi funebre plus nombreux & plus
impoſant. »
Voilà quelles ſont les reſſources de
Vander Noot ! voilà les grands reſſorts
de cet illuſtre politique ! il dépenſe les
tréſors des pauvres Belges qui ne ſen
, tent ni ne voyent rien ; & tandis que
- leurs troupes manquent d'habits, de ſou
liers & de pain, les Duumvirs ont dé
( 177 )
penſé trois eents mille florins pour faire
jouer cette pitoyable farce. -

On profita également de cette fureur


du peuple contre les Vonckisſtes pour re
doubler de rigueur envers le duc Dur
ſel & augmenter le poids de ſes fers ;
on lui ôta tous ſes domeſtiques , enfin
l'on pouſſa la dureté juſqu'à ordonner
de le ſéparer de ſa reſpectable & cou
rageuſe épouſe, de cette même femme
qui avait ſu braver toutes les menaces
du deſpotiſme miniſtériel, de cette fem
me au-deſſus de ſon ſexe qui avait tant
ſouffert pour aſſurer la liberté & le ſalut
de ſon ingrate patrie. -

Au milieu des cris que pouſſait un


peuple imbécille de vive Vander Noot,
quelques citoyens honnêtes oſaient de
tems en tems élever la voix , & re
procher à cet impoſteur ſon deſpotiſme
& ſa ſcélérateſſe.
C'eſt ainſi qu'on répandit avec pro
fuſion ces vers de l'auteur du Drame dv
Vander Noot,
( 178 )

VERS pour mettre au bas du portrait


de S. E. H. Vander Noot promené
par Brurelles, & inauguré par les
braves volontaires & bons citoyens,
à l'eſlaminet du Corbeau.
1 e ſouverain des Dieux tonnait au Capitole :
Des heureux Gnidiens Venus reçut l'encens.
Plutus eut ſes autels fur les bords du Pactole,
Et l'on adorait Mars ſur des débris ſanglans.
Pour le pere & le chef des capons du rivage,
Valeureux Bruxellois avez-vous quelque lieue
Oui : dans un cabaret vous placez ſon image ;
Temple, prêtres, autel, tout eſt digne du Dieu,

J'étais ehez la Pineau lorſqu'elle re


- çut ces vers , & je puis aſſurer que la
· ſcene ſe paſſa mot pour mot, tel que
JM. de Beaunoir l'a tracé dans ſon Dr arne
Acte iV. Scene II. Il ne s'imaginait cer
ta nement pas rcndre auſſi juſte la vérité.
Ce fut également lui qui jetta la pre
miere pierre au Cromwell belgique par
la lettre qu'il lui écrivit au nom de Miad.
du Buiſſºn. . '

Cette Dame était connue pour ſon


sttachement déclaré au parti royaliſte ,
elle en faiſait gloire, & même après la
- ( 179 ) · -

retraite des Autrichiens ſa maiſon était


encore un point de réunion pour leurs
vrais amis.
Un ſcélérat , digne ami de la Pineau,
nommé l'avocat Meeas, le plus impu
dent drôle de Bruxelles, & digne lieu
tenant du miſérable Franqnen , ſe chargea
moyennant trois louis que lui donna en
ma préſence la Pineau , & ſur leſquels
je lui prêtai de ma poche deux couron
nes , de faire crever cette Madame du
Buiſſön.
· Elle était accouchée la veille : il
prend avec lui trente bandits de la com
pagnie de Franquen, & s'étant fait ac
compagner du lieutenant Aman, il en |l
fonce à minuit les portes de ſa maiſon ;
pénetre dans ſa chambre, tire les ri
deaux de ſon lit ſur lequel elle était ex
pirante, fait ſous ſes yeux les recherches
les plus outrageantes & les plus ridicu
1es , & ſous le prétexte de chercher un
homme, ouvre les tiroirs de ſes com
modes & de ſon ſecrétaire, y vole douze
francs , tandis que ſes dignes recors,
ſous le même prétexte de chercher un
( 18o )
fiomme, percent ſes matelats de leurs
épées & de leurs , bayonnettes. -

Elle ne dut la vie qu'à l'énergie , de


ſon caractere, & au defir de ſe venger,
ce qu'elle fit d'une maniere éclatante
par la lettre foudroyante qu'elle adreſſa
à Vander Noot & qu'elle fit imprimer
chez Hayet qui dans la journée en ven
dit 3ooo, le lendemain elle fut traduite
cn Flamand & vendue avec encore plus
de profufiqn. »

, Vander Noot, pour ſe venger, lui fit


caſſer ſes vitres par deux petits mirmi
dons nommés les Culans, fils d'un mar
chand de vin, qui faifaient la nuit les
héros, parce qu'ils portaient un habit
de volontaires, & qui le jour ſe laiſ
- ſaient ſouffletter en plein foyer par le
comédien du Sauzin , & recevaient des
coups de pieds au cul en plein billard.
Non content de cette vengeance, Van
der Noot la força de fortir de Bruxel
les le 17eme jour de ſa couche, & de
monter mourante dans ſa voiture.
, T'elles étaient les horreurs qui ſe com
rhettaient à Bruxelles , tandis que les
- héros
( 181 )
héros brabançons, ſe ſignalaient dans les
champs de la gloire par des atrocités
inconnues aux cannibales. Ils s'étaient
emparés d'une hauteur , occupée par un !
petit nombre d'Autrichiens : ceux ci étant
venus en force la reprendre , retrouve- .
rent leurs bleſſés avec du ſel dans leurs ,
plaies, rafinement inventé par les pa
triotes pour augmenter leurs ſouffrances .
3& les brû'er à petit feu.
C'eſt ainſi qu'animé par les prêtres &
les moines qui marchaient à la tête de
leurs troupes, ils ſe conduifirent dans
le Limbourg ; ils entraient en tigres fu
rieux dans toutes les maiſons, fuſillaient,
ſabraient à tort & à travers , emportaient
#
ce qu'ils voyaient de plus précieux, &
en récitant lcurs prieres & leurs Pſeau
, mes, juraient , blaſphemaient, s'enivraient
& ſexautraient au nom de Dieu dans le
vin , la débauche & le fang.
, Je n'exagere pas : on ſe reſſouvient
- encore de leur entrée à Herve , rien ne
fut capable d'y ſuſpendre leur rage ;
- voici comme un écrivain bien eſtimable

traça le tableau de leurs babarie . .
;'
- L'âge ſimple & innocent de l'enlance,
. Tome II. ' ()
-
( 182 )
Me poids refpectable des années, le ſpec
tacle touchant - des infirmités , les ehaf
mes d'un ſexe faible & toujours attirant ,
tout ce que la nature a créé d'intéref
ſant, tout ee qu'elle peut offrir de plus
propre à calmer les mouvemens impé
tueux de la colere, à adoucir la rudeſſe
du caractere , rien n'a pu attendrir ces
cœurs féroces.
Un artiſan honnête & paiſible , pere
de famille, malade & languiſſant depuis
trois ſemaines , a reçu ſur ſon lit un coup
de feu , qui a été pour lui le coup fa
tal de la mort, qui pour ſa famille ſera
celui de l'indigence.
On force la maiſon d'un marchand,
on la pille, on dégarnit ſa boutique,
il a déjà tout perdu : les monſtres ne
ſont pas ſatisfaits ; ils montent dans une
chambre haute, ils y trouvent une jeune
femme nouvellement accouchée, déſo
lée , tremblante, évanouie ; ils lui met
tent le fuſil & la bayonnette ſur la poi
trine, ils la forcent de leur donner en
eore une bourſe contenant quelqu'ar
gent, triſte débris de ſa fortune, der
niere reſſource qui lui reſte pour élever
( 183 )
fon enfant , auquel elle n'offre plus qu'un
ſein enflammé, & du ſang au lieu de
lait : il meurt dans ſes bras, & elle ex
pire en maudiſſant ces vengeurs de la
liberté. - /

Un enfant de 7 à 8 ans, au premier


bruit des atrocités qui ſe commettaient ,
trop faible pour eſſayer de défendre ſa
patrie, s'était mis à genoux , & levant
vers le ciel ſes innocentes mains , il le
eonjurait avec toute la candeur & la
ferveur de cet âge, de détourner tant
de maux de ſes parens infortunés : une #
balle lui perce les entrailles, & il périt
en rempliſſant ces pieux devoirs.
Un vieillard des environs traînait à
peine ſes pas chancelans & s'efforçait de
fuir cette terre de déſolation ; il eſt
bientôt entouré, on le menace ; il ſe
jette aux pieds de ces pieux ſoldats , il
demande grace pour ſes cheveux blan
chis, il ſe dit étranger; on ne lui ré
pond qu'en lançant ſur ſa tête un coup
de ſabre qui fait jaillir au loin & ſon
cràne & ſon ſang.
C'eſt ainſi que les patriotes armés pour
la religion , la liberté, la défenſe de6
Q. 2
| ( 184 )
droits de l'homme & de l'humanité ,
faiſaient la guerre ; lorſque la nouvelle
foudroyante de la convention ſignée le
27 juillet à Reichenbach entre l'Autri
che & la Pruſſe, vint répandre l'effroi
ſur Bruxelles. La conſternation y fut
- d'abord générale. Les Belges reconnu
rent, mais trop tard , qu'ils avaient été
· trompés par le machiaveliſme pruſſi en,
ils ouvrirent les yeux , ils virent la pro
fondeur de l'abîme ſur lequel ils mar
· chaient, ils reconnurent qu'ils étaient
· livrés à eux-mêmes, ſans protecteurs ,
·ſans alliés, déjà à moitié ſoumis par
leurs diſſentions inteſtines ; déjà ruinés
, par les déprédations de leurs ſéducteurs ,
•& bientôt accablés par une force mili
ſtaire bien ſupérieure à celle qu'ils pou
vaient oppoſer.
· Je dois rendre juſtice à Van Eupen,
-tout tremblait autour de lui. La Pineau
pleurait , Vander Nont jurait ; les Van
der Hague, les d'Howes , les Fran
guen gardaient le ſilence, & calculaient
déjà en eux mêmes quelle ſomme la tête
de Vander - Noot pouvait leur rap
* porter, & combien il faudrait de pin
( 185 ) -

tes de fang patriote , pour laver aux


yeux des Autrichiens leur infâme tra
hiſon. Van Eupen ſeul conſerva tout
le ſang-froid de la ſcélérateffe : il ren
dit à Vander Noot fon impudence , com
muniqua au congrès une partie de ſon
énergie , & iui fit ligner une déclaration
pleine de fermeté par laquelle il annon
çait la réſolution de ſe roidir contre les
événemens , & de ſoutenir ſeul la ré
volution : elle finiſſait par ces mots.
Apprenons à l'univers entier cue nous
ſommes encore Belges, & çue ce n'eſt
point en vain que nous avons Placé
notre confiance en Dieu : d.fendons ſes
autels, il protégera nos fºyers.
Pendant que Van Eupeu ranimait les
Brabançons, les royaliſtes ne perdaient
pas l'occaſion de tenter une Gontre ré
volution dans la Flandre, dont ie peu
ple inclinait toujours à rentrer ſous la
domination autrichienne : ils profiterent
des bonnes diſpoſitions des Flamands
pour délivrer le duc Durſel qui deve
nait malgré lui même , & pour ſa pro
pre ſûreté , le chef de leur parti, l'en
, neini déclaré de Vander Noot & de
Q 3
( 186 )
Van Eupen, & le médiateur entre Lés
pold & la nation. - •

Le duc Durſel avait quitté le ſervice


autrichien pour revenir dans ſa patrie ,
lorſqu'il fut certain que la révolution
était opérée : des politiques profonds ont
prétendu qu'il était venu dans l'inten
tion de s'emparer de la ſouveraineté,
à l'inſiar des princes de la maiſon d'O
range ; je puis aſſurer que ſi ce fut le
plan de ſa famille & de ceux qui l'en
touraient, ce projet fut toujours étran
ger à ſon cœur. Il eſt certain que tout
ſemblait motiver ce grand projet ; il
était ſans rival & ſans compétiteur par
l'éloignement du prince de Ligne & la
eécité du due d'Aremberg, les deux ſei
gneurs qui ſeuls pouvaient lui diſputer
le premier rang. Il s'était eoncilié l'a
mour du peuple lors de l'inſurrection de
1787 ; il avait à ſe plaindre de Jo
ſeph II ; il était mécontent du miniſtere
qui le bravait. La ducheſſe s'était ou
vertement montrée dans les derniers
jours du regne de Trautmanſdorff Que
venait donc faire le duc Durfel à Bruxel
les ? Certainement il ne devait pas ſe
( 187 )
eententer du ſecond rôle , & devait ſe
eroire humilié de plier ſous le Vander
Noot. Venait-il pour être ſimple citoyen
d'une république naiſſante ? Oui ; c'était
pour ce titre ſeul qu'il quittait le ſervi
ce de ſon ſouverain , & qu'il faiſait aux
Belges le ſacrifice de vingt-deux ans de
ſervice.
Le peuple le reçut avec les acclamations
les plus affectueuſes ; mais Van Eupen
plus fin le vit avec les yeux d'un ſcélérat
qui ne peut croire à la vertu qui lui eſt
étrangere, & ne concevant pas qu'on
pût être patriote pour l'amour pur de
la patrie , il crut découvrir ſon ambi
tion ſous le maſque du patriotiſme , &
ſentant qu'il ne pouvait en faire un ac
teur ſecondaire , il réſolut de le perdre.
Le Duc , de ſon côté, ayant bien exa
rminé le fort & le faible des deux partis ,
vit que l'écharpe du peuple était la ſeule
qu'un brave homme pût porter , que l'a
riſtocratie des états & la théocratie du
clergé n'étaient qu'un deſpotiſme plus
cruel & plus affreux que celui que le
Brabançon venait de renverſer : il s'an
nonça done comme le chevalier de la
-
( 188 )
déntocratie; il déclara que ſa droiture
ne lui permettait pas de ſe ranger du
côté des états , qu'il ne voulait pas co
opérer à l'établileme t d'un ſyſtême où
les droits du peuple étaient vi1iblement
méconnus , & ſe retira du département
de la guerre & de l'aſſemblée des états :
cette retraite fut ſon manifeſle & ſa dé
, claration de guerre ; il devint l'ennemî
déclaré du congrès, & par raiſon inver
ſe, le héros du parti Vonckiſie , démo
cratique & royaliſte. Van Eupen &
Vander Noot ſentiment donc la néceſſité
de le perdre ; ils dreſſerent leurs bat
t ries plus habilement que lui, en em
loyant tous les moyens que les ſcélérats
ſeuls connaifſent.
Les calomnies les plus atroces , les
libelles les plus infâmes furent payés &
diſtribués avec profuſion. Le Duc voyant
le Brabançon livré à la ſéduction & au
fanatiſme , ſe retira dans la Flandre ,
après avoir échoué dans toutes les ten
tatives qu'il fit pour culbuter le parti
ariſtocratique ; mais le génie de Van
Etpen le pourſuivit juſques dans ſa re
traite. Après avoir préparé les eſprits
> _ _ - * ( 189 ) - .

erédules & ſuperſtitieux par les calom


nics les plus abſurdes , il employa la
violence. Je paſſai en Flandre avec des
pouvoirs ſecrets ; je m'abouchai avec les
principaux membres des états , & ceux
qui juſqu'à ce moment n'avaient pas vou
lu partager les iniquités du Brabant ,
vaincus par mes raiſons , ou ſéduits
par les ducats d'Hoiiande que je ſus ré
pandre à propos & avec profuſion , de
vinrent ſouples comme des gants : ſans
aucune forme de juſtice, j'allai à la tête
de 3oo hommes l'arrêter à la campagne
de l'évêque de Gand ; je le conduiſis à
Aloſt, d'où il fut transféré, quelques
·jºurs après , à Gand. Il y ſubit deux in
terrogatoires, mais malgré tous nos ef
forts à trouver des preuves de ſes torts,
le conſeil inacceſſible à tous nacs moyens
de ſéduction , porta une fentence qui le
déclarait libre & innocent : il a liait ſor
tir de l'indigne priſon où il était détenu ,
lorſque ie vins une ſeconde fois à bout
de corrompre les états de Flandre ; ils
quitterent toute honte , & ſe mettant
impudemment au deſſus de toutes les
loix , ils lui firent déclarer qu'ils le re
( 19o )
tenaient aux arrêts pour des raiſons à
ſMl I COflfll/8S.

Cependant il avait de nouveau requis


l'exécution de la ſentence du conſeil qui
le déclarait libre & innocent ; de mon
côté j'obtins des états un ordre écrit aux
volontaires , d'empêcher l'exécution de
la ſentence du conſeil à main armée.
Cependant les royaliſtes ayant reçu la
nouvelle du traité de Reichenbach, ameu
terent le peuple , & le préparerent â
ouvrir de force la priſon du duc Durſel.
- J'étais alors à Gand ;j'écrivis ſur le champ
à Van Eupen la crainte que j'avais de
voir le peuple m'enlever ma victime
malgré les états , lui faiſant ſentir que
je n'en ſerais le maître que lorſqu'elle
ſerait ſur les terres de Brabant , où je
pourrais en cas de beſoin, le faire im
moler par le couteau du fanatiſme.
Van Eupen ſaiſit ſur le champ mon
idée : il m'envoya , par un membre des
états nommé Elias , l'ordre de l'enle
ver pendant la nuit, & de l'amener fe
cretement à Bruxeiles ; le baron de Cop
Pens , capitaine de volontaires , me fut
envoyé avec une eſcorte de 6o hommss
( 191 )
soudoyés par les états , & ſur leſquets
ie baron me dit que je pouvais compter ;
je me tranſportai donc , à leur têre , à
I'abbaye de Baudeloo, & j'arrivai à l'inſ
tant où le duc s'apprêtait à ſortir de ſa
priſon. Elias lui préſenta l'ordre des
états, & le ſomma de nous ſuivre ; le
duc oſa faire réfifiance , & s'apprêtait à
ſe faire un paſſage au travers de ma
troupe, l'épée à la main ; mais je ſen
tis qu'il fallait riſquer le tout pour ie
: tout ; je donnai l'ordre à mes coupe-jar
: rets de tomber ſur lui ; mon ordre fut
-7 exécuté : on le déſarma , on l'arracha
des bras de ſon épouſe & de fes enfans,
qu'on repouſſa ſans ménagement : je fis
traîner le Duc le long de l'eſcalier par
les cheveux , & le fis jetter ſanglant dans
une voiture, dans laquelle je montai
avec Elias & le baron de Coppens. Ce
pendant pluſieurs volontaires de Gand &
les royaliſtes inſtruits par la Ducheſſe de
notre violence , coururent aux portes de
la ville & empêcherent qu'on ne nous les
ouvrît : nous nous préſentâmes inutile
ment à pluſieurs autres portes, nous
trouvâmes par tout la même réſiſtance ;
( I92 )
il commençait à ſaire jour ; le peuple
allait être averti ; la Ducheiſe avec ſes
enſans deyait ſe mettre à ſa tête , &
Dieu ſait ce qui nous en fût arrivé ; je
pris donc ſur le champ mon parti ; je
fis reconduire le duc à l'abbaye, d'où
il reſſortit libre & triomphant deux
heures après , aux applaudiſſemens de
tout le peuple.
D'après cet éclat il a levé le maſ
que , il a ouvertement attaqué le Van
der-Noot , il ne s'eſt plus occupé que de
faire rentrer les Pays-bas , ſous l'obéiſ
ſance de Leopold, & de regagner ſa
confiance : il n'a pas eu de peine à y
réuflir, & par une marche ferme & ver
tueuſe , il ett reſté l'idole du peuple &
s'eſt acquis l'eflime des autrichiens dont
il a favoriſé la rentrée. Voilà le IVIaſ
que du duc Duſel arraché. Ses enne
mis peuvent lui reprocher de n'avoir
pas eu aſſez d'énergie pour être chef de
parti, mais ils ſeront forcés d'avouer
qu'il eut trop d'honneur & de vertu
pour être le complice de deux fourbes
qui s'étaient emparés du pouvoir Sou
verain , , & qui l'euſſent , volontiers aſ
ſocié
- ( 193 )
ſocié en troiſieme, s'il eût voulu ſe
prêter à leur ſcélérateſſe : c'eſt ce que
je puis affirmer, puifque j'ai été chargé
de lui en faire la propoſition, que je la
lui ai faite , & que ſa réponſe qui reſte
ra , puiſqu'il a exigé un ſecret entre
lui & moi , m'a pénétré d'eſtime pour
ſon cœur , & de reſpect pour ſa perſon
ne : heureux le Souverain qui peut avoir
· un pareil ſujet ! --- heureux le peuple
qui peut avoir un pareil defenſeur !
Cependant le Congrès réſolut de faire
un dernier effort, & de prévenir l'arri
vée des troupes Autrichiennes que la
paix de Reichenbach laiſſait Leopold
· naître d'envoyer dans les Pays-bas. En
· ccnſéquence il fit publier cet arrêté :
De par les trois Etats repréſentant
le peuple du Pays & du Duché de Bra
kant. -

Chers & biens-aimés,


Le Congrès Souverain des Etats bel
giques-unis, ayant réſolu de porter un
coup déciſif aux entrepriſes de nos en
nemis, & ſe fiant pleinement à l'atta
chement à notre ſainte religion, é au
patriotiſme des habitans des Provinces
Tome II. R.
( 194 )
de l'iinion, cui n'héſiteront point de fa
crifier Plutôt tout , que de ſe mettre
en danger d'étre inquiétés plus longtems
Par ceux qui ne deſirent que de les re
plonger dans l'eſclavage, dont ils ſont
ſi miraculeuſement délivrés , nous a en
voyé le projet qui fuit. Nous nous flat
tons d'autant Plus que tout habitant
s'empreſſera à ſuivre ce projet & ſe
rendra ſur le pied y preſcrit à l'endroit
deſtiné, eu égard que l'illuſtre défèn
ſeur de la Patrie, M. Henri Vander
Noot , ſe rendra en perſonne à l'armée
des citoyens & marchera avec eux. .
Ce plan était de raſſembler tous les
villageois armés de bons fuſils, ayant
une bonne paire de ſouliers cloués,
une chemiſe en poche , & un moine par
I2 5 hommes.
L'expédition ne devait durer que trois
femaines.
Tous les croiſés capitaines ou gou
jats avaient huit ſols par jour indiſtinc
tement. . -

Cette croizade ridicule prêchée par


tous les prêtres & les moines qui pul
lulent ſur la ſurface de la .. Belgique,
( 195 )
a parfaitement réuſſi : Vander-Noot fe
fit général d'armée, & marcha à la tête
de cent mille fanatiques, ayant le bon
net de laine en tête, ſa chemiſe en po
che , le fuſil ſur l'épaule, le crucifix
à la main, & un moine croté à leur
tête. Les villes de Louvain , de Tirle
mont, & de Dieſ? étaient remplies à
un tel point de ces goujats armés , que
partout ii y avait foule ; des curés , des
moines , des capucins les conduiſaient,
les exhortaient , & rempliſſaient leurs
ames ſuperſtitieuſes de fureur fanatique.
Mais hélas ! ils eurent beau chanter
matin & ſoir le fameux Pſeaume, Deus
noſfer refugium & virtus, ils eurent
beau réciter l'Angelus & le Roſaire,
ils eurent beau être commandés par l'ii
luſtre Vander-Noot en perſonne , it
en fut de cette croiſade comme de tou
tes celles qui au 12me, & au 13me
ſiecles ont dépeuplé l'Europe & effrayé
l'Aſie : ces pieux croiſés après avoir
-
conſumé les deux premieres ſemaines
de leur engagement à mettre ordre à
leur conſcience, à faire leurs confeſſions
générales, ont employé la troiſieme à
R 2.
| ( 196 )
ſe faire hacher en picces par les Autri- .
chiens , partout où ils ſe ſont préſentés.
La Croiſade Brabançonne, derniere
reſſource que les moines avaient réſer
vée dans les tréſors immenſes de leurs
pieuſes fourberies, manqua donc ſon but.
Ma'gré les nombreux aumôniers qui
accompagnaient cette dévote armée,
malgré les , reliques dont étaient char
gés ces pieux ſoldats, les ſcapulaires
qui les couvraient , les étendards à la
vierge , au Chriſt, au St. Sacrement des
Miracles , qui les guidaient , ils furent
battus de tous les côtés à la fois par
une poignée d'Autrichiens , & dans un
ſeul combat ils eurent le malheur de
perdre cinq gros moines bien gras ,
qu'on trouva chargés de Reliques, de
Liqueurs , & d'un grand Poignard pen
dant à côté de leur roſaire.
Ainſi finit la Croiſade Brabançonne,
& le Généralat de Vander Noot.
On l'accabla de reproches publics &
de pamphlets. -

Il parut une Ode aux Belges , ſur leur


ridicule croiſade , qui produifit un grand
- ( 1g7 ) -

effet. Voici quelques ſirophes qui m'ont


paru bien frappées, à la poëfie près :

Enfin donc , ô ! peuples belgiques, -

Vos yeux s'ouvrent fur vos erreurs :


Vous percez les complots iniques
De vos infàmes ſéducteurs.
Fourbes adroits , prêtres impies,
Leurs manœuvres, leurs perfidies
Ont ceſſé de Vous éblouir.
Un jour pur luit fur les intrigues
De ces monſtres qui par leurs brigues
Ne tendaient qu'à vous aſſervir.
Trop longtems leurs coupables trames
Troublaient vos crédules eſprits ;
De leur aſcendant ſur vos ames ,
Votre efclavage était le prix.
Vous avez vu forcer vos peres, #
Vos époux , vos fils & vos freres
A ſervir leur ambition ;
Et , victimes du fanatiſme ,
Périr pour leur théocratiſme,
Et non pour la religion.
-

De tout tems, fans crainte d'obſtacles,


Les faux miniſtres des autels
Ont, par leurs impoſteurs oracles,
º
Trompé les malheureux mortels ;
|
Mais chez vous outrant l'impudence ,
On les vit pouſſer l'infolence
Juſqu'à fe vêtir en foldats ; -

Et profànant le facerdoce , »

Sous cet air guerrier & féroce, -

Vous encourager aux combats.


Fallait-il donc pour vous convaincr°
R. 3
mu
/ Icg \
· De leurs exécrables forfaits ,
Que partout, loin de pouvoir vaincre,
Vous fuſſiez battus & défaits ?
Vous fallait-il , avant de croire
Que l'impoſture la plus noire
Se mafquait de la piété ,
Qu'en proie à la mort, aux miferess
Les corps palpitans de vos freres
En prouvaſſent l'atrocité,
"Tonnez , enfans de la patrie ,!
Sür ces hypocrites pervers ;
Que leur engeance foit flétrie !
Qu'on en purge tout l'univers !
Frappez , exterminez ces peſtes,
Livrez leurs déteſtables reſtes
Au glaive vengeur de vos loix ;
Détruiſez-en l'affreuſe race ,
Et puis foumis , obtenez grace
De la clémence de vos rois.
Réuniffez-vous ſous le maître ,
Seul digne de regner ſur vous ,
Et vous verrez encore renaître
Des jours heureux, calmes & doux.
Que votre repentir ſincere
Le déſarme, & que fa colere
Ne frappe que vos ſédu8teurs ;
ll eſt juſte, il eſt magnanim e, #
En vous pardonnant votre crime , .
ll punira vos impoſteurs.

Cette ode & plus encore le terrible


drame hiſtorique de Vander-Noot qui
parut dans ce moment, où Vandez.
Moot, Van Eupen, la Pineau, le car
( 1•o )
dinal de Malines , / 'ander : Ha#is ,
Franjuen & autres ſcélérats ſont trai
nés dans la boue , & peints ſous les
traits les plus forts , les plus affreux,
& les plus vrais , commcncerent à ou
vrir les yeux des pauvres Belges ſur
leur faibleſſe, & leur inſuffiſance : ils
ſentirent que ſi une poignée d'Autri
ehiens avait pu diſſiper une armée de
cent mille hommes ^ & leur faîre re
paſſer la M uſe , ils ne pourraient ja
mais réſiſter à 4o mille hommes qui
Inarchaient contre eux & qui allaient au
premier inſtant les foudroyer. • -

On couvrit de boue & de huécs les


malheureux croiſés qui revenaient de
la ſainte expédition : les villages leurs
redemandaient leurs châſſes & leurs
bannieres, enſin ils n'oſaient plus ſe mon
trer : leur Général , ſenſible à tant
d'affronts . qui réjailliſſaient ſur lui, leur
ſit expédier cette circulaire par les trois
Etats repréſentant le peuple & Pays du
Duché de Brabant.
,, Chers & bien aimés. M. Henri
Vänder-Noot, nous ayant fait un rap
port exact des circonſtances du départ
( 2oo )
des Volontaires des petites viiles & du
Plat Pavs pour i'armée , & ſurtout dans
les différens combats qui ont eu lieu le
22 de ce mois , nous en avons appris
avec ſatisfaction que ces volontaires en
général ont donné les preuves de leur
zele pour la religion. .. ..
,, S'il y en a eu quelques-uns qui ont
manqué d'intrépidité, cela ne doit éton
ncr perſonne, & ne doit pas être at
tribué à une lâcheté quelconque , mais
uniquement au peu d'expérience dans
J'art de la guerre , & à l'impreſſion que
fait ſouvent le premier feu ſur ceux qui
n'en ont jamais vu l'effet. -

,, Si malgré cela , le ſuccès de leurs


armes n'a pas répondu à l'attente, on
ne peut l'attribuer qu'à un événement
de la guerre : nous n'en ſommes pas
moins fatisfaits de leur valeur & de
leur zele pour la religion : témoignez
leur de notre part toute la reconnaiſſan
ce poſſible : engagez les à reprendre &
redoubler les exercices militaires avee
les autres habitans , afin de s'inſtruire
de pius en plus dans l'art de la guerre.. .
» Nous vous chargeons de faire pu
( 2oI )
blier , & affichér inceſſamment eette, où
il appartient. »
Cette ridicule circulaire loin de pro
duire l'effet que Vander Noot en atten
dait, ne fit qu'accroître I'indignation
publique , & préparer de plus en plus
· Ie triomphe des royaliſtes.
En vain Franquen & le comte de
Limminghe dignes recors de Vander
IVoot, ſccondés par leurs volontaires ,
qui n'étaient qu'un ramas de coupe
jarrêts , de voleurs & de bourreaux ,
portaient l'effroi & l'épouvante dans tou
te la ville , & ſe faiſaient un plaifir , &
une recréation de la cruauté , & de la
barbarie : tous les jours Vander-Noot
voyait un des fleurcns de ſa couronne"
ſe détacher : cn vain il ſe vautrait dans
la crapule la plus infâme, en vain il no
yait fon peu de raiſon dans des torreng
de vin & d'cau.de vie ; le remords & la
crainte le pourſuivaient dans les bras de
la Pineau, s'aſſeyaient à table à côté
dc lui & marchaient à la têtc des gar
des du corps , dont les Etats lui ont fait
préſent, & qui l'accomnagnent ſans ceſſe
depuis ſon retour de la ſainte croiſade.
m=
( 2o2 (
Au mépris des bons citoyens , ſe
joignit enfin l'indignation générale , &
voici le trait horrible qui la grava dans
tous les cœurs.

Hiſtoire tragigue de t'aſſaſſinat de Guil.


laume Van Kriecken.

Van Kriecken triſte victime de I'a


mour & du fanatiſme joignait à une
phyſionomie intéreſſante , une ame dou
ce & un eſprit cultivé : il était reçu ,
avec plaiſir dans la meilleure bourgeoi
fie de Bruxelles, & la douceur de ſon
caractere , les charmes de ſa converſa
tion rendaient ſa ſociété précieuſe à
tous ceux qui le connaiſſaient.
- Sa malheureuſe étoile le conduiſit
ehez Mlles Charlier , marchandes d'Etof
fes de ſoie , rue de l'Empereur : Ces
Demoiſelles avaient pour amans cachés
deux hommes féroces, fanatiques outrés,
qui mêlaient enſemble la religion, &
le libertinage : les Demoiſelles Charlier
devotes pendant le jour , recevaient la
nuit ces deux ſcélérats dans leur lit.
L'un était fils d'un Piafonneur nommé
- - ( 2o3 )
Pºppaert, demeurant rue des Domini»
cains, volontaire dans l'inſâme compa
gnié des chaſſeurs, Sz le bras droit du
comte de Limminghe, digne capitaine de
cette troupe de bandits. L'autre était
Bilelinck , Poiſſonnier, caporal de la
compagnie des Eſcrimeurs.
Ces deux matamores apprirent que
les Charlier avaient reçu plufieurs vifi
tes de Van Kriecken , & que ces vi
ſites devenaient de jour en jour plus
fréquentes. La jaloufie entre dans les
cœurs féroces comme dans les ames
les plus tendres, mais elle prend la
teinte du caractere de ceux qu'elle tour
mente : elle ne pouvait donc qu'être fu
rieuſe dans les cœurs de Pappaert & de
Buelinck. Elle était encore excitée par
les inſinuations cruelles d'un nommé
· Goens , qui tenait une boutique de Fri
pier, près du vieux marché, & qui était
volontaire dans la même compagnie que
Pappaert. Goens avait des prétentions
ſur la main de Mlle. Charlier la jeune,
& quoiqu'il n'ignorât pas qu'elle rece
vait dans ſes bras le vigoureux Buelinck,
comme il ſe piquait peu de délicateſſe,
*

· ( 2o4 )
'& qu'en époufant Mile Charlier il ne
fongeait qu'à la fortune qu'elle pouvait
avoir, il fermait les yeux ſur ſes amours
nocturnes. Mais il crut trouver dans
Van Kriecken un rival d'autant plus
dangereux , qu'il était honnête , & qu'il
pouvait lui diſputer avec avantage la
main de ſa maîtreſſe. \

Ces trois hommes ſe liguerent donc


enſemble , & réſolurent de maſſacrer le
jeune Van Kriecken. Cependant il était
bien innocent du crime pour lequel on
lui préparait une mort cruelle.
S'il venait ſouvent chez Mlles Char
lier, c'était moins pour elles, que
pour y voir la charmante Babet
qui était intimement liée avec eiles : |
cette jeune perſonne avait fait ſur ſon
cœur la plus vive impreſſion, & il avait
| réſolu d'en faire ſon épouſe : mais auſſi
délicat que tendre , il ne voulait devoir
ſa main qu'à l'amour , & avant de ſe
propoſer comme époux , il délirait plai
re comme amant.
Malheureuſement Mlles Charlier ſe
tromperent ſur la véritable cauſe de fon
affiduité, elles s'en crurent ſeules l'ob
- jet º
( 2o5 )
jet , & comme elles n'étaient rien moins
que farouches, elles n'attendaient que
le premier aveu de ſon amour, pour
pouſſer le dernier ſoupir de la réſiſtance.
Cependant cet aveu ne ſe faiſait pas,
elles s'en prirent d'abord à la timidité de
leur jeune amant, & au reſpect qu'elles
lui inſpiraient ; elles redoublerent de
complaiſances & de petites careſſes,
& le mirent cent fois à même de leur
faire ſa déclaration. Mais Van Krie
cken était loin da profiter des occaſions
multipliées qu'on lui offrait d'être témé
raire & inſolent impunément ; il n'avait
des yeux que pour Babet ; il ne s'oc
cupait que de Babet. Enfin il crut
lire dans ſes regards , qu'il ne lui était
pas indifférent : il oſa lui avouer ſon
amour , & ſon deſſein d'être ſon époux ;
& ſon bonheur fut au comble lorſque
/3abet lui avoua ingénuemcnt que cet
hymen combierait tous ſes vœux.
Babet était orpheline, & dépendait
entiérement d'un oncle frere de ſon pe
re , qui lui avait toujours témoigné la
plus vive tendreſſe.
| C'était le pere Hugues, capucin, pa
Tome II. S
( 2o6 )
triote forcéné, auteur d'un ouvrage fia
mand, intitulé : La grande lumiere du
vrai Brabançon, il fervait de Pere à
Babet , c'était lui qui l'avait liée avec
les Demoiſelles Charlier dont il était
le directeur : Babet ne pouvait ſe ma
rier qu'avec fon conſentcment, elle le
dit à Van Kriecken , en lui recomman
dant de fairé l'impoſſible pour l'obtenir.
Van Krtecken, qui l'avait vue plu
fieurs fois chez les Demoiſelles Char
lier, crut qu'il ne pouvait pas avoir de
meilleur avocat auprès du R. P. que ces
Demoiſelles qui lui témoignaient tant |

de bontés , & qui ne ceſſaient de répéter


que la ſilie qu'il épouſerait, ſerait cer
tainement la plus heureuſe des femmes.
Il leur fit donc demander un entretien
particulier dont dépendait, diſait il dans
ſa lettre , le bonheur du reſte de ſes
jours. Qu'on juge avec quelle joie l'en
tretien ſecret fut accordé , & avec quel
le impatience les Charlier, en attendi
rent le moment : la ſeule choſe qui lcs
troublait était de ſavoir laquelle des
deux avait fait ſa conquête , mais en
- bonnes ſœurs, elles ſe jurerent de n'ê
tre pas jalouſes du bonheur de celle
- ( 2o7 )
qu'il choifirait , quoiqu'intérieurement
elles fiſſent bien le ſerment de s'en ven
ger à tel prix que ee fût.
Van Kriecken arriva chez Mlles
Charlier, & les trouva ſeules comme
il l'avait deſiré : elles étaient toutes les
deux fous les armes , & l'on voyait
dans leurs yeux l'amour & l'inquiétu
de ſe ſuccéder rapidement. T'out le jeu
de leurs yeux enflammés était perdui
: pour Van Kriecken, qui leur fit bonne
ment l'aveu de ſon amour pour Mlle
Babet, & de la réſolution qu'il avait
priſe de l'épouſer, les priant de vou
loir bien diſpoſer en fa faveur le R. P.
Hugues , de qui Babet dépendait en
ticrement. -

| Comment peindre l'étonnement & le


dépit des Demoiſelles Charlier à une
déclaration ſi peu attendue : elles ſe pin
cerent les levres de rage , mais maſ
quant adroitement leur fureur , elles lui
promirent d'employer tout leur crédit
ſur l'eſprit du R. P. pour obtenir ſon
conſentement. -

Van Kriecken ne ſe doutait pas qu'il


venait de ſe eonſier à ſes deux plus
S 2.
( 2o8 )
sruelles ennemies , & certain d'être ap
puyé par elles, il fut trouver le pere
Hugues pour lui faire ſa demande.
- Le Froe de St. François n'avait jamais
•ouvert un plus grand Tartuffe, que ce
pere Hugues : fes ſédit euſes déclama
tions dans la chaire de vérité, ſes vio
lentes ſorties contrc les Vonckiſtes l'a
vaient rendu précieux à Vander Noot,
qui le ſoudoyait , & reſpectable au peu
ple qui le regardait comme une des prin
cipales colonnes de la religion : il avait
: - mis le ſeeau à ſa réputation par ſon
ouvrage intitulé : la grande lumiere, le
· nom de Dieu, les mots de religion , &
de Patrie étaient ſans ceſſe ſur ſes le
vres , mais tous les crimes étaient dans
ſon coeur : Tel était le. tuteur de l'in
téreſſante Babet , tel était le loup dé
vorant auquel van Kriecken vint ſe li
Vl'er. | - - -

Van Kriecken fit au P. Hugues,


' . l'aveu de ſes tendres ſentimens pour -

Babet, & lui demanda ſon conſente


ment pour être ſon époux : ſous tous
les rapports poſſibles il convenait à Ba
*et, auſſi le P. Hugues ne lui fit a
/
( 2o9 )
ci'autre reproche que d'être entiché de
vonckiſme , & même un peu de royaliſ- .
| me. Van Kriecken était amoureux , &
pour mériter la main de la niece du R.
P. il lui promit de n'avoir pas d'autre
parti que celui de Babet : le P. Hugues
parut content de fa promeſſe & lui pro
mit que s'il était agréable à ſa niece,
il ſerait bientôt ſon neveu , mais qu'il
n'entendait pas tyranniſer Babet, & .
qu'il lui laiſſerait le choix abſolu de
ſon époux.
Pan Kriecken n'en demandait pas
davantage ; enchanté des réponſes du
P. Hugues, il vole aux pieds de Babet,
pour lui en faire part : Babet ne peut
diſſimuler ſa joie , Van Kriecken n'eſt
plus le maître de contenir ſon amour.
Ils ſont jeunes , tendres, ils s'aiment ,
ils ſe le diſent , ils ſe regardent conn
me époux : attendront-ils que l'hymen
leur faſſe un devoir du plaifir : ils le
devaient ſans doute , mais ils s'oublie
rent, & l'amant ravit les droits de l'é
poux.
Le lendemain le P. Hugues vient de
grand matin chez ſa niece : il et reçu
S i
*

-

( 2 To )
à bras ouverts , ſes innoeentes eareffes
ont une teinte plus vive ; le fcélérat s'en
apperçoit : depuis longtems il couvait
dans ſon ſein le funeſte projet de ſé
duire Babet; l'occaſion ſe préfente, il
la faiſit. Sous le maſque hypocrite de
la religion , il defcend dans ce cœur
innocent & confiant , il en ſonde tous
les replis , il en arrache enfin juſqu'au
ſecret terrible de ſa faibleſſe : alors fier
d'une pareille découverte , il leve le
mafque , le moine difparait, l'homme,
ou plutôt le monſtre ſe découvre : il
déclare à Babet , qu'il ne confentira à
ſon union avee Van Kriecken, qu'au
tant qu'elle lui aceordera les mêmes fa
veurs. C'eſt à ce prix ſeul qu'elle peut
mériter ſon pardon, & obtenir fon époux:
fans attendre : ſon conſentement , il ſe
met en devoir de ravir la roſe qu'il
exige : Babet ſe défend avec courage,
mais ſes forces s'épuiſent; elte a recours
aux cris, fes cris attirent ſon hôteſſe
qui eft la boulangere qui demeure au
coin de la rue de l'hôpital. O crime !
& honte de l'humanîté ! .. Cette ſcélérate
était gagnée par le pere Hugues. Babet
:

211 )
an ta voyant s'élance dans ſes bras com
me dans.l'aſile que lui offre le ciel. Le
monſtre l'y reçoit , mais e'eſt pour l'é
touffer : forte & vigoureuſe , elle renver
ſe Babet ſur elle, lui aſſujettit les
mains, tandis que le pere Hugues , lui
, met dans la bouche ſon mouchoir de
col : Babet épuiſée, étouffée , perd
connaiſſance , le pere Hugues proſite
de ſa faibleſſe pour l'immoler à ſa lu
bricité , & ſans remords , ſans pitié , il
triomphe de fa malheureufe niece; il
achevait à peine ce ſacrifice horrible ,
ſa malheureuſe victime était encore
étendue fans connaiſſance ſur le car
reau, qu'il entend monter Van Krie
eken, il vole au devant de lui ſans ſe
déconcerter, lui dit que Babet vient de
ſe trouver mal , la lui recommande &
s'eſquive.
Van Kriecken ſe précipite dans la
chambre de Babet ; la Boulangere
cherchaºt à la ranimer , ce malheureux
amant ſeconde ſes ſoins perfides , Ba
bet revient à la vie , mais ſes ycux éga
rés ſe troublcnt aux objets qu'elle ap
-*
#
perçoit : elle croit voir encore dans
( : I2 )
fon amant le moine ſcélérat , elle 1ui
reproche fon crime, & par ſes repro
ches découvre à Van Kriecken toute
l'horreur de la ſcene affreuſe qui vient
de ſe paſſer : la Boulangere ne peut ſe
ſouſtraire à fa fureur que par une promp
te fuite : Babet reſiée ſeule avee
Van Kriecken le reconnait, tombe dans
ſes bras , & ſe fent aſſez de courage
pour lui dévoiler toute l'horreur du P.
Hugues. -

Qu'on ſe peigne à ce récit cruel , l'état


de ce malheureux amant : la rage & la
fureur dans le cœur, 1l s'arrache des
bras d'Agnès qui le rappelle en vain :
ſon intention eſt d'aller ſe plonger dans
un canal , mais il veut auparavant dé
ehirer ce moine impie & barbare : il
ſortait dans ce deſſein , ſa vue était trou
blée , ſes yeux égarés , ſa marche in
certaine , elle eſt arrêtée par une pro
ceſſion , & quel eſt le premier objet qui
ſe préſente à ſa vue : c'eſt le R. P.
Hugues portant la Notre-Dame de Lae
ken , & béniſſant le peuple qui ſe proſ
terne à ſes genoux : il n'eſt pas le maî
tre de réprimer ſa fureur & ſon in- .
•,
1 •
( 213 )
dignation ; il apoſtrophe le P. Hugues
dans les termes les plus forts que puiſſe
jamais dicter la colere : les impréca
tions prononcées contre le moine , ſont
priſes par le peuple contre la Vierge,
on tombe ſur le blaſphêmateur , le Pere
Hugues le dénonce comme un Vonc
| kitte enragé , on le traine en priſon ;
3 dans le même moment un cheval s'échap
: " pe, prend le mord aux dents, ſe jette
à travers la proceſſion, la culbute ; c'eſt
encore un cheval Vonckiſie. Un volon-.
taire mal adroit , laiſſe partir ſon fuſil ;
c'eſt un ſignal des Vonckiſtes , ce font
eux qui tirent ſur la Vierge & ſur les
prêtres , on ſonne le tocſin, le peuple
prend l'alarme,cent perſonnes ſont foulées .
aux pieds , les croix & les bannieres
ſont renverſées , & une douzaine de fem
mes & d'enfans ſont étourtés. -

Cependant le P. Hugues réfléchit que


Vankriecken reſpire , dans un cachot,
mais qu'il en ſera bientôt tiré pour être
interrogé , & qu'il va révéler ſes for
faits. Dans cette terribie anxieté il vole
chez les Uiles Charlier, il leur ouvre
ſon cœur , elles ſaiſiſſent avec ardeur
( 2I4 )
l'oeeaſion de fe venger de Vankriecken,
, elles envoyent chercher Goens, Pappaers
& Buelinck. Elles déclarent que Van
kriecken s'eſt vanté publiquement d'avoir
, eu leurs faveurs , elles demandent la tête
de ce malheureux , le pere Hugues les
encourage au meurtre, & leur demande
vengeance au nom de Notre-Dame de
Laeken contre laquelle il a publique
ment blaſphêmé. L'amour & le fanatif
me les animent également ; le pere Hu
gues marche à leur tête , le crucifix en
main ; il vole à la priſon, une troupe
de ſcélérats les ſuit : on force fon ca
chot , on le traine par les cheveux de
vant l'égtiſe de St. Nicolas. Le P. Hu
gnes a l'impudence de lui donner l'ab
ſolution, & feint de vouloir le ſauver,
on l'arrache de ſes bras, Buelinck tire
de ſa poche un colllier de ſer, y atta
ehe une corde , Goëns lui paſſe le col
lier de fer au col , on l'éleve, on le
pend au reverbere , Buelinck & Pappaert
Je tirent par les pieds, la corde caſſe,
il ſe débat, il palpite , Pappaert le prend
par les cheveux , il aſſujettit ſa tête
( 2I5 )
ſur les genoux de Goëns, & la ſcie in
humainement. - -

Op den Bosch, boucher, s'empare


de ſa tête & l'éleve ſur une pique.
De Jode, porteur dans les ventes ,
lui coupe une oreille, & la montre au
peuple comme l'oreille d'un Vonckiſte.
Klynen Vankryk lui perce le cœur
avec ſon ſabre, & va promener ſa tête
dans la ville.

Buelinck, Coens & Pappaert l'accom


pagnent, & les premieres auxquelles ils
font hommage de ce ſanglant trophée ſont
les Demoiſelles Charlier : elles ſe met
tent à leurs fenêtres , battent des mains
à cette horrible vue , crient à haute voix :
Bravo, il faut traiter de même tous
ces coquins de Vonckiſtes.
Lecteur, tu frémis d'horreur à cet
affreux récit, une ſcene plus horrible en
/ core t'attcnd.
Le pere Hugues marchait à la tête
des bourreaux , il les mene ſous les fe
nêtres de Babet : Babet déſeſpérée , in
quicte pour ſon amant , entend les eris
d'une populace effrénée, ſon cœur ſe
glace , elle vole à ſa croiſée , on.lut
( 216 )
préſente la tête de ſon amant, elle tom
be roide morte. Quand on eut donné à
tout Bruxelles le ſpectacle horrible de
la tête de l'infbrtuné Vankriecken, on
la porta aux Capucins qui la planterent
au milieu - de leur jardin , & qui pouſſe- |
rent la barbarie & le rafinement de
cruauté, juſqu'à fe rendre tous les jours
en proceſſion autour de ce trophée du
fanatiſme , & qui la frappaient à coups
redoublés,
Le P. Hugues monta le lendemain en
chaire à Laeken & remercia publiquc
ment la ſainte Vierge du miracle qu'elle
avait opéré en faiſant découvrir un Vonc
kiſte impie & royaliſte.
Voilà le ſnectacle que les moines d bn
nerent aux Bruxellois le 6 octobre 179o.
Il excita l'indignation de tous les ci- -

toyens honnêtes, & la tête de Vankriec


ken en tombant fit cheoir le vanderno
tiſme & le monachiſme.
Van Eupen ſentit le premier que
ſon regne était paſſé : dès ce moment,
il ne s'occupa plus que d'aſſurer ſa re
, traite. ll fit ſon traité ſecret avec le
comte de Mercy qu'il fut trouver - fe
CI'CtC lllCIlt
( 217 )
eretement à la Haye : le comte lui pra
mit une amniſtie pour lui , Vander
Noot & la Pineau, à condition qu'ils
employeraient tous les trois les mêmes
moyens dont ils s'étaient ſervis pour ſou
lever le peuple, à le faire rentrer tranquil
lement dans le devoir. Van Eupen s'y
engagea. De retour de la Haye il nous
aſſembla tous chez la Pineau ; Van
der Noot nous y fit des remercimens les
larmes aux yeux, en nous déclarant les
engagemsns pris avec Monſieur de Mer
ºy. Il diſtribua beaucoup d'argent à Ge
rard, à Vanhamme, à Deslondes, à
Vander Hague, à Françuen & au comte
de Liminghe. Il promit à Nicolas Du
Pont , capitaine des capons du rivage,
& à Antoine Deur, capon du rivage &
leur caiſſier, de leur délivrer 4ooo flo
rins le jour que les Autrichiens entre
raient dans Bruxelles, s'ils ſe tenaient
tranquilles. Vanhamme & Deslondes de
manderent à ſe retirer, on leur donna
tous les paſſeports néceſſaires. Pour ce
miſérable Franquen il eut l'impudence
de reſter, il la pouſſa plus loin enco
re , puiſqu'au riſque d'être haché en
Tome II. T
- ( 218 )
· morceau , il demanda à faire la police !
de la ville le jour même que les Autri
chiens y rentreraient, & il l'a fit, &
perſonne n'a vengé ſur cet exéerable co
quin les inſultes & les outrages faits
pendant l'eſpace entier d'un an aux meil
ieurs citoyens, qu'il a trainés dans les
-caehots.
Pour moi, je fus dépêché au général
Schoenfeld, auquel je portai 12 cent
louis en or, avee l'ordre d'évacuer Na
· mur , auſſi-tôt que les Autrichiens s'y
préſenteraient , & de laiſſer débander
1'armée. -

"Tout s'exécuta d'après ce plan : d'a


bord Léopold publia ſon manifeſte dans
lequel il pardonnait aux Belges leur ré
volte , leurs accordait une amniſtie gé
· nérale, & leur promettait la pleine &
-entiere exécution de la Joyeuſe entrée,
s'ils poſaient les armes le 2 I novembre.
· Vander - Noot, d'après les conven
tions ſecretes arrêtées à la Haye, ſou
tint ſon rôle juſqu'au dernier moment.
1
Le 2 I à dix heures du ſoir , il refuſait
-encore de reconnaître Léopold pour ſou
•verain, & pour donner le change a«
( 219 )
peuple, il fit proclamer l'archiduc Char
les, le troiſieme fils de Léopold, Due
- de Brabant,
• Le 22 les Autrichiens s'avancerent
ſur Namur, que Schoenfeld évacua auſſi
tôt , ſe repliant ſur Bruxelles. Le géné
ral Bender entra dans Namur ſans avoir
· tiré un coup de canon..
Le 26 on afficha dans Bruxelles que
Namur s'était rendu la veille aux Au
trichiens, on liſait au bas de l'affiche
que les Etats de Brabant n'avaient fait
& ne feraient aucun accommodement ;
·Vander Noot parcourut la ville â che
val pendant toute la journée.
: Le 27, on rendit la liberté à tous
les priſonniers connus ſous la dénomi
nation de vonckiſtes & royaliſtes qui ne
forment plus qu'un même parti dont le
duc Durſel eſt le chef. Lc peuple était
furieux , il menaçait de maſſacrer les
Etats & le Congrès : les moines vou
lurent eſſayer une proceſſion du ſaint Sa
erement , ils furent hués.
Vander Noot pour achever de don
ner le change aux Bruxellois rendit pu
-blique cette - déclaration. - . . -

- T 2,
( 22o
Le ſouſſigné déclare ſur ſa parole *
d'honneur, que la reddition de Namur |

s'eſt faite à ſon inſu, que la capitula


tion qu'on dit avoir été faite par les
Etats de Namur eſt nulle, parce qu'elle
eſt diamétralement oppoſée à l'ačte d'u
nion du 11 janvier 179o. Il oſe eſpérer
que les vrais patriotes redoubleront de
courage pour empécher les ennemis de
pénétrer plus avant dans notre pays ;
qu'ils n'ajouteront pas foi aux faur
bruits qu'on répand, & il les aſſure
qu'auſſi longtems que les patriotes reſte
ront unis, ils auront lieu d'eſpérer que
leur amour pour la patrie ſera couronné
de la viôoire. Fait à Bruxelles le 27
Novembre I79o. jVander Noot.
Cependant les Bruxellois ouvraient
les yeux, le peuple même reconnut qu'il
était trompé & trahi , & que la préten
due réſiſtance de Vander Noot n'était
qu'une fance jouée : dans ſa fureur il vou
lut ſe venger ſur les ſcélérats qui l'a
vaient indignement vendu, ils allerent
en foule attaquer la maiſon de Vander
Noot & de la Pineau, mais il n'était
plus tems ; dans la nuit du I au 2. dé
(-221 )
•embre, les Duumvirs & la Pineau dé
guiſés en capons, s'étaient jettés dans
. une barque , & étaient arrivés à Malines
d'où ils ſe rendirent à Lier. Je les ac
compagnai dans leur fuite, de ſorte que
je ne fus point témoin de l'entrée des
Autrichiens dans Bruxelles.
· Le peuple furieux d'avoir manqué
Vander Noot, fe porta à la maiſon de
eampagne de ſon frere à Anderlecht , la
pilla & brûia le buſte naguere tant ho
noré du divin Vander Noot. Ce buſte
· qu'il avait promené ſur un char de triom
phe dans toutes les rues de Bruxelles,
ee buſte devant lequel il fallait ployer
le genou dans tous les cabarets , ee
, buſte enfin qui, au rapport du plat Van
derhague, avait fait un miracle.
Au milieu de tout ce déſordre, c'était
VA

une choſe plaiſante à voir que l'ardeur


avec laquelle travaillaient tous les pein
tres à groſſes broſſes : on voyait partout
depuis la révolution des lions noirs,
rouges ou jaunes, tous ces lions diſpa--
raiſſaient pour faire place aux aigles.
linfin le 2 décembre fut le dernier
T 3
( 222 )
jour de la révolution belgique , & l'arif
to théocratie brabançonne reçut le coup
de la mort après un regne d'une année
moins huit jours. -

A neuf heures du matin on annonça


aux portes l'arrivée des troupes impé
riales. M. Moulholand, ſous-lieutenant,
entra ſeul à cheval dans la ville en def
cendant par la rue de la Magdelaine ;
la foule l'environna auſſitôt , en criant
»ive Léopold, les mouchoirs furent dé
ployés, les chapeaux jettés en l'air, &
les applaudiſſemens ſe firent entendre de .
toutes parts. V.

M. Moulholand ayant fait figne qu'il


voulait parler au peuplc, il ſe fît autour
de lui un profond ſilence. Alors il dit
à haute voix : Mes amis, il eſt défendu
aux troupes impériales ſous peine de la
vie, de moleſter, ni fuire le moindre
tort à aucun citoyen. Les acclamations
redoublerent , & le jeune officier fut
porté en triomphe à l'hôtel de ville , où
il répéta ſa déclaration.
Auſſitôt toutes les cocardes patrioti
ques diſparurent , & I'on ne vit plus un
ſeul uniforme de volontaire.
( 223 ) -

. Les magiſtrats en corps allerent au


devant des troupes impériales, & pré
fenterent les clefs de la ville au com
mandant, -

A dix heures les Autrichiens entrerent


par la porte de Namur, & s'empare
rent de tous les poſtes & des corps-de
garde. - 2
Mais , mon cher lecteur, qui crois
- tu qui faiſait dans ce moment la po
lice de la ville : c'était Françuen.Après
ee mot je n'ai plus rien à te dire, il
te peint la contre-révolution. , --
· P. S. En qualité d'hiſtorien je dois
· faire part à mes lecteurs de mes, ſen
timens ſur la révolution belgique : il
s'en faut bien que je la regarde comme
\
terminée. Le germe de la révolution a
pouſſé de profondes racines dans ces
belles provinces. Elles ſeraient libres mal
gré tous les efforts de l'Autriche, ſi
elles étaient reſtées unies, & qu'elles
euſſent eu un chef autre que Vander
Noot. Je le répete encore , il n'a man
qué aux - Belges qu'un chef guerrier. Si
M. le duc Durſel ſe tût mis à leur tête,
je ne doute pas qu'il n'eut réuſſi à ren
( 224 ) -

dre la Belgique indépendante en s'unif


fant à la France & aux Liegeois , & en
foudoyant les Pruſſiens, les Anglais &
les Hollandais. Mais que Léopold y
prenne garde, ce que le duc Durſel n'a
pas voulu faire, un autre peut le ten
ter ; il exiſte toujours une mine ea
chée qui éclatera au premier jour : la
cocarde patriotique a diſparu, mais le
patriotiſme exiſte encore, Vander Noot
m'a montré à Lier, une liſte de plus de
2ooo conjurés ; avant de partir de Lier, il
y a eu une affemblée ſecrete où l'on s'eſt
juré ſur la bible & ſur le fer, de mourir
libres, & d'exterminer les Autrichiens.
Qu'ils prennent garde aux Vêpres Si
siliennes, & qu'ils n'oublient jamais qu'il
n'y a pas de poignards plus dangereux
que ceux qui ſont cachés ſous une fou
ta1le.

Je leur dénonce comme conjurés. ...

Je leur dénonce comme conjurés tous


les gens portant calottes, ſoutanes &
frocs. •.

*,
| {.22 )
Je ſeur dénonce comme conjurés tous
les membres du ci - devant congrès &
Etat.
Je leur dénonce comme conjurés tous
ceux qui ont porté l'habit de volontai
res, & notamment ceux qui , à Bruxel
· les , formaient la compagnie des ehaſſeurs
commandée par le comte de Liminghe
& celle des francs-coquins commandée
par l'archi-coquin Franquen.
Je leur dénonce enfin comme conju
rés, forcenés & enragés , les gardes-du
corps de ſon Excellence H. Vander
Noot, les aſſaſſins de M. Van Schelle,
de Mad. du Buiſſon , de M. le duc
Durſel & de l'infortuné Van Krieckee
" c

#
*
( 226 )
XA%'º'º'º'º'º'º'º'º.P.'º,'º.88.8.8.8.a.x
· DIXI EME R A P P O R T.

Jacques le Sueur ſe reire à Liege :


véritable cauſe de la révolution lie
- geoije : tableau rapide de cette révo
- lution & de la contre - révolution.
Parallele des Liegeois-& des Bra
bançons.
•,

• . De Liege le 12 janvier-17gr. .
-- -

La politique a donc ſes modes com


me la toilette, & elles ſont preſqu'auſſi
paſſageres que celles que le génie de la
Bertin, créait tous les huit jours pour
Marie-Antoinette.
L'année 1789 fut l'année des révolu
tions. Ce fut le 14 Juillet 1789 que
les héros de Paris enfoncerent les por
tes de la Baſtille qui étainet ouvertes ;.
ce fut le 18 Juillet 1789 que les braves
Liégeois arborerent la cocarde patrioti
que, ce fut le Io Décembre de la même
année, que les ſaints moines brabançons
' ( z27 )
ehaſſerent de Bruxelles - les fiers Autri
chiens , & les repouſſerent.au- delà - de
la Meuſe.
Petit à petit ce torrent d'indépendan
ce s'écoule , je viens de recevoir les der
niers ſoupirs de la liberté belgique, je
me ſauve à Liege , je la trouve agoni
ſante , & pour peu que je prenne la poſte
j'arriverai peut-être aſſez tôt à Paris pour
aſſiſter à ſon enterrement ; Ainſi ſoit-il :
je le dis de bon eœur, car je ſuis bien
las de cette maudite liberté : à moins
d'être un Mirabeau ou un Van Eupen,
il n'y a pas de l'eau à boire pour un
homme de génie , & malgré tous mes
talens, je ſuis ſur le pavé, je ne ſais à
qui adreſſer ce rapport, je ne vois pas
un miniſtre qui veuille me le payer ; ma
foi, vive le deſpotiſme pour les eſpions,
les eſcrocs & les gens d'eſprit : eh bien,
Monfieur , mon libraire, c'eſt donc à
vous que je l'adreſſe, vous ne payez pas
comme un homme - d'Etat , mais vous
êtes un brave homme, & l'un vaut bien
l'autre.
Un hiſtorien très fécond ; qui n'eſt pas
un grand écrivain, M. Richer, a fait un
( 228 )
livre intitulé : les grands effets produits
Par les petites cauſes. Il pourra ajouter
un chapitre à ſon ouvrage au ſujet de
la révolution liégeoiſe , & je vais lui
tailler ſa bcſogne. - -

Je préviens mon lecteur, que dans ce


Drame je ne ſuis plus acteur, comme
ſur le grand théâtre de Bruxelles ; mais
ſimple ſpeciateur ; auffi ne doit-il atten
dre de moi qu'un récit rapide, mais
fidele de ce qui s'eſt paſſé, à Liege. Je
ne m'appeſantirai pas même ſur des faits
ehronologiquement conſignés dans tou
tes les gazettes & ſi bien préſentés dans
de Journal de Monſieur le Brun que je
regrette de tout mon cœur, quoiqu'il fut
toujours rheteur & pédant, qu'il n'eut
jamais le petit mot pour rire, & que
ſa plume reſſembla toujours à une verge
prête à corriger tous les potentats de
l'Europe. - -

Je l'ai dit au commencement de mon


euvrage , je- ne ſuis point homme de
lettres, je ne ſuis point auteur, voilà le
premier - ouvrage que je fais imprimer,
je n'ai jamais écrit que pour de l'ar
gent, & ne trouvant perſonne qui veuille

( 229 )
me payer ce rapport, je le fais pour
mon plaifir, & pour celui de mon lec
teur tel qu'il foit.
Un prélat croſſé, mitré , a une grande .
· diſpute avec un peuple plein d'énergie,
dont il ſe trouve par haſard fouverain ,
parce qu'il a plu à ſes confreres les no
bles chanoines du noble chapitre de
Liege de le choifir pour évêque de
Liege ; autant vaut cette maniere de
monter ſur un trône , que de s'y trou
ver porté , parce qu'on a eu le bonheur
| de naître fils ou petit fils de Roi.
On s'imagine peut-être que cettte dif
pute entre un peuple dévot, mais ſans
_ Prétromanie, & un ſaint évêque fouve
rain, vient ſur quelque dogme de re
ligion, quelque rite d'cffice , ou quelque
droit ſpirituel ; point du tout : il n'y a
rien de ſpirituel dans toute cette diſpute,
ce n'eſt ni pour Dieu, ni pour ſes ſaints,
ni pour une égliſe qu'elle s'eſt élevée :
mais pour un Wauxhall, un Biribi , &
deux banquiers de pharaon dont l'un tail
lait pour le profit de S. A., l'autre vou
lait tailler pour ſon profit.
- Le village de Spa eſt le plus beau
( 23o )
fleuron de la couronne de S. A. Mgr,
l'évêque-prince de Liege : toute l'Europe
connait Spa, toute l'Europe y a verſé
des pleurs & de l'or ; les Princes-évê
ques de Liege avaient accordé à une
compagnie de ſociétaires redeutables , le
droit exelufif-d'y dépouiller toutes les
dupes de l'univers, moyennant une pe
tite rétribution de 72 mille florins par
an : la compagnie exerçait à merveille
ſon privilege , il n'y avait aucun repro
che à lui faire : jamais Mandrin ni Car
touche n'ont mieux fait leur métier , que
M. de Laux , propriétaire privilégié de
la redoute de Spa. Ce qui lui valut
même ce calembour que lui fit M. le
chevalier de Fagan en préſence de deux
cents perſonnes : Savez-vous M. de Laur,
ce que les honnêtes gens dijènt & répe
tent, c'eſt que ſi Sodome a péri par de
feu, Spa périra par de l'eau.
Cependant les flots d'or qu'apportaient
en. tribut à la redoute tous les joueurs
de l'Europe exciterent des envieux au trop
heureux de Laux. M. Levoz s'étant aſſocié
un brave chevalier français nommé le
eomte de Rice, qui ſe fit fon Don Qui :
( 231S)
°hotte, éleva en dépit de de Laux &
de ſon protecteur le prince évêque, &
de ſon privilege excluſif, & de ſa ſo
ciété redoutable , un Wauxhall à Spa.
| Ce comte de Rice, joueur comme Cha
pelier, roué comme Mirabeau, fameux
| dans les tripots, célebre dans : les bou
doirs , venait de donner un nouveau luſtre
à ſon nom en tuant- en duel, on ne ſait
pas trop comment, le vicomte du Barry,
fils de l'illuſtre comte Jean.
Le prince-évêque & de Laux d'un cô
té, Devoz S. le comte de Rice de l'au
tre, porterent leur procès à la ſacrée
chambre de Wezlaer arbitre ſouveraine
des mille & un ſouverains de l'Empire
germanique tant grands que petits , il
y eut,comme on s'en doute bien , grand
nombre d'incidens tantôt favorables , tan
tôt contraires au prince évêque, & Levot
& de Laux , las de, ſe faire une guerre
inutile , finirent par partager à l'amia
ble l'or de leurs nombreuſes dupes. - ;

Mais une affaire particuliere était de-:


venue-par l'opiniâtreté du prince , & la
mal-adreſſe de ſon conſeil, une affaire.
publique. De Laux n'appuyait ces préº,
*

( 132 )
tentions que ſur un privilege exclufif
qu'il tenait du ſouverain ; Levoz eut la
méchanceté d'avertir le peuple que ſon
Souverain n'avait pas le droit de don
ner des privileges exclufifs, & qu'il por
tait atteinte à ſes droits, à ſa conſtitu
tion, à ſa liberté : eette étincelle tomba
fur un baril de poudre : les Liegeois ont
1a tête aufſi chaude que le cœur , & les
Allemands les peignent par ce Dičton: le
Liegeois eſt monté ſur un cheval en -
rage. -

Liege avait dans le moment ſon Mi


rabeau , c'était le jeune Baſènge connu 4

par l'injuſte perſécution qu'il avait éprou


vée pour avoir adreſſé quelques vers flat
teurs à l'abbé Raynal, & dont le ſacré
chapitre lui avait fait un crime. -

- Baſenge ſaiſit cette oceafion de ſe


venger : il appelle d'une voix tonnante
les peuples à la liberté ; il enflamme leur
eoeur du feu du patriotiſme. Il rappelle
a u Liégeois qu'il a ſeul le droit de choiſir -
ſe s magiſtrats : ſa voix eſt entendue, le
peuple ſe réveille, les deux bourg meſtres
d Ghaye & de V llenfange nommés par
le prince-évêque, ſont dépouillés par le
, ( 233 , • A

peuple de la toge municipale , il en re


vet MM. de Fabry & de Cheſtret que
leurs mœurs, leur probité , leurs vertus
& leurs talens rendent chers à la ration.
La cocarde patriotique eſt arborée ; le
prince-évêque eſt amené comme Louis
XVI à l'hôtel-de-ville , comme Louis
XVI , il y prend la cocarde patrioti
que, comme Louis XVI, il reconnait
les magiſtrats créés par le peuple, ccm
me Louis XVI il ſarétionne toutes les
atteintes pcrtées à ſes droits & à ſa
fcuveraineté, mais plus heureux que
Louis XVI , il échappe à ſes fujets ré
voltés , il ſe retire à Treves , il porte
ſes plaintes à la chambre de Wetzlaer,
elle lance l'anathême coLtre les Liegeois.
Les Electeurs de Treves , de Mayence ,
de Cologne ſont chargés d'exécuter ſes
ſuprêmes décrets & de rétablir le Prin
ce Evêque ſur ſon trône ; les troupes exé
trices marchent, les Liegeois s'arment &
les repouſſent : le Roi de Pruſſe ſe rend
médiateur entre l'évêque & ſon peuple ;
un inſtant il ſemble ſoutenir la cauſe de
l'humanité ; il force Léopold à ſigner à
Reichenbach une paix honteuſe avec le
*
º

- | ( 234)
Ture & à reſpecter les droits des Belges
& des Liegeois ; mais Leopold va pren
dre à Francfort la couronne impériale,
les Electeurs ne la poſent ſur ſa tête qu'à
la condition de ſoumettre les Liegeois
après qu'il aura vaincu les Belges. Léo
pold promet, tout ; . Frédérie retire aux
Belges & aux Liegeois ſon bras protec
teur : l'aigle d'autriche s'élance ſur la
Belgique, les Belges tombent aux pieds
de Léopold, les Liégeois ſe jettent dans
ſes bras, & la paix replante enfin l'olive
ſur les rives fortunées de la Meuſe &
de l'Eſcaut. Le bonnet de la liberté diſ
· parait, les peuples reprennent leurs fers,
S& les ſouverains leur deſpotiſme.
T'elle eſt l'hiſtoire dc la révolution
belgique & liégeoiſe : mais le Lapon gla
cé eſt moins différent de l'Africain brû
lant que le Liegcois ne l'eſt du -Bra
bançon : ce Brabançon eſt fait pour l'eſ
clavage, le Liegeois eſt digne d'être li
bre ; l'Europe a vu avec indignation les
convulſions fanatiques du Belge, & les
ennemis même de l'Eburon ont applaudi
à ſon énergie & à ſon courage : pendant
ºes courts inſtans d'indépendance de ſes
( 235 ) - - -

peuples, l'un s'eſt agenouillé devant un


prêtre tartuffe & un ſcélérat crapuleux ;.
l'autre a marché à la gloire & à la li
berté, à la voix de deux citoyens qui
ne ſe ſont diſtingués que par des ver
tus, des mœurs, & le plus pur patrio
tiſme. Eh ! quel ſort différent attend ces
deux pcuples ? le Belge fanatique a pour
ſouverain un grand homme, le Liegeois
•ourageux obéit à un prêtre.
J'ai arraché les maſques aux impoſ
poſteurs qui trompaient les peuples , qui
abuſaient de leur crédulité pour les plon
ger dans l'abîme : j'ai nommé tous les
ſcélérats , je n'ai point menagé des hom
mcs que je mépriſe; aucune conſidération
n'a arrêté ma plume, j'ai dit la vérité.
I1 eſt tems à mon tour d'ôter mon maſ
que, je ſuis :
Devine ſi tu peur, & choiſis ſi tu l'oſes.

F I N.
-


****

You might also like